Le Pont Mirabeau

 

 

Sous le pont Mirabeau coule la Seine

            Et nos amours

      Faut-il qu’il m’en souvienne

La joie venait toujours après la peine

 

            Vienne la nuit sonne l’heure

            Les jours s’en vont je demeure

 

Les mains dans les mains restons face à face

            Tandis que sous

      Le pont de nos bras passe

Des éternels regards l’onde si lasse

 

            Vienne la nuit sonne l’heure

            Les jours s’en vont je demeure

 

L’amour s’en va comme cette eau courante

            L’amour s’en va

      Comme la vie est lente

Et comme l’Espérance est violente

 

            Vienne la nuit sonne l’heure

            Les jours s’en vont je demeure

 

Passent les jours et passent les semaines

            Ni temps passé

      Ni les amours reviennent

Sous le pont Mirabeau coule la Seine

 

            Vienne la nuit sonne l’heure

            Les jours s’en vont je demeure

 

De Guillaume Apollinaire, dans Alcools.

Ce pseudonyme est tiré des deux prénoms de Guillaume Apollinaris de Kostrowitzky, alias Kostro pour les intimes. Le recueil, dont est tiré le texte que nous allons lire, est paru en 1913 ; Apollinaire a 33 ans. Il n’est toujours pas arrivé à se stabiliser. S’il reste lui-même, «je demeure» - surtout d’ailleurs en tant que regard sur le spectacle du monde qui s’écoule, «la Seine» -rien de ce qui le concerne  ne porte la marque de la stabilité.

 

1) biographie

-          naissance : à Rome, fils naturel d’une polonaise à la morale élastique : elle rompt avec son vieil amant, de vingt plus âgé qu’elle et qui est le père biologique de ses deux enfants, Francesco Flugi d’Aspermont, en 1885 ; elle fréquente les casinos et, en 1899, vit avec un juif alsacien plus jeune de 11 ans.

-          Scolarité : il n’obtient pas le baccalauréat, après avoir fait plusieurs collèges.

-          Métier et activités lucratives : il a déménagé à la cloche de bois, cf. sa pièce du même nom. Précepteur en Allemagne (1901-2), cf. Rhénanes, in alcools. Plusieurs emplois aléatoires dans la banque. Il écrit des romans pornographiques.

-          Vie intime : 3 échecs dont Annie Playden, une anglaise gouvernante dans la famille allemande où il était précepteur. Il la poursuivra de ses assiduités jusqu’en 1904, en Angleterre, d’où cette dernière partira aux E.U. Il s’éprend en 1908 de Marie Laurencin, artiste peintre, mais publie la même année La chanson du mal-aimé qui concerne Annie Playden, malgré une épigraphe positive concernant Marie Laurencin. Il rompt avec cette dernière en octobre 1912 et rédige à cette occasion Le Pont Mirabeau, deuxième poème d’Alcools. au Mercure de France. En 1914, Mme de Coligny-Châtillon est sa maîtresse ; après leur rupture, il demande en mariage Mlle Madeleine Pagès en 1915. En Mars 1916, il reçoit un éclat d’obus dans la tempe et est trépané. Il rompt avec Madeleine ;en 1918, il souffre d’une congestion pulmonaire, il épouse Mlle Jacqueline Kolb en avril et meurt de la grippe espagnole le 9 novembre 1918.

-          Vie sociale : il a été emprisonné 7 jours à la santé affaire qui se terminera par un non-lieu) en 1911 pour ses relations suspectes avec un aventurier belge, soupçonné du vol de La Joconde. Cette péripétie donnera «à la Santé», in Alcools.

 

2)    Alcools

La première appellation de ce recueil est : «eau de vie» (changement de titre dû à Blaise Cendrars). Apparemment, l’ordre y est chronologique, cf. le sous-titre de l’édition de 1913 : Poèmes, 1891-1913, cf. Calligrammes, sous-titré : poèmes de la paix et de la guerre, 1913-1916, toujours au Mercure de France. En fait, s’y trouve un art poétique, pour reprendre le titre de Boileau  A. réfléchit sur sa fonction de poète et de créateur, enveloppé dans un cadre général :Zone, qui évoque la solitude du poète devant sa propre vie (pessimisme initial) et clôture par : Vendémiaire, où s’exprime la soif d’un monde nouveau (optimisme final). Il aborde entre ces deux volets, l’un de fermeture, l’autre d’ouverture, des crises personnelles :

-          sentimentales :

·         Annie Playden (Rhénanes, Les colchiques, puis leur rupture : l’Adieu, la chanson du mal-aimé, l ‘émigrant de Lander Road)

·         Marie Laurencin : Zone, Le Pont Mirabeau ; cf. in Marie : Le fleuve est pareil à ma peine/Il s’écoule et ne tarit pas.

-          accidentelles : à la Santé

Donc, l’unité d’Alcools est due à l’omniprésence d’A., aussi bien individu à la riche personnalité que poète confirmé et à la multiplicité des thèmes autour d’un principe d’opposition : eau/feu ; ombre/lumière ; permanence/écoulement ; pérennité/éphémère. CF. la CONJUNCTIO OPPOSITIO-RUM des Alchimistes pour obtenir la Pierre Philosophale, le Grand Œuvre, grâce auquel le Monde changera d’essence : il deviendra de corporel, spirituel

 

Le texte a le mouvement du lamento, du thrène, de l’élégie scandé par le glas du refrain:

Strophe I : l’eau et les amours passent.

Strophe II : un instant d’éternité physique, trompeur.

Strophe III : parti l’amour, reste l’Espérance , Hélas !

Strophe IV : acceptation du transitoire avec reprise de la première strophe par la rime identique.

 

Le texte est déponctué : lors de la première parution dans Les soirées de Médan, le poème &était ponctué «correctement». En 1913, l’absence de pauses phono-sémantiques au profit des pauses métriques – avec les 4 premières syllabes de chaque second décasyllabe sont isolées à l’endroit attendu de la césure par un artifice typographique – souligne la fluidité, mais aussi la permanence de l’eau, contradictoire vu son écoulement. Tout ceci génère un jeu subtil d’oppositions (donc lecture méthodique linéaire, en fait/ autre possibilité : une lecture méthodique thématique : la permanence # l’évanescence !)…

 

-          D’abord, dans le refrain : cette permanence s’ancre dans les rimes féminines constantes, évoquant la profondeur de l’eau. la valeur des rimes, suffisante, induit une impression de simplicité alliée à la régularité. La reprise de la strophe I en IV induit un effet d’Éternel Retour. Ce que corrobore bien sûr le refrain lancinant ; cette réitération, ce martèlement constant, cet écho répété à l’envi hypnotise le lecteur. Rappelons qu’A. lisait sans aucune intonation expressive, tout à fait platement. Une lecture neutre. L’allitération du 5ème vers en [n] : «vienne, nuit, sonne» n’est pas sans évoquer un tintement de cloche dont la résonance est amplifiée par les e muets. Ce distique, en deux fois sept syllabes (heptasyllabes), avec une seule occlusive sonore [d], ce qui souligne la constance de l’homme face à l’écoulement ininterrompu du temps, transposé musicalement par les liquides [l,r], les sifflante et fricative [s,v]. Ils incarnent la contradiction douloureuse entre le transitoire de toute vie (nuit, heure, jours) et sa permanence subjective, vécue dans l’expérience ineffable du moi (je, demeure) : ceci est conforté par l’harmonie de ces distiques, voire l’opposition interne entre le premier vers, clair, au second, sourd avec ses nasales ; au premier vers, les voyelles sont d’avant  (sauf le o ouvert de sonne), au vers suivant, elles sont vélaires ou d ‘arrière ; tout ceci incarne et la contradiction, et l’apaisement ! L’ambiguïté grammaticale n’est pas de reste ici ; soit un subjonctif de souhait, avec vienne et sonne qui marqueraient l’espoir, dérisoire, en un apaisement nocturne. Mais n’est-ce pas un subjonctif de concession : Bien que la nuit vienne et que l’heure sonne, les jours s’en vont… Ainsi, malgré les dates qui la fixe, la durée s’écoule. de plus, par opposition à ce temps – qu’il soit date ou durée – le poète reste, inentamable, insondable, d’une permanence qui se prolonge indéfiniment sur le e muet de : je demeure, comme sur toutes les rimes féminines du poème, d’ailleurs. Mais ce pourrait être aussi un subjonctif de condition : si la nuit vient, l’heure sonne, les jours s’en vont. . ceci soulignerait qu’aucune action humaine n’a prise sur le temps. Mais la Pensée resterait alors permanente, face au Mouvant (cf. Bergson !). Notons que les oppositions sémantiques, voire lexicale, abondent : nuit/jour ; venir (arrivée), s’en aller (départ), lui-même aux antipodes de : demeure. Aussi, l’opposition entrer le singulier et le pluriel : la/les, lui-même en rupture avec le pronom personnel de première personne : je. Ce jeu d’opposition se retrouve dans le fil du poème

 

-          Certes, le pont Mirabeau s’impose par sa masse d’emblée, et par sa répétition écrasante (1,9,22). Mais cette stabilité est comme niée par le coule et l’inversion du sujet. La syntaxe elle-même est instable : à quoi rattacher : et nos amours ? Phonétiquement au v. 1, ou au v. 3, en extra-position  emphatique repris par : en ?  Les temps sont incohérents : coule, présent de vérité générale, avec l’imparfait : venait, vérité générale elle aussi : toujours, déniée en même temps qu’elle est posée. La réticence est extrême : Faut-il ? avec la dépersonnalisation impliquée par les deux il, la personne devenant pur objet passif, simple miroir (cf. Mirabeau, beau miroir , avec le reflet de l’eau?). La tristesse en est ainsi rendue plus présente, donc prenante. Si Apollinaire traversait souvent ce pont métallique et avait le souci de faire entrer dans la poésie le monde moderne, cf. le premier vers de zone : Bergère, ô tour Eiffel, le troupeau des ponts bêle ce matin, cette masse inamovible s’oppose à l’eau et donne sa permanence matérielle au pont qui sera plus loin formé par les bras : c’est l’union de deux rives séparées par le fleuve de la vie. En fait, le premier vers décrit une réalité objective que nous allons retrouver en 22, mais appesantie par une rêverie mélancolique, présentée d’abord comme telle : venait toujours, avec l’imparfait de narration d’une action qui a duré dans le passé, puis redevenue réalité : restons est à l’impératif présent ; Ceci ne va pas sans réticence, comme l’indiquait le : faut-il ? Nos allées et retours dans le texte correspondant bien au ressassement sans fin du poète, Faut-il d’ailleurs qu’il se souvienne de ses amours passées ou du retour de la joie, sachant que la rupture est là, malgré tout : m’ après nos (lui+Marie Laurencin). L’ordre du cosmos est bouleversé : la règle du toujours ne s’applique plus. L’utilisation des articles définis indique qu’Apollinaire tire une leçon générale en échappant aux anecdotes de la vie quotidienne. L’effet de complainte est accentuée par la structure même de ce tercet, qui existe bien phonétiquement : soit 3 vers en fait de 10 syllabes, le second étant en rupture, sur la césure : Et nos amours, qui devient ainsi une rime sans écho, abolie pour reprendre un terme mallarméen… Amour renvoie donc à toujours, mais en rime interne. Il n’est pas surprenant alors qu’il appelle de ses vœux la nuit : le temps présent est insupportable. Une solution à cet état de déréliction : se réfugier dans le rêve : restons (avec le nous du couple), après s’être présenté comme masse inamovible dans son désespoir : je demeure, par delà l ‘écoulement des minutes, des heures, des jours, comme l’eau. Par un effort de volonté (restons) il échappe au changement universel – grâce à la poésie en fait ; il lutte ainsi contre l’inéluctable sans cesse remâché, contre l’accumulation absurde du temps  qui n’apporte ni ne crée rien. Une solution : la communion des corps : les mains dans les mains, qui s’imposent par la répétition, mais fallacieuse, car les âmes divergent, si les yeux sont le miroir de l’âme :face à face, regards. La lassitude a séparé les amants, rupture marquée par la rupture due au blanc de vers juste après la préposition et par l’hyperbate. Un échange pourrait-il se faire ? Passe ?, avec effort certes, vu sa place à la rime. Autre rupture : un instant, des éternels regards passe phonétiquement pour le sujet de :  passe. Le : si souligne que le flux, le courant ne passe plus entre les deux amants. L’onde est en adéquation avec les mouvements de l’âme des partenaires, comme les voyelles ouvertes s’opposent à celle fermée de si. Le refrain revient, chargé d’une lassitude accrue : l’intimité physique, une fois les deux âmes séparées, ne permet pas de garder l’amour. Le poète revient alors à lui-même et au fleuve, en étant passé par le : je demeure, qui permet justement ce retour : lui reste fidèle (du moins dans le texte !). cette réintroduit la vie du paysage, avec malgré tout une certaine distanciation, vu l’outil de comparaison. Il y a progrès : il pleure maintenant l’amour en général. Les départs répétés de ce dernier sont soulignés par l’ambiguïté de la construction de la comparative qui concerne, en facteur commun, les deux constatations désabusées : l’amour s’en va, comme une vérité générale à méditer, pour mieux s’en persuader, et donc ne plus en souffrir. Comme la vie est lente, en hiatus est soit une exclamation empreinte de soupirs, soit une autre comparative, car cette possibilité, détruite par le et n’est ainsi éludée qu’au début du v. 16.Il remâche donc sa lugubre constatation, d’autant plus blessante que l’Espérance (avec un e majuscule, pour lui donner toute sa valeur spirituelle, comme si c’était la deuxième vertu cardinale, après la Foi, avant la Charité) est vivante, comme l’exprime la forte diérèse de l’adjectif : VI-O-LENT(E). Nous avons l’impression d’un soupir lamentable, car elle est là, irréductible, au fond de nous, par delà les échecs passagers : l’instinct vital nous pousse à poursuivre notre quête, notre chasse, pour reprendre Pascal, alors même que nous venons de perdre notre prise. Entre sa raison et cette espérance (=le divertissement pascalien, qui nous fait justement échapper à l’angoisse de notre destin !), le poète reste écartelé, comme le soulignent les deux comme en début de vers, la rime flottante en rupture : va. Le refrain revient alors pour attester de la permanence du regret. La quatrième strophe rend plus poignante l’impression d’un écoulement inéluctable : passe 3 fois, le temps s’allonge : jours, semaine ; les modes sont en distorsion : subjonctif ou indicatif ? Le souhait se mêle ici inextricablement avec l’indicatif de constatation. La suppression de le (dans temps passé), certes marque d’archaïsme insiste aussi sur son sens de vérité inéluctable, avec l’anaphore de i, comme pour mieux repousser ce désir irrépressible, mais fou. Quoi qu’il en soit, le poète reste tel qu’en lui-même. Les amours ne promettaient qu’une fallacieuse éternité (ne qui n’est pas surprenant, vu le nombre des maîtresses en titre d’Apollinaire, compte non tenu des femmes de passage, contre espèces sonnantes et trébuchantes ; cf. Marizibill, in Alcools.. La reprise des rimes de la dernière strophe nous ramène au point de départ, en une forme d’Éternel Retour : en fait, il faut longtemps se répandre en lamentations avant que d’oublier un écher. L’écoulement de la Poésie aurait donc été un temps inutile?  Mais la peine a été bercée pendant ce temps par la musique des mots et du fleuve. Reste l’image du poète pétrifié dans sa souffrance, avec la conscience de son identité profonde…

 

Ainsi, par delà la facture moderne de cet ensemble (déponctuation, ambiguïtés multiples des constructions , rime sans écho, la collusion entre le rêve et la réalité, fantastique : le pont s’humanise en bras), Apollinaire respecte la tradition classique en reprenant deux thèmes fréquemment concomitants : 1) la femme et la fuite du temps comme chez Ronsard; 2) l’eau et le temps, comme chez Lamartine. Il nous touche aussi par la suggestion de l’onde, vu les sonorités et la rupture rendue tangible (par ex. le jeu entre les décasyllabes et les heptasyllabes, le tercet rompu).