Je me souviens

N.B. : les conseils pour manipuler les sites sont en vert ; les passages entre [ ], quand il ne s’agit pas d’écriture phonétique, n’engagent que le rédacteur, jusqu’au  bûcher exclusivement.

Un processus humain

avec ses créations individuelles

s’insérant dans un groupe

 

Avant-propos : le sens étymologique

Le sou-venir vient par-dessous, comme traversant l’obstacle qu’est notre moi physique, banal ; par son retour en arrière (repris au cinéma par le flash-back), il nous fait quitter notre conscience du présent.  Il est amusant au reste que l’informatique, d’une seule variation de voyelle (RAM et ROM, en anglais puisque les ordinateurs sont américains) nous renvoie, sur la mémoire, à nos interrogations personnelles les plus profondes, voire les plus dérangeantes : la RANDOM ACCESS MEMORY (accès aléatoire à ce qui est en mémoire) évoque bien une remontée brutale, en fait un rapprochement (cf. la trop célèbre petite madeleine de Proust) qui permet au fantasme ou au refoulé de s’ex-primer, la READ ONLY MEMORY (lire seulement tout ce qui est en mémoire) implique que l’on n’oublie en fait rien , malgré l’impression de tri, voire que l’on peut être esclave de sa mémoire au point qu’elle occulte notre présent, et que notre passé nous empêche d'envisager le futur, donc de vivre.C'est bien ce qui arrive aux condamnés, après l'attentat manqué, en 1971, à Skhirate contre le roi du Maroc Hassan II; effacés, ensevelis, engloutis dans le bagne de Tazmamart, ils sont reclus dans leur cellule individuelle trop basse pour tenir debout, sans jamais de lumière: la mémoire de leur passé les tue, à lire le témoignage d'Aziz à qui Tahar Ben Jelloun prête sa plume, dans Cette aveuglante absence de lumière, 2001 (extrait1. suite -texte informatiquement en diptyque, désolé); IN MEMORIAM: 28 survivants sur 53 condamnés, après 18 ans de réclusion  + 2 ans avant dans la prison de Kenitra...

Ce qui nous renvoie  à deux idéaux contradictoires :


  •   l’encyclopédiste qui se souvient de tout, (en encerclant toute la connaissance) avec le mythe de Pic de la Mirandole (descendre, après avoir lu sa biographie, sur la dispute romaine [ le site lui-même est intéressant, mais on aimerait qu’il affiche plus clairement « d’où il parle »]), lui qui aurait été le dernier homme à savoir tout sur tout, donc à pouvoir dire : « je me souviens de tout ». Ce qui est mal connaître l’ « hybris », l’orgueil humain ; nous n’en voulons pour preuve que cet article paru dans le mensuel Notre temps, de Novembre 2015, intitulé l’as de la mémoire et qui propose comme site

http://www.premierparallele.fr/livre/lhommequisesouvientdetout

Ce rempart, bien que dérisoire, ne peut que rassurer leur lectorat du troisième âge, voire du quatrième (quand il n’a pas oublié la lecture elle-même), lui dont une des angoisses les plus profondes est  celle de tout oublier : hélas, les candidats à Alzheimer  y font florès.


En revanche, aux antipodes de l’homme omniscient :

.Ceci nous amène au

l. cadre nécessairement humain

Ce qui différencie l’homme de l’animal, n’en déplaise à J. Derrida dans L’animal donc que je suis, est :

De fait, c’est pour pallier le peu de performance de nos propres sens que nous avons développé toute une série de produits et d’objets (cf. Ces objets qui nous envahissent, objets cultes, culte des objets) afin de conserver la mémoire, les acquis, s’appuyer dessus pour progresser (donc sans avoir à recréer à chaque fois la roue); entre autres matériaux: (compte non tenu bien sûr du support peu fiable qu'est le cerveau)

1. l'argile


des plaques en argile faciles à inciser, ce dans un but utilitaire, initialement : les premières  traces écrites en cunéiformes  (descendre au-delà du kudurru) chez les Sumériens sont en fait des tables comptables qui permettaient  aux prêtres du temple de réclamer, chaque année, les victimes attendues aux paysans qui exploitaient la terre (appartenant donc au dieu du temple, dont les prêtres-scribes géraient le bien). ci-contre, une tablette de rations alimentaires, au Louvre-Lens). Par ailleurs, casser une tablette en deux et remettre un morceau à chacun des deux contractants rendait le contrat indiscutable (les deux bords de la fracture se complétaient forcément), de s’en souvenir.

C’est le même utilitarisme que l’on retrouve dans les tablettes écrites en Linéaire B , cf. p. 29 et 30, très éclairantes. Ci-contre, une tablette d’argile de Mycènes, au Musée d’Athènes, n°7703 (MY Ge 604) ; elle provient de la « Maison des Sphinx», XIIIème  av. J.- C. (sans doute un atelier palatial, vu sa taille et les divers débris qui y ont été récoltés : cette activité implique une organisation administrative [fortement consommatrice de supports pour l’écrit, cf. à Rouen, le plus haut bâtiment de la rive gauche est la tour des archives…] qui ne peut être efficace qu’en suivant précisément la production, d’où des pièces comptables) ; cette tablette appartient à un groupe d'inscriptions traitant de productions agricoles, et mentionnant spécifiquement des herbes aromatiques (cumin, coriandre, fenouil, sésame, peut-être du safran) associées à des noms masculins (ouvriers ?).


  2. le papyrus

  En Egypte, le papyrus (matière végétale enroulable une fois travaillée, d’où le VOLUME(N), cf. la Torah hébraïque) réduit la concision et induit la création d’une caste immémoriale, celle des scribes, chargés en fait de la conservation de la mémoire du temple : ci-contre « le scribe accroupi », au Louvre, même s’il ne semble pas que ce fût un simple scribe qui soit représenté ainsi ( car qui chercherait à s’en souvenir ?): Il arrivait que les personnages importants soient sculptés dans cette position ; ce serait donc un fils d’un Pharaon de la 7ème dynastie. Lieu d’origine : Saqqarah. Il écrit sur un volumen de papyrus partiellement déroulé, et sa main droite tenait avant (il y a un trou entre le pouce et l’index) un calame (ce terme a donné « chaume » en français pour la matière, et « chalumeau » pour la forme. Pour plus de détails iconographiques…) Les bas-reliefs historiques certes sont d’une pérennité nettement plus performante (le cartouche  du Pharaon (la dynastie 4 présente ceux de Khéops, Khephren et Mykérinos, donc des 3 pyramides de Gizeh) permet qu’on se souvienne de ses droits de propriété ou de fondateur), mais se prêtent mal aux petits détails de la vie quotidienne. Pourtant essentiels. Par ex. il fallait bien réaffecter une surface bien déterminée aux responsables de son exploitation, après la crue annuelle du Nil, fertilisante certes grâce au limon ainsi déposé, mais problématique quant à la répartition des terres à cultiver en cas de dissension. D’où les progrès en calcul et en géométrie pratique, cf. les Pyramides elles-mêmes

·Donc, le souvenir, qui par définition entend rester, se marque souvent dans

3. la pierre

Retour aux pyramides, tombes de pharaons (pas tous, cf. la Vallée des Rois); mais c’est un leurre malgré le sphinx comme gardien : il importait seulement que le corps soit sauf pour assurer la survie du pharaon après la mort (et par proximité physique, celle de ses proches, ici au pied de Mykérinos, les trous en amande effilée correspondent à des barques solaires – pour le grand voyage, mais les mastabas sont les tombes de ceux – ou celles, plus rares - qui voulaient bénéficier de l’immortalité du pharaon [notons que nos 3 photos sont prises de Mykérinos en 1977 ; la pyramide serait de nouveau accessible pour les sportifs…]) ; Une survie assez charnelle, (cf. les tombes des empereurs chinois, dont la moindre n’est pas celle du premier empereur Qin !) : bas-reliefs illustrés avec des scènes de vendange, moisson, chasse, jeu, danses, abondance des représentations ou des statues de serviteurs censés poursuivre leur travail dans l’au-delà, conservation du plus rapidement putrescible dans les 4 vases canopes, momification très technique et très longue du corps conservé. Certes, les cartouches affichaient le nom du mort, mais non pour en perpétuer le souvenir, seulement pour en assurer l’identité et la propriété – d’où leur martelage, voire leur reprise au bénéfice d’un autre.


Ce n’est pas le cas pour les Romains où c’est le nom qui compte, comme le prouve l’inscription au fronton de l’arc de Septime-sévère sur le forum : toute sa titulature conserve la mémoire de ses succès militaires et politiques. En fait, le nom permet de connaître (si on est « noble » - NOBILIS en latin, c’est qu’on est connu ; ignoble ? Inconnu ; le terme est devenu péjoratif…) ; le nom lui-même dérive de la racine indo-européenne : *gno, la connaissance, d’où la gnose – connaissance sécrète de la Bible, le PRAENOMEN, le « prénom » devant le nom, et le COGNOMEN, le « surnom », dans l’onomastique latine, d’où CAIUS JULIUS CAESAR, soit  son prénom, le nom de sa GENS [grosso modo famille], sachant que le fils d’Enée, lui-même fils de Vénus, s’appelait JULIUS, le surnom repris de son aïeul, lui-même de son trisaïeul, lui-même de son quinquisaïeul ; pour plus d’information, aller sur les « TRIA NOMINA. » (Le site est ascétique [ comme nous, il privilégie le contenu, qui n’est pas défiguré par des fioritures parasites]. L’étymologie des appellatifs en latin y est  fascinante) ; on ne survit qu’autant qu’on laisse un nom, une trace dans la MEMORIA collective, (chez les Grecs comme chez les Romains) d’où le vandalisme avant la lettre d’Erostrate qui, pour qu’on se souvienne de lui, brûle une des sept Merveilles du monde, le temple d’Artémis – Diane dans la mythologie romaine - à Ephèse en -356 ; une coïncidence : d’après Cicéron, cet incendie eut lieu le jour même de la naissance d’Alexandre le Grand… Tout est bon pour le souvenir ! Sartre donnera ce nom à la troisième nouvelle de son recueil, Le Mur (paru chez Gallimard en 1939), où son personnage tire dans le tas . Heureusement, pour perpétuer le souvenir, il y a d’autres moyens, plus estimables, comme donner son nom à des villes (Alexandrie), dresser des arcs de triomphes, ou édifier sa propre tombe en marbre à un endroit fréquenté ;

c’est ainsi que les chemins qui mènent à Rome, particulièrement la voie APPIA, font office de cimetière ; celui qui lit l’inscription commémorative fait revivre, à la lecture, le nom du défunt, le lecteur bénévole est censé ainsi se souvenir de lui ; pour mieux attirer l’attention de ce quidam, on fait assaut de majesté, voire d’originalité dans la réalisation de son monument (qui en aucun cas ne fait partir de l’héritage, comme explicitement précisé la plupart du temps !) ; ainsi, Cestius (photo supra ; désolé ; « je me souviens » que, déjà en 1971, on n’échappait pas aux fiats) voit son nom subsister par delà les siècles, retenu car reconnu grâce à sa tombe en forme de pyramide, à Rome ; cette structure remarquable par l’inclinaison de ses pentes est en «  béton » recouvert de plaques de marbre et pourvue des informations nécessaires via deux inscriptions; les épigraphistes (historiens spécialisés dans l’étude des inscriptions ; N.B. : les paléographes s’occupent, eux, des écrits anciens, comme l’indique leur nom ; c’est avec ce type de sciences humaines que l’on peut se souvenir, sans trop d’erreurs, du passé…) comme les adeptes de la prosopographie (étude d’un milieu social, souvent de pouvoir, via ce qui peut caractériser ses membres et leurs relations/intérêts interpersonnels) s’attellent (un travail de romain ?) à un matériel de choix avec les très nombreuses inscriptions tombales romaines où le responsable de l’édification du tombeau se souvient de son(ses) mort(s), voire de lui-même, et veut qu’on s’en souvienne ; les liens – ou renvois ? - les plus pertinents pour notre thème sur le site ci-dessus : commentaires divers , épitaphes = «  inscriptions sur un tombeau » -  littéraires et enfants – où malgré la 3ème personne de rigueur affleure la présence, souvent  frémissante dans sa déploration, d’un « je » en deuil.

En fait, la tombe se veut permanente ; massive ici sur la via Appia : son parement de marbre, comme souvent sur les monuments romains, a en partie disparu, récupéré par les chaufourniers pour fabriquer leur chaux < mot latin CALX, obtenue par calcination de pierre calcaire), au rebours de la crémation avec dispersion des cendres, symbole de disparition assumée, de fusion dans le grand tout… ou rien ; N.B. : le COLUMBARIUM conserve les cendres dans une urne, avec le nom de l’incinéré(e) ; à Rome, les urnes des clients, affranchi(e)s, voire esclaves membres de la FAMILIA, se trouvaient à proximité de la tombe de leur DOMINUS/PATRONUS , comme si chacune disait : « je m(’en) souviens » ! ), les tombes, par leur pérennité affichée (cf. les concessions perpétuelles de nos cimetières – une belle fausse promesse) signifient bien, du moins au départ : « je me souviens que (i)ci-gît » … Car elles n’étaient pas prévues, au tout début, il y a 1 ou 2 millions d’années, par les morts eux-mêmes, cf. l’homme de Naledi, où 15 corps de sexe et d’âge différents ont été retrouvés au fond d’une grotte. Un puits des morts ? Ce besoin, profondément humain, de se souvenir des morts pourrait alors se satisfaire pleinement par le cénotaphe, un « tombeau vide » ? Que non pas ! Il s’agit de donner la « vraiment dernière demeure » au mort, et qu’il y reste bien (cf. l’expression « les restes) pour ne pas revenir importuner les vivants ! « Je me souviens… qu’il est bel et bien mort » ; c’est le rôle que joue la pierre tombale : quel mort aurait assez de force pour la soulever ? Et ceci est confirmé par la condamnation à mort des stratèges athéniens vainqueurs aux Arginuses : n’ayant pas eu le temps de récupérer, suite à une tempête, le corps des noyés, ils ont été condamnés à mort, nonobstant Socrate car, de toute évidence, un cénotaphe n’aurait pas suffi à contenir leur dangerosité pour la Cité ; cf. nos chapelles bretonnes aux marins péris en mer ; de même, mutatis mutandis, (en changeant ce qui doit être changé) le largage de fleurs sur le site d’un avion abîmé en mer, ou leur lancement en rade pour l’équipage que la mer a gardé avec son navire…

 


4. Cette conservation se fait aussi dans le métal

il y a de multiples masque funéraires en or pour assurer la pérennité du souvenir, dans de multiples civilisations : ci-contre celle de Lambayeque, au Pérou actuel.[Le lien du même en bas vers Bernard Gagnon apporte de belles sur-prises !], chinoise, égyptienne (dont le plus couru est celui de Toutankhamon), grecque (même si l’on peut émettre les plus grands réserves sur celui dit d’Agamemnon tant que le Musée d’Athènes n’aura pas accepté une étude métallurgique poussée de cet objet miraculeusement découvert en coup d’éclat à la fin d’une campagne de fouilles, par Schliemann revenant d’une absence à Athènes, d’où il a pu ramener cet objet [souvenir, quand tu nous tiens] (lui-même objet-culte pour tout grec !).


5. Le tissé ou le tressé

-   les linges en lin avec lequel les momies égyptiennes sont emmaillotées ; il sert de support, par la même occasion pour des passages du Livre des Morts (recettes magiques appliquées par le narrateur-mort) ; parfois même d’autres textes y sont reportés, d’où leur déroulement précautionneux par les archéologues ; c’est ainsi qu’à la basse époque, on retrouve des citations d’Homère, témoignage ô combien précieux pour les philologues.

-   les tissus de Nazca reprennent certaines des figurations animales peintes sur les poteries ou dégagées au sol mais seulement visibles du ciel dans les géoglyphes.

-   les kipou, tresses végétales avec des nœuds savamment calculés, qui conservent les informations chiffrées de l’administration des Incas ; nous avons donc les nombres, sans savoir à quoi ils renvoient… mais ce système d’aide-mémoire est plus ancien

-   la tapisserie de Bayeux commente dans un bandeau en latin la geste de la conquête de l’Angleterre par Guillaume face à Harold ; non contente de ne nous épargner aucun détail sur le juste destin de ce dernier, on y voit aussi passer la comète de Halley

-   le tartan des  écossais n’est pas de reste : il indique la généalogie de son porteur, son clan, mais ceci est d’origine récente !

-   n’a-t-on pas demandé aux citoyens français, suite aux attentats du 13 novembre, de faire oeuvre de mémoire en pavoisant leur demeure de leur drapeau national. En tissu, pour onduler, car vivant, se déployer, car conquérant, claquer au vent, car se vengeant.

6. le parchemin


La TGB de Paris (=Très Grande Bibliothèque) assume, tant que faire se peut, l’archivage du contenu du WEB, mais cette masse de documents risque fort de rester, au rebours des archives papier, à l’état de jachère : Déjà, certains sites en WEB 1.0 ne passent plus ou mal sur le WEB2 .0 ; qu’en sera-t-il avec un WEB n.0. C’est en fait le problème de tout ce qui est en –thèque : la cinémathèque chère à Jacques Langlois a bien failli disparaître ; au reste, le nombre des spectateurs des films en noir et blanc se restreint au cercle de plus en plus étroit des cinéphiles. Que dire des films muets,  que certains sonorisent, comme d’autres colorisent.

car c’est la matière elle-même qui s’est avérée la plus durable jusqu’à maintenant : réutilisée (la courbe d’une roche pour un dos d’auroch), retravaillée (par incision et jeux sur les contrastes de couleur) : nos gravures rupestres ne perpétuent-elles pas le souvenir de chasses réussies, pour en préfigurer d’autres ? Certains y voient même la conservation d’expériences chamaniques où ces « sorciers » se souvenaient de leurs rêves et de leurs consommation de psychotropes naturels. Ou le souvenir de cultes initiatiques ? Ici, le « je » nous échappe, certes, mais son souvenir reste gravé ou re-re-peint, avec l’empreinte de mains réitérées en signature ? C’est la raison pour laquelle ceux qui veulent réduire l’histoire à leur seule existence détruisent, en vandales [ainsi insultés car ces barbares étaient, eux, raffinés] qui  les deux bouddhas de Bâmiyân, qui Palmyre (tout en déterrant au bulldozer des vestiges à vendre) , qui le Krach des Chevaliers.

dans l'écrit lui-même (nous reviendrons sur les réalisations) : le vers, par son éternel « retour », le VERSUS, sur lui-même, permet de donner son éternité à un instant d’é-motion, étymologiquement : « mouvement en dehors » ; un des exemples les plus emblématiques, pour ne pas dire le plus couru, est Le Lac de Lamartine ;il incarne cet instant, par définition fugace, sporadique, dans la permanence paradoxale d’un texte qui, physiquement, s’écoule via le dis-cours, en fait en prose puisque ce mot vient du latin PRORSUS « en avant », alors que le vers, stricto sensu, contraint son flux sonore à remonter; via son

o   homorythmie par ex. le rythme de l’hexamètre dactylique, en grec, puis en latin –apparemment un très vieux rythme autochtone méditerranéen, pré-indoeuropéen, repris dans les épopées ; les plus anciens textes (compte non tenu, comme vu avant des pièces comptables initiales) s’y apparentent, avec leur rédaction  formelle bien marquée, cf. l’épopée de Gilgamesh avec son déluge, la Bible, l’Iliade et l’Odyssée, le Mahabaratha, notre Chanson de Roland, et d’autres textes antérieurs ; que ce soit en versets, en sourates ou en couplets, le « je me souviens » est assuré. Ne fait-on pas apprendre par cœur, sinon le texte sacré en son entier, du moins les prières les plus ressassées, en… kyrielle (sic !) ?[ Nous en resterons là pour les « esprits » étroits prompts à hurler au blasphème…]

o   voire son homophonie (=la rime en français), de fait un procédé mnémotechnique qui permet plus facilement la rétention du texte, comme le prouvent le refrain dans les chansons, et les reprises dans les comptines, d’où leur succès d’ailleurs auprès des enfants [nonobstant leur sens, parfois obscène]; à la ressemblance des sons correspond une fusion du sens, plus clairement : à une identité du son répond une identité du sens ; la conséquence en est évidente avec « amour/toujours » - une belle illusion ? [après le coup de foudre, le coup de vent !] ou « amour/mort », cf. Tristan et Yseut, Roméo et Juliette, voire Titanic ; N’oublions pas les incantations magiques fondées sur la répétitivité, où  le charme jeté par la sorcière (cf. les formules magiques où le mot crée la chose, comme le dieu judéo-chrétien de La Genèse) a pour étymologie latine le mot CARMINA qui signifie en latin : « chant », mais aussi « vers » au pl. ; nous ne pouvons pas ne pas évoquer ici (souvenir ?) le recueil Charmes de Paul Valéry et l’un de ses poèmes les plus clairs, « Les Pas » où le suspens des alinéa et des blancs de vers « sur le vide papier que la blancheur défend » (cf. Brise marine – deux commentaires !) permet aux pas/pieds de se réaliser aussi bien pour l’oreille que pour l’œil. Avec la prégnance du souvenir… qui subsiste, comme dans Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui, un des sonnets les plus réussis de Mallarmé ; son vers 5 souligne la permanence du souvenir, la fin du poème sa disparition même… . Du sentiment profond de sa propre impuissance à créer la Poésie pure, Mallarmé fait œuvre.


 Là où Apollinaire, dépassant les technopaegnia et les CARMINA FIGURATA , fait image, pour donner voix et forme à son évanescence, conscient du temps qui passe en importunités sociales et efface tout (la Cravate et la montre). Le souvenir qui subsiste , pour les rois comme pour le poète lui-même, s’il est un miroir, c’est celui d’un mirage, Cœur, couronne et  miroir !




De fait, le langage permet à la mémoire de perdurer précisément grâce à l’écriture, n’en déplaise aux tenants de la littérature orale et autres friands des griots africains : des traces du passé y subsistent, certes, (cf. Hamadou Ampaté Ba), mais elles sont difficiles à extraire et encore plus délicates à interpréter, même s’il est remarquable (1) que le casque en dents de sangliers décrit dans l’Iliade, X, à partir du  v. 261 ait été retrouvé dans une tombe mycénienne du XIIIème, cf. ci-contre alors que la stabilisation du texte oral date du VIIIème, av. J.-C. avec rédaction écrite au VIème siècle, sous les Pisistrate, (2) que ce que les critiques prenaient pour une exagération manifeste du Poète  (description sans fard d’yeux qui sortent des orbites, suite à l’impact d’une lance dans la nuque d’un combattant) a été corroboré par les constatations cliniques des médecins militaires lors de la guerre de 14 ; ainsi, a été prouvée l’efficacité des propulseurs, ainsi promus ancêtres des canons à obus : Homère avait oublié la cause, mais non l’effet qu’elle produisait …]

lI. Les productions artistiques.

Ceci nous amène à chercher quand on a écrit : « je me souviens » pour la première fois : Il nous semble que, pour la civilisation occidentale, c’est St Augustin dans ses Confessions ; « MEMINI » est attesté 7 fois dès le premier livre ; à ce compte, d’aucuns produiraient César, non pas ses Commentaires sur la guerre des Gaules mais celui de Plutarque, dans la Vie qu'il a consacré à ce dernier et qui ne subsiste dans la conscience collective des potaches que grâce à sa formule tranchante, fleurant mauvais la propagande par ses homéotéleutes et ses initiales identiques : «  VENI, VIDI, VICI », « je suis venu, j’ai vu, j’ai vaincu » ; mais c’est justement la différence à établir : « j’ai vu » s’affiche comme objectif (sic !) – alors que toutes les travaux en psychologie prouvent le contraire, à l’envi [ce qui n’empêche personne de condamner quelqu’un suite à un témoignage visuel, voire à son aveu, plus ou moins extorqué/manipulé] ; « je me souviens », lui, permet(trait) de relativiser la crédibilité à accorder à un témoignage qui se croit irréfutable… D’où la nécessité de confronter les souvenirs, voire les mémoires.


Pourquoi Saint Augustin ? Avec le christianisme, l’individu s’affirme en tant que tel, avec sa responsabilité pleine et entière, sans être solidaire ni de sa famille (comme dans le code d’Hammourabi ou la vendetta corse) ni de son groupe social, et pour cause : son autonomie, en fait, sa liberté, permettent de le juger à la Fin des Temps. La pureté, au rebours du paganisme antique, n’est plus rituelle ; foin du bouc émissaire, exit les FEBRUALIA à Rome (en Février : purification de l’armée de ses crimes de l’année passée pour engager sous d’excellent auspices l’année guerrière qui commence avec le mois de Mars=je ne me souviens plus !), nulle nécessité de se nettoyer physiquement avant d’entrer dans un sanctuaire alors qu’ailleurs l’entrée en est interdite aux femmes lors de leurs menstrues : il faut et il suffit d’être pur en esprit ; on est aux antipodes des religions sociales de l’antiquité, avec leur pragmatisme : « DO UT DES », un contrat (=le sens de RELIGIO en latin !), « je donne pour que tu +me+ donnes » – et c’est contraignant, en tout bonne superstition. Il faut suivre le MOS MAJORUM, la « coutume des anciens », ne pas oublier ses ancêtres, conserver surtout leurs IMAGINES (cf. ci-dessus : bustes que le descendant « de sang » arborait fièrement dans ses bras lors des funérailles de son propre père, car il se souvient qu’il est fils de) ; seulement à Rome ? On n’était pas plus autonome dans la Cité grecque… ni ailleurs actuellement, là où la religion dirige tous les aspects de la vie sociale…

Evoquer la mémoire amène à toute une série de créations 

      A) MYTHOLOGIQUES


En Egypte, le dieu de l’écriture, en Egypte, ci-contre le dernier à droite, Toth , [ce site pour son iconographie, et non ses fôtes de français !] avec sa tête d’Ibis – ou sa représentation sous forme de babouin - est en rapport avec le souvenir : c’est lui qui note le résultat de la pesée du cœur du mort (en fait, ce dont il se souvient, actions bonnes et mauvaises : apparemment, les dieux ne le savent pas ; cette opération se nomme « psychostasie » étymologiquement, « pesage de l’âme) ; c’est lui aussi qui a reconstitué l’œil d’Horus arraché par Seth ; l’œil oudjât ; il joue un rôle propitiatoire. S’agit-il d’ouvrir l’œil, de ne rien oublier ?

 

 



Dans la mythologie grecque, Mnémosyne, fille de Gaia et d’Ouranos ; ici en mosaïque, lors d’une scène de banquet : elle rendrait la mémoire à un convive éméché ? Cette Titanide, suite aux 9 nuits passées avec son neveu, Zeus, accouche, au bout d’un an, des 9 Muses, donc la déesse de la mémoire est à l’origine des arts, qui caractérisent l’humanité… et transcendent la mort [actuellement, les musées, les grandes rétrospectives culturelles, dans notre société laïcisée postmoderne française, drainent plus de fidèles que les lieux de culte, toutes religions confondues]. Est-ce la raison pour laquelle elles figurent en bas-relief sur un sarcophage du Louvre, romain, certes, mais d’inspiration grecque? Elles permettent à tout le moins aux artistes d’échapper à l’oubli, en passant à la postérité. Oubli que procure, comme son nom l’indique, Léthé (LHΘH, paradoxalement fille d’Eris (ERIS, la discorde  - ou y aurait-il « dis-corde » quand on ne se souvient plus de ce que l’on doit à soi-même, voire aux autres ?)! Elle a donné son nom à la source à laquelle buvaient les morts pour oublier leur vie terrestre ; elle devient pour les poètes, en allégorie, la sœur de la Mort et du Sommeil, donc l’annihilation même de notre « je me souviens » ! Et permet à l’âme, si l'on suit bien notre Platon psychopompe; de réintégrer notre monde de boue sans dégâts après sa métempsycose…


B) PICTURALES


Ce sont les aborigènes d’Australie qui ont voulu transmettre aux autres, via leurs réalisations graphiques, les souvenirs les plus profonds de leurs diverses sociétés :leur pointillisme n’était pas pure gratuité esthétique (p. 16)

Nous nous garderons d’évoquer ici les peintures à sujet historique : la volonté que le commanditaire de l’œuvre veuille que les autres se souviennent ainsi de son exploit est trop marquée, au détriment bien sûr de la démarche personnelle impliquée par le « je » ; même la défaite peut nourrir le prestige du conquérant déchu : il se montre supérieur à sa Destinée ou au diktat de la Providence… cf. les multiples représentatiosn de Napoléon à Sainte-Hélène qui ont forgé sa légende...

C) ARCHITECTURALES

 Une des sept merveilles du monde antique est le Mausolée d’Halicarnasse, qui rentre parfaitement dans le cadre de notre thème (au rebours de la pyramide de Khéops, condition de la vie immortelle du Pharaon, ou de la statue chryséléphantine d’Athéna par Phidias : elle marquait la suprématie de cette cité sur les autres ; aucune de ces deux structures ne répond à un mémorial personnel). Cet édifice disparu a été érigé par l’épouse-sœur, Artémise II, du satrape Mausole, après la mort de ce dernier en -353. Elle a voulu par ce monument (« ce qui reste ») marquer son souvenir impérissable. D’aucuns en concluent qu’elle était folle de douleur. Touchante conception romantique ! souvent reprise, cf. West side Story ; Il faut plutôt voir dans l’érection de ce tombeau un acte de propagande politique, comme toutes les grandes réalisations : il faut frapper les esprits… Pour le reste, nous ne pouvons que renvoyer aux reconstitutions qui font florès sur internet.


Le Taj Mahal, à Agra en Inde, au bord de la Yamuna est ici incontournable. L'empereur moghol Shâh Jahân a fait construire ce mausolée en marbre blanc en mémoire de son épouse Arjumand Bânu Begam : Elle meurt en 1631 en donnant naissance à leur quatorzième enfant. L’ensemble est achevé vers 1643. À sa mort, en 1666, son époux est inhumé auprès d'elle. Ce serait donc un très beau témoignage d’amour conjugal, si cet empereur n’avait pas voulu ainsi afficher sa puissance, ce que montreraient à l’envi les multiples allusions au Paradis dont fourmille ce défi architectural  (cf. ses fondations): ce dernier incarnerait le pouvoir parfait du représentant de Dieu sur terre, l’empereur !

 


Les géoglyphes de Nazca au Pérou (dessins au sol souvent seulement perceptibles du ciel !) rentrent peut-être dans cette série : ce n’est pas un hasard que la figure de l’homme-chouette ait été retrouvée peinte, à une échelle moindre, bien sûr, sur une poterie placée dans une tombe. L’animal-totem du mort ? Sa commémoration ? Ces formes et figurations sont en rapport avec l’astronomie…
De même, les cénotaphes (=tombeau vide) et autres tumulus, voire les trophées dont celui de la Turbie en France, sont dans le droit fil de la réalisation architecturale de notre expression « je me souviens ».

D) CULINAIRES ET GASTRONOMIQUES
Il est d’expérience commune de constater que les commensaux, quand ils sont satisfaits de leur repas, évoquent des goinfrées antérieures, et chacun de faire assaut de souvenirs, à s’en faire baver. Le film de Marco Ferreri, La grande bouffe, non content de dénoncer le besoin, dans une société d’hyper-consommation qui n’a rien de super, de s’en mettre plein la panse à s’en faire péter la sous-ventrière, comme l’écrit Rabelais, entend tirer un trait final sur ce processus en envisageant la disparation de tous les convives par indigestion, en odeur de scatologie… C’est pour éviter cette extrémité qu’a lieu le potlatch : dans cet échange forcené de dons et contre-dons, il s’agit de détruire un surplus qui pourrait déséquilibrer la société, car après une période de vaches grasses favorable à la démographie, les vaches maigres provoqueraient une catastrophe ingérable. C’est une des raisons avancées pour les dessins au sol ci-dessus qui ont demandé une main-d’œuvre considérable (réaliser des figures avec les cailloux dégagés de l’espace nécessaire à leur création): ils auraient été créés pour consommer le surplus pendant le temps qui leur était consacré – au lieu de continuer à produire - et ainsi éviter de trop se reproduire. L’explication serait somme toute économique ; nonobstant, le but affiché est bien que chacun se souvienne de ces jours de bombance et chez les esquimaux, on se souvient longtemps du nom du meilleur au potlatch, au fond de l’igloo.

En digestif : de quoi parle-t-on dans un restaurant de bon ton, voire de haute volaille? C’est bien l’occasion ou jamais d’évoquer ses agapes antérieures – ou ses orgies, puisque c’était à l’origine le nom des fêtes en l’honneur du dieu du vin, Dionysos. Cette symbolique est reprise dans la Cène, le dernier repas du Christ ; n’a-t-il pas ordonné : «  faites ceci en mémoire de moi » ; pour les protestants, la messe est un mémorial ; cette célébration du souvenir se retrouve dans les repas commémoratifs, voire les banquets républicains. Et n’oublions pas : Chaque œnophile ne l’est qu’autant qu’il se souvient du bouquet de crus antérieurement dégustés, et ce n’est qu’à ce compte que son expérience est recevable : ici font assaut de réminiscence la vue, l’odorat et le goût qui, chacun pour son compte, peut dire : « je me souviens »...

E) LITTERAIRES

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      Ce « je me souviens » s’avère être le fondement de l’œuvre la plus exemplaire pour les Grecs : l’Odyssée, le périple du marin par excellence (l’Iliade chantant la gloire de la guerre, le courage du soldat, les beaux coups d’épée, comme ceux de Durandal dans la Chanson de Roland) ; ici, Ulysse écoute le chant des sirènes, et il est le seul susceptible de s’en rappeler; c’est le souvenir qui sous-tend tout son périple. La raison ? Le désir de retrouver sa Pénélope [sans que ceci ait le moindre soupçon de vraisemblance chez un guerrier qui ne retrouvera sa femme qu’après 20 ans ; mais les scenarii des blockbusters américains comme français ne sont pas plus crédibles, tant s’en faut], sa nost-algie (que l’on retrouve dans Les Regrets de Du Bellay, avec le sonnet «heureux qui comme Ulysse»), « la douleur du retour ». Ce thème affleure dans toute cette épopée : ; les lotophages (Chant IX) font litière du passé chez ceux qu’ils accueillent [une « herbe » miraculeuse dans l’actuelle Tunisie ?] ;  Circé  (Chant X), digne épigone de la Calypso du Chant V, s’acharne à faire oublier son devoir [conjugal ?] à notre héros éponyme alors que ses victimes transformées en animaux (loups, porcs) par sa baguette magique se souviennent de leur état antérieur (=une vision de misanthrope ? C’est l’interprétation en fait de Socrate dans les Mémorables de Xénophon : c’est en buvant sans soif et en mangeant sans fin que l’on devient un cochon ; Ulysse, lui, s’est souvenu de sa tempérance naturelle).  Une ironie sanglante : en Ithaque, le chien fidèle d’Ulysse, Argos, reconnaît la voix de son maître et… meurt  sur-le-champ, de sa déshérence physiologique… et de bonheur: lui seul s’en souvient… Pénélope comme Ulysse connaissent - et pour cause - le travail de ce dernier pour fabriquer leur lit (pour base, un tronc d’olivier !) : notre « démiurge » ce qui n’est pas étonnant pour un « pan-urge », se souvient du moindre détail technique (Chant XXIII). C’est vrai qu’Ulysse n’oublie rien : ceci explique le massacre impitoyable des prétendants au chant précédent. Leur seul chant funèbre sera celui de la fête improvisée qu’organise Ulysse pour empêcher la divulgation de cette nouvelle…


C’est le thème même, explicitement, à l’origine de genres littéraires spécifiques  :

 l'histoire (genre littéraire du XVIIIème) : L’histoire du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut, abrégé abusivement en Manon Lescaut entre de plain pied dans notre thème : C’est le tome VII, paru en 1731, des Mémoires et aventures d’un homme de qualité qui s’est retiré du monde, censées être écrites par le marquis de Renoncour, en fait l’abbé Prévost (Antoine-François Prévost d’Exiles !). Ce roman respecte les critères formels de l’histoire (NPC avec l’Histoire), dont l’encadrement (cf. le volet 4) du lien) : le narrateur initial a rencontré deux fois le narrateur central avant de laisser la parole à ce dernier : place alors aux souvenirs, ceux «  d’un jeune aveugle, […], un contraste perpétuel de bons sentiments et d’actions mauvaises ». Montesquieu, dans son Spicilège, l’énonce plus crûment : « le héros est un fripon, et l’héroïne une catin », ce que ne montre pas – ou plutôt prétend ne pas montrer pour qui connaît le dessous des cartes- , la vignette de l’édition de 1753 : La nymphe Eucharis (Manon) sort, à l’arrière, d’une loge de feuillage, appâts dégagés et la cuisse légère… Les « putti » préparent les flèches de l’amour pour un Télémaque (Des Grieux) bientôt aveuglé, malgré les conseils éclairés de Mentor/Athéna (alias Tiberge, l’ami vertueux de notre jeune scélérat) de regarder vers la Croix du Christ.

Car notre thème s’avère le sujet même des textes les plus prenants :

Ainsi chez Villon, dans sa ballade des Dames du temps jadis

Colloque sentimental, le dernier poème du recueil Fêtes galantes de Paul Verlaine, clôt par le silence et l’absence ce que ces fêtes du XVIIIème avaient certes de sensuel chez Watteau mais aussi d’artificiel : les bals masqués occultent la mort (cf. le carnaval de Venise). Pour un temps ; le quatrième distique entre particulièrement dans notre thème, ce d’autant plus que la volonté de distanciation par la tournure impersonnelle : « je me souviens » devient – et c’est peut-être plus pertinent – « il m’en souvient » ; le vers final, d’un humour macabre, « Et la nuit seule entendit leurs paroles » semble préfigurer la souffrance d’Apollinaire qui demeure, par-delà l’indifférence du temps qui passe… Le Pont Mirabeau, dans Alcools  (alors que ce pont en fer semble par sa matière se prêter mal à cette émotion): le premier quatrain (en fait un tercet déstructuré par rupture du second vers à la césure) reprend la même tournure impersonnelle pour mettre à distance le souvenir de peur qu’il ne recouvre tout le champ de la conscience. En pure perte : « je demeure », en fin de chaque distique en refrain est en fait un équivalent de « je me souviens »


Ainsi Proust avec A la recherche du temps perdu, œuvre où affleure un ‘je » dont on ne sait plus s’il est celui du personnage-narrateur ou du romancier, où l’on se perd avec délices dans les entrelacs des souvenirs véridiques, crédibles, probables, fantasmés, rêvés. Subsiste l’impression d’une quête, qui perdure par delà toutes les pertes.

Ailleurs, les références possibles sont multiples ; à chacun les siennes.

Nous nous bornerons à l’inquiétant, mais prémonitoire, 1984, de Georges Orwell, le pseudonyme lttéraire d'Henri Blair  qui a écrit ce roman d’anticipation en… 1948, 3 ans avant de mourir de sa tuberculose. Il y décrit une dystopie où Big Brother (mais existe-t-il ?), un tyran à la Nord-Coréenne, dont la moustache n’a rien à envier à celles d’Hitler et de Staline, est adulé de tout son peuple d’esclaves, dûment enrégimentés, fourmis manipulées par la propagande permanente, omniprésente, insidieuse, « personnes » qui ne gardent plus en mémoire que ce dont leur maître veut qu’elles se souviennent, en fonction de la réalité politico-militaire, qui peut changer du tout au tout en fonction des avancées opérées ou des défaites essuyées puisque le pays est en guerre, depuis… toujours; en toute logique, cette expression paradoxale se retrouve dans 2084, la fin du monde de Boualem Sansal, chez Gallimard, en 2015, où Ati, un Croyant trentenaire, guéri de sa tuberculose au rebours de Blair, est confronté à l'inhumanité absolue de la religion de l'Abinistan: «Yölah est grand et Abi est son fidèle Délégué»: ce dernier - pardon! Ce premier! - Le révèle dans le Saint Livre, le GKabul. Ainsi n'y a -t-il pas blasphème de la part de l'auteur car, même si Dieu est assez fort pour se défendre et n'a pas besoin des hommes pour ce faire - ou alors ce sont des sacrilèges qui ne croient pas en son omnipotence, on n'est jamais trop prudent quand des analphabètes prennent quelques sourates au pied de la Lettre; 2084 reprend grosso modo, mutatis mutandis, ce que l'on rencontre dans 1984 où les statistiques sont faussées, les journaux sont réécrits en tant que de besoin en fonction de la bascule des alliances avec les deux autres régimes plus ou moins de ce type sévissant sur terre ; la langue même est dirigée, orientée, dégénérée, pour qu’elle soit réduite à un pur rôle utilitaire, le novlangue (comme l'abilang chez Sansal!), que le sens des mots les plus dignes de mourir pour eux, comme liberté, soit perverti, retourné, inconcevable. Le « Héros » du roman, Winston Smith, tient un journal, malgré la surveillance du télécran (nadir chez Sansal), de la Police de la Pensée, des jeunes embrigadés, de ses voisins aussi miteux que lui, pour se souvenir de ce qui est, car le présent est fluctuent, et de ce qui a été, car le passé lui-même change… Et qui maîtrise le passé dirige l’avenir. Les optimistes s’abstiendront de cette lecture : la lutte, concrètement une simple révolte intellectuelle, individuelle, du héros, est condamnée dans l’œuf. En fait, son écart s’explique par le souvenir qu’a son corps d’un temps antérieur plus agréable : le café y était délectable, le chocolat avait son goût, sans être remplacés par des succédanés, voire des nutriments insipides, les habits n’étaient pas rêches, la peau ne sentait pas le moisi, la ville était fleurie, le soleil sans poussière. Restent de rares objets témoins d’une époque révolue. Tel son journal… Qui causera sa perte, comme son amour pour Silvia… In fine, il est converti aux idées de Big Brother, une sanglante ironie après avoir voulu suivre, à son insu, la devise chère à Térence, dans sa pièce en latin, l’Heautontimoroumenos : « Je suis homme, et rien de ce qui est humain ne m’est étranger »…


 

Un roman de plus parmi tant d’autres, où, derrière un « nous » étrange, déconcertant puis fascinant comme un chœur de sirènes, ce sont les « je me souviens » qui se multiplient de façon incantatoire pour brosser au final un tableau étreignant d’exilées : Certaines n’avaient jamais vu la mer, de Julie Otsuka (2011) ; cette universitaire américaine, d’origine japonaise par ses aïeux, y raconte la vie de japonaises débarquant aux Etats-Unis à l’invite de compatriotes immigrés, entre les deux guerres. Ceci se présente comme un témoignage collectif, où le « nous » prend l’identité de différents « je » auxquels il arrive en fait tout, et son contraire : les voix s’élèvent pour raconter l’exil : la nuit de noces, plus ou moins réussie, les dures journées aux champs car leurs maris sont manœuvriers, bien sûr ; la langue qui résiste, les humiliations essuyées, les joies éprouvées aussi. L’effet obtenu est d’autant plus saisissant que vers la fin du roman, vu leur déplacement dans des camps d’internement après Pearl Harbor, le « nous » est repris par les… «américains non japonais »  et rend le silence final sur leur destin inaccompli encore plus angoissant.

lisez-le dans la collection 10-18, avec un extrait, ici le chapitre sur Les enfants, chacune des intervenantes ayant bien sûr son point de vue personnel, d'où l'effet, fascinant dans ses variations mais aussi ses constances implicites, de polyphonie.


Comme l’est le « pavé » de 1390 pages de Jonathan Littell, paru chez Gallimard en 2006 et prix Goncourt la même année ; Les Bienveillantes est un euphémisme, ou plutôt une antiphrase pour les Erynies qui poursuivent de leur ire les coupables (comme Oreste, le meurtrier de sa mère, chez Eschyle, le premier tragédien grec), même si elles s’apaisent une fois le crime dûment payé. Mais c’est ce que ne fait pas Maximilien Aue, un nazi qui a rencontré sans remords, voire testé plusieurs solutions finales, en accumulant turpitudes sur autosatisfaction inaltérable, avec une indifférence à autrui écoeurante, l’absence d’empathie dont font preuve… les assassins. Il se montre d’une imperméabilité totale. Ce qui rend l’ensemble ambigu… avec des improbabilités manifestes : à Stalingrad, Aue est évacué in extremis, avec une balle qui est passée entre ses deux hémisphères cérébraux ; Non content d’avoir massacré sans doute sa mère et l’amant de celle-ci tout en niant le fait malgré l’évidence, à Berlin, il sort du Bunker d’Hitler en 1945 et se retrouve dans le jardin, après avoir cédé à l’envie de tirer la moustache de ce petit caporal… Le problème est que c’est bien écrit : une fois la répugnance initiale surmontée à l’égard de ce douteux « je me souviens », on n’a de cesse d’arriver au bout de ces souvenirs monstrueux d’un nazi dégoûtant, amoureux de sa sœur jumelle et qui, par parallélisme assumé, est un homosexuel jouissant de sa propre passivité ; le problème est qu’il est finalement humain et que cette part d’humanité fait partie du malpropre de l’homme . Ce roman permet donc de toucher au plus profond l’horreur du nazisme, malgré la gêne de partager ce « je » nauséabond.  L’entame en est brutale, à la Villon : «  Frères humains, laissez-moi vous raconter comment ça s’est passé » […] je suis une véritable usine à souvenirs. J’aurai passé ma vie à me manufacturer des souvenirs » (répété 4 fois, la première personne est obsessionnelle !) ; "En fait, j'aurais tout aussi bien pu ne pas écrire. Après tout, ce n'est pas une obligation. Depuis la guerre, je suis resté un homme discret ; grâce à Dieu, je n'ai jamais eu besoin, comme certains de mes anciens collègues, d'écrire mes Mémoires à fin de justification, car je n'ai rien à justifier, ni dans un but lucratif, car je gagne assez bien ma vie comme ça.[…] Je ne regrette rien: j'ai fait mon travail, voilà tout; quant à mes histoires de famille, que je raconterai peut-être aussi, elles ne concernent que moi ; et pour le reste, vers la fin, j'ai sans doute forcé la limite, mais là je n'étais plus tout à fait moi-même, je vacillais, le monde entier basculait, je ne fus pas le seul à perdre la tête, reconnaissez-le […il évoque sa constipation (plus loin ses vomissements) et donc ses lavements actuels, au rebours de son aisance antérieure à déféquer souvent]. Malgré mes travers, et ils ont été nombreux, je suis resté de ceux qui pensent que les seules choses indispensables à la vie humaine sont l'air, le manger, le boire et l'excrétion, et la recherche de la vérité. Le reste est facultatif ». Un tel jugement explique pourquoi ses malaises sont pour lui purement physiques. Même si cet intellectuel de choc, d’un raffinement extrême, connaît tout de la psychologie, il refuse toute maladie psychosomatique. Car sa maîtrise est « absolue » (au sens étymologique du terme: absolu veut dire "détaché de tout, sans dépendance de l'extérieur", cf. la monarchie absolue, par opposition à la monarchie parlementaire).



F) MUSICALES
 

Par delà les « Requiem », le Gospel (cf. Godspeel !), les leitmotiv obsédants chers à la musique slave empreinte de nost-algie (=désir douleureux du retour, comme Ulysse) ou les musiques commémoratives ancienne & moderne (Rap de RiMic, attentat de Charlie hebdo), le thème du souvenir personnel exalté, assumé, regretté, est une des constances les plus avérées de la chanson, qu’elle soit

Entre autres car nous attendons vos références personnelles que vous pouvez envoyer à h.steiner, sur son adresse académique de Rouen… Les siennes sont peu fournies !

Et les chansons-culte de devenir des souvenirs

G) CINEMATOGRAPHIQUES             que ce soit involontairement chez Jacques Perrin avec le Peuple migrateur puisque les ailes des oies bernaches qui ont participé au film ont été rognées sur l’ordre d’un maire qui a réussi à effacer sa décision imbécile sur le WEB. Mais le rédacteur, lui, n’a pas oublié ce forfait !

              ou volontairement avec les images somptueuses du même Yann Arthus-Bertrand et consorts [le côté aléatoire et ponctuel du classement, ne nous échappe pas, mais il a le mérite de rappeler quelques films qui nous semblent appelés à la postérité]

Un de ses procédés les plus courus évoque directement notre thème: Le flash back (ce lien recèle tout ce que vous avez toujours voulu savoir  dessus), cf. Les choses de la vie, en 1970,  de Claude Sautet avec Michel Piccoli et Romy Schneider. La Grande bouffe n’est pas en reste, de mémoire…

H) SCIENTIFIQUES AVEC L'ETHNOGRAPHIE

Ainsi les patagons survivent uniquement par les travaux des chercheurs-explorateurs avec un écho romanesque dans le superbe texte de Jean Raspail, Qui se souvient des hommes, paru chez Laffont en 1986 ; disparaît la culture Maori avec Les Immémoriaux de Victor Segalen en 1907 ou, plus, globalement,  les cultures indigènes dans les Tristes tropiques de Levy-Strauss. Se trouvent intimement mêlés, dans les ouvrages précités, écriture, imaginaire (donc littérature) et démarche sociologique. Ce que d’aucuns ont reproché à Marcel Griaule, mais aurait-il eu un tel succès s’il avait fait un simple compte-rendu sec, aride, de la civilisation Dogon [compte non tenu de la crédibilité douteuse accordée à certaines de ses sources – pour ne pas dire sa source unique] ?

Le site GIPTA est ici fascinant

 

Ainsi, ce « je », dans l’expression « je me souviens », est bien celui d’un individu précis, EGO dans le HIC ET NUNC (= « je » dans son cadre spatio-temporel : « ici », « maintenant » , par rapport à un ALIBI et ANTE (= »ailleurs, avant »): Si l’on ne se souvient de rien, on n’a plus aucune identité, tant il est vrai que c’est notre être passé qui fonde notre présent, et permet d’envisager l’avenir, les accompagnants de malades d’Alzheimer en savent quelque chose. Et ceux qui souffrent de cette maladie aussi, d’ailleurs, à leurs moments de plus en plus rares de conscience.

En réflexion obvie : Le selfie, avec son succès actuel, incarne le temps présent, sans passé, ni futur (cf. instagram) : « je me vois, je veux qu’on me voie ». Maintenant. Sur les réseaux sociaux, par définition avides de contempler la pro-jection et d’aimer cela, en in-jection. En oubliant involontairement - car les adeptes de ce mauvais procédé sont loin de toute autonomie, ils obéissent aux diktats de leurs congénères – de penser « je me souviens » ; ces obsessionnels, souvent atteints de nomophobie – le seul objet qu’ils ne risquent pas d’oublier, comme l’esclave la chaîne à son pied - ont privilégié l’instantanéité au détriment du retour sur soi-même. Sans doute par crainte du vide. Le résultat ? L’évanescence, le manque de constance, l’infidélité, en fait la décérébration… [C’était la dernière éructation d’un vieux schnock à la moitié de sa sixième décennie !!]

lII. le rôle social : « l’identité nationale » ?

Ce « je » est celui de tout un chacun et s’avère être aussi celui de tout citoyen, « cheu  nous », français (vu la renaissance du patriotisme, en espérant ne pas sombrer dans le nationalisme, cf. Chauvin…). Né sur notre sol – le droit du sol et non celui du sang…

1) LE CULTE REPUBLICAIN DES MORTS

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  • Un Panthéon était initialement un temple dédié à… tous les Dieux ; ce n’est pas par œcuménisme avant la lettre, mais par impérialisme qu’à Rome Agrippa l’a fait édifier, comme l’indique l’inscription en son fronton. Il intégrait ainsi symboliquement tous les Dieux des conquêtes romaines, pour le plus grand honneur du Princeps, Auguste en -27 (ce titre laissera peu à peu la place à celui d’Empereur ; il est vrai qu’il était aussi Pontifex Maximus)… L’architecte Soufflot s’en inspirera pour sa façade hexastyle et son fronton triangulaire, pour son  église dédiée à Sainte-Geneviève, patronne de Paris. La Révolution  change la fonction avec la dédicace qui indique clairement la fonction du bâtiment : un lieu du souvenir pour  ceux qui ont bien mérité de la République. : « aux grands hommes la patrie reconnaissante ». D’emblée, cette mémoire est sélective : homme désigne théoriquement l’être humain, ici, statistiquement, la République a oublié les femmes ; il a fallu attendre un siècle pour que Marie Curie abandonne sa solitude, l’épouse de Berthelot ne reposant à côté de son mari qu’à cause de sa fidélité conjugale qui l’apparente aux femmes satis en Inde… Ainsi, le nombre de femmes au Panthéon a-t-il doublé en 2014

  

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  •   Les Invalides : célèbre le courage de nos militaires et autres défenseurs de la France ; au départ, il s’agissait en fait d’un hospice pour les soldats qui, pour avoir servi la monarchie, se retrouvaient invalides. Cette institution de Louis XIV a été reprise par l’empire napoléonien puisque la tombe de notre premier empereur se trouve sous son fameux dôme. Aussi est-ce à juste titre qu’a eu lieu en cet endroit incarnant les valeurs de la défense française (car notre armée n’est pas un instrument de conquête, au rebours de l’hypocrisie romaine) l’évocation nationale de ceux qui ont été massacrés lors des attentats du 13 Novembre 2015 : ils sont morts au front de nos valeurs démocratiques.

·         Cette courte phrase est redite lors de la cérémonie aux monuments aux morts dans certaines communes, après l’appel de chacun des noms qui figurent sur le monument aux morts ; leur fonction est expliquée doctement sur le site gouvernemental de notre Défense nationale. Ces monuments (car ils sont prévus pour rester), avec leurs commémorations incontournables (les deux armistices, la prise de la Bastille) délocalisent le culte républicain. Si la fréquentation, lors des cérémonies officielles, était assurée, voire encore récemment assumée, par les édiles locaux, ainsi que les pompiers, sans oublier l’harmonie du regroupement des communes plutôt que la fanfare municipale, mais avec de rares enfants des écoles car ces jours sont fériés, il semble qu’un frémissement se produise actuellement : en ces temps de crise, les citoyens éprouvent le besoin de resserrer  leurs rangs, comme l’impliquent les bataillons que La Marseillaise invite à former.

2) LES CIMETIERES CIVILS ET «LA FËTE DES MORTS»



Il semble paradoxal de mentionner, dans ce cadre collectif, les cimetières civils car ils sont composés de tombes, voire de columbarium, dûment individualisés par la mention de l’identité du défunt, ses dates de naissance et de décès, parfois même une photo et des exvotos divers et variés qui ne sont pas toujours du meilleur goût mais qui participent au travail de deuil, L’architecture même de la tombe apporte sa part de différenciation sociale, intellectuelle, religieuse (étoile juive, stèle musulmane, croix chrétienne, chacun dans son espace, plaque sobre d’un agnostique ou d’un athée, etc.) donc affichée, comme proclamée alors que la confession ou la conviction de chacun est ce qu’il a de plus intime – du moins dans nos sociétés policées) et il n’est pas nécessaire de se déplacer au Père Lachaise à Paris pour s’en rendre compte. Au reste, la sobriété peut suffire pour s’individualiser : ainsi cette tombe musulmane, vu le cadre dans laquelle elle s’insère, n’a besoin que de la blancheur nue de sa stèle pour le souvenir. Nonobstant, comme d’ailleurs ici avec la théâtralisation évidente de l’espace par les trois arbres noueux s’érigeant au-dessus d’un réceptacle pierreux, toute cette présentation se fait au vu et au su de tout un chacun, même si les tombes peuvent être anonymes, recouvertes par le sable du désert ou par la verdure comme ci-dessous



En France, nos morts sont tous réunis ensemble, en un endroit prévu par la loi pour ce faire : ainsi, l’on ne peut pas disperser à sa convenance ou selon ses fantasmes les cendres d’un cher disparu, pas plus l’enterrer au pied de son tonneau favori. Chacun se souvient de ses morts, statistiquement, à la Toussaint : c’est si vrai que cette fête catholique de tous les Saints a basculé en fait vers celle des morts, reprenant en cela de bien vieilles traditions populaires. Par ex. lors des FERALIA dans la Rome antique, on banquetait sur la tombe en donnant à boire et à manger au défunt via un conduit descendant directement dans la fosse. En Afrique, on dépose sur la fosse le matelas du mort, ses gamelles et d’autres objets personnels, dans la brousse, et on se congratule que le disparu ait quitté enfin cette vallée de larmes..



Chaque société instaure un moment de convivialité pour ne pas laisser les proches face au vide sidéral et sidérant de la séparation définitive et on le comble en évoquant les moments de bonheur du passé : les mots prêtent  vie… On laisse aussi une trace après la mort par le nom écrit à l’encre de Chine sur son crâne décharné, rangé proprement dans une armoire avec d’autres, dans la théocratie grecque du Mont Athos. Ou l’on reste suspendu dans ses habits, en enfilade, en famille, momifié naturellement comme dans la crypte des Capucins à Palerme en Sicile, avec son  atmosphère sèche et pure. Vu l’état de certains d’entre eux, on laisse à chacun la responsabilité de ses propres recherches iconographiques…
Car malheur à l’homme seul… aux in-connus, ceux dont on ne se souviendra plus. Même si les seuls anonymes, les oubliés, sont ceux du « terrain commun », plus connu sous l’appellation péjorative de « fosse commune », « carré des indigents » n’étant pas mieux ; encore certaines association caritatives font-elles le nécessaire pour que ces morts, oubliés par la société pendant leur vie, gardent au moins leur statut d’être humain dans la mort.

3) LA MEMOIRE COLLECTIVE



Une société soude les rapports entre les membres qui la composent par des célébrations, terme qui renvoie étymologiquement au regroupement, à la foule réunie, cf. les manifestations monstres organisées à Nuremberg (régime nazi), à Moscou et Beijing, à Pyongyang); plus convivial, plus démocratique : l’élan citoyen après les assassinats perpétrés à Charlie Hebdo, à l’hyper-casher et dans la rue en 2015 ; il est bon de se rappeler l’étymologie d’assassin : c’était un tueur que le Vieux de la Montagne en Iran au XVIIIème, envoyait, avec une bonne dose de hasch à disposition, traverser le cercle des gardes d’un haut responsable, avec répétition de l’expédition jusqu’à élimination du condamné. D’aucuns n’ont rien inventé ! la raison de tels rassemblements, de telles foules en est la commémoration  où chacun « se souvient de la même chose en même temps que les autres assistants » et, volontairement (ou sous la contrainte plus ou moins intériorisée en régime totalitaire ce qui explique les effets de masse obtenus en Corée du Nord, voire dans certains pays pseudo-démocratique), entend la partager en commune union : celle du souvenir, l’affirmation, par sa présence physique, que l’oubli n’aura pas lieu et que la mémoire des morts sera une lumière pour l’avenir ;ainsi le « je me souviens », en de telles circonstances, conjugue, convoque le passé, le présent et le futur.


      elle peut être religieuse (Chez les Chrétiens, Noël, où chacun croyant se souvient du fils de dieu né dans une crèche tandis que d’autres en restent, mais sans se limiter ! à une fête familiale avec force cadeaux et dépenses somptuaires, ce qui s’avère proche des orgies (fêtes religieuses païennes) et aux antipodes des agapes – le repas fraternel des frères et sœurs en Christ : nous n’énumérons que pour mémoire (sic !) et les non-catéchisés en cette période d’ignorance religieuse crasse, Pâques, la résurrection du Christ, la Pentecôte, l’Esprit-Saint, 50 jours – en Grec – après, sur les apôtres, l’Ascension du Christ, l’Assomption de la Vierge ; les Musulmans, plus sunnites en France que chiites, les Juifs   pour les 3 religions les plus pratiquées en France)

laïque (la Victoire du 8 mai 1945, la prise de la Bastille le 14 Juillet 1789, l’armistice de 14, le 11 Novembre 1918) ; par souci d’exotisme, pour porter notre regard au-delà de notre petit pré carré et de notre hexagone

sociale : la fête du travail du 1er Mai, avec ses tentatives de récupération au nom de Jeanne d’Arc, cette sainte n’entrant pour rien dans les dérives sectaires de ceux qui veulent se l’approprier, à l’instar de l’évêque Cochon, même si l’on comprend la stratégie de la bête immonde : chaque fête représente un enjeu médiatico-politique…

lieu de pèlerinage : la Mecque pour les Musulmans, chiites comme sunnites ; Rome, Lourdes. Plus conflictuelle car partagée entre les 3 religions du Livre (Torah, Bible, Coran) : Jérusalem !

     lieu d’une bataille, lieu des morts : ainsi les plages du débarquement en Normandie où chaque commune fait assaut d’imagination pour drainer vers ses commerces le flux des touristes; l'Est n'est pas en reste pour la guerre de 14... av4ec l'ossuaire de Douaumont. Waterloo a ses nostalgiques,, en tenue plus ou moins d'époque; ce serait amusant si ceci ne recouvrait pas des monceaux de cadavres. Il y a plus cruel, plus ambigu (cf. les «malgré nous»): Oradour-sur-Glane; de même pour la plus grande honte de la police de Vichy: Drancy, dont une simple plaque garde la trace... Comme le Vél d'hiv. [Certains se sont empressés de mettre une cagoule sur la rue Lauriston, Laffont et ses sbires de sinistre mémoire. pas pour tout le monde, apparemment! Nous assistons à des renaissances larvaires.]

4) SA PROPENSION ACTUELLE EST DE SE MULTIPLIER

      les grandes expositions culturelles qui se propagent à l’envi à Paris et ailleurs : qui n’a pas sa rétrospective ? Les événements sportifs locaux, régionaux (PSG contre l'Olympique de Marseille, les Corses n'étant pas les derniers dans cette sarabande infernale), nationaux, mondiaux (coup de boule!) ne sont pas de reste car la laïcisation avancée de nos société occidentales (n’en déplaise à d’aucuns, cela permet le libre choix et une pratique intime de ce en quoi l’on croit) fait que la mémoire collective se fait aussi par le sport  (un – deux – trois – zéro). En allant plus loin, il n’est pas choquant qu’un Centre de torture soit transformé en lieu de mémoire. Même s’il peut arriver que cette dernière soit bafouée, ainsi avec le couvent des Clarisses, finalement déplacé d’Auschwitz (Notons que Cracovie, à 20 kms de là devait parfois en ressentir les effets olfactifs, que le château Wawel n’a reçu qu’un seul obus pendant la guerre [que sans le savoir, le rédacteur y a acheté une petite statue d’accordéoniste, une production antisémite au nez « juif » en 1991]) pire (ou pas ?) la marchandisation de tout, tout vaut quelque chose, a son prix, conformément au « propre » du délire capitaliste : si le Christ revenait, il devrait avoir les 6 bras de la déesse Khali pour chasser les marchands des temples, surtout dans les sectes pentecôtistes.

5) LES MEMOIRES COMMPUNAUTAIRES:

Mais ce «je », même multiple, n’est pas celui de tous car il est protéiforme, et parfois polymorphe, avec la perversité que cela évoque. Le «je me souviens» ramène du passé des bribes de mémoire incompatibles, dispersées, éclatées. Formant un puzzle que les petits tyranneaux locaux veulent rendre insoluble à la conscience humaniste universelle. Sans revenir sur la mémoire arménienne du génocide commis par les Ottomans – et dénié par l’Etat Turc actuel, nous ne pouvons que déplorer qu’on doive passer au pluriel pour constater qu’elles s’entrechoquent à qui mieux-mieux :

Prenons la guerre  (ou les événements) d’Algérie : l’ancien haut responsable de Vichy, devenu préfet, Papon n’a –t-il pas été à la tête d’une des plus répugnantes chasses au faciès dans Paris, la fort peu fameuse (car longtemps occultée) « ratonnade » de 1961 ? Les Pieds-noirs ont encore la nostalgie de leur terre natale, les Harkis – pour ceux qui s’en sont sortis – attendent toujours pour certains leur digne intégration dans notre communauté nationale ? Et notre armée française qui, après l’Indo, a perdu son honneur dans le bourbier sec de la bataille d’Alger, gagnée à coups de torture – la gégène, ce n’était qu’un tout petit début d’embryon d’utilisation de la cruauté. Sans compter la corvée de bois, de sinistre mémoire !

L’Indochine ? N’en parlons pas, ne nous en souvenons plus ! Car où sont décomposés les prisonniers du Vietcong jamais revenus de la défaite de Diem-Diemph. Mais que diable allaient-il donc faire dans cette galère ? Et combien de bombardements aveugles et autres tirs sur les civils ; De quand date la notion de victimes collatérales, superbe euphémisme pour dire que l’on a tout simplement tiré dans le tas? L’expression est américaine ? Nous avons pratiqué la chose, depuis bien longtemps.

Avec une superbe digne d’un meilleur emploi. Qui se souvient que le 8 mai 1945, une fetnat, au moment où la paix s'exultait à Paris, dans les rues de Sétif, nos troupes coloniales et libératrices faisaient un carton/carnage/massacre sur une foule désarmée ?

Ne revenons pas sur notre plus ou moins triste passé colonial, sur le commerce du bois d'ébène (=la traite des Noirs) qui a enrichi chrétiens comme musulmans. Assez avec Napoléon, la Vendée, la dévastation du Palatinat, Toulouse et  les Albigeois (« tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens »). Et pourquoi donc ? En cette période de folie raisonnée, j’ajoute mon coup de pied de l’âne, foin du Politiquement Correct : sur l’arc de Titus à Rome est célébrée la prise du Temple de Jérusalem par les Romains : on reconnaît entre autres le chandelier à 7 branches…


Oui, la pierre se souvient !

Est-ce pour cela que nous avons des iconoclastes, des briseurs de pierre, qui n’ont pas compris que la mémoire maintenant était mondialisée et numérisée ? Même sans cela, elle est au cœur de l’homme.