I - Genèse de M. L.

 On ne connaît actuellement l’auteur, l’abbé Prévost, que par cette œuvre alors que ce fut un polygraphe : en attestent simplement les 6 tomes des Mémoires et aventures d’un homme de qualité qui s’est retiré du monde qui précèdent notre… extrait… ou le Cleveland.

On peut donc être tenté d’en donner une biographie, comme si elle pouvait à elle seule expliquer l’œuvre et son succès… Mais cette dernière s’inscrit aussi fortement dans son époque ; de même, elle n’est pas étrangère à un processus de création hautement maîtrisé…

 1)   Sources anecdotiques ou historiques de M. L. :

 Ce chef-d’œuvre n’est pas apparu ex nihilo : le Journal de la Cour et de Paris du 12 octobre 1733 laisse entendre que ce texte faisait «jouer à des gens en place des rôles peu dignes d’eux». C’est laisser la part belle à la recherche dans ce qui serait un roman à clés (rp=réalité -du temps- présent), bien dans le goût du temps… Qu’en est-il ?

A)  les personnages secondaires :

- Les maisons de jeu tenues par de grands seigneurs, comme l’Hôtel de Transylvanie, ont bien existé. Ainsi, François II Rakoczi serait le prince de R du roman, ce qui reste purement anecdotique, puisque ce prince – qui ne joue aucun rôle dans l’intrique, n’était pas présent à Paris mais à Clagny, pour être plus prêt de la cour, jusqu’en… 1714 ; en 1716, les officiers du prince quittèrent l’hôtel qui fut donné à bail à un valet de pied du duc d’Orléans ; au reste, cette date de 1714 est en contradiction avec la période de déportation à la Nouvelle Orléans…

- Le garde du corps, Lescaut, est un personnage-type, loin d’être inventé.

- Ajoutons que G. M. pourrait être la siglaison des initiales du baron Élizée Gilly de Montaud, fermier général (rp) en 1720 seulement, directeur, à ce titre, de la Compagnie des Indes et chargé spécialement de la Louisiane. Sa position pouvait lui faciliter la procédure sommaire utilisée pour déporter Manon, même si, dans l’édition originale de 1731, le même personnage s’appelle M. G. (ou serait-ce un leurre ?).

- Et M. de T. Ne serait-ce point Charles de Trudaine de Montigny, devenu en 1720 également? Prévôt des marchands (rp) et, à ce titre, administrateur (rp) de l’Hôpital (rp). Son fils, Daniel-Charles, né en 1703, a eu sans doute ses entrées dans l’établissement, d’où l’aide qu’il a pu apporter à nos deux tourtereaux… Quoi qu’il en soit, à supposer que Prévost ait eu en ligne de mire de tels hauts personnages, ceci ne prouve en rien les turpitudes que le roman leur prête…

 B)  les personnages principaux (ou protagonistes, au sens non étymologique du terme !)

Tiberge : le nom peut-être, si tant est que Louis Tiberge, abbé d’Andrès, directeur du séminaire des Missions Étrangères, un pieux ecclésiastique, ait pu inspirer le personnage du roman, alors que le premier, mort en 1730, aurait été, douze ans plus tôt, séminariste débutant ?

Des Grieux ? un Charles-Alexandre de Grieux, né en 1690, mort en 1769 ? Mais dans ses Mémoires d’un Homme de qualité, Prévost à mis en scène sous leur nom des personnages plus ou moins publics, morts depuis peu et souvent étrangers. Nous sommes loin de cela avec ces deux personnes, peu connues et contemporaines de l’auteur ! On a pu voir en un certain René du Tremblier, né à Angers, qui se faisait nommer Avril de la Varenne, l’original de des Grieux, tout du moins en Louisiane, avec une femme Froget : arrivés en Louisiane, ils se donnent pour mari et femme, alors que la femme Froget a eu 3 enfants, laissés en France, de son… véritable mari ? Parti pour affaires chez les Illinois (ça ne s’invente pas !), La Varenne est trompé par sa femme, avec son… patron (qui avait déjà aidé cette dernière à s’enfuir des prisons de Nantes !) (C’est mieux que TF1, quand tu nous tiens ! Merci Loana !). Certains vont jusqu’à prétendre que l’abbé Prévost aurait rencontré un convoi de ce type, mais en… 1728, alors qu’un arrêt du Conseil du 9 mai 1720 supprime les départs pour la Louisiane des pensionnaires de la Maison de Force.

Lescot ou Lescaut, est fréquent dans la bourgeoisie parisienne du temps… Et Manon ? On en trouve au moins un avatar : une certaine Antoinette, dite Toinon, orpheline de sa mère et en fugue, eut une fille bien nommée Marie-Madelaine, dite Manon, d’un nommé Aydou, échappé des galères. Récupérée par son grand-père qui l’éleva de son mieux, sa mère la fit enlever à12 ans par un soldat du régiment des gardes, son premier amant fut Louis-Antoine de Viantaix, âgé de 21 ans, fils d’un conseiller au présidial de Besançon. Ce dernier enleva à son tour celle Qu4il appelait sa femme. Fille, mère et amant de se chamailler jusqu’à ce que le grand-père y mette le holà avec un placet qu’il adresse au lieutenant de police, en sollicitant une lettre de cachet pour faire enfermer Manon pour sa vie, et en demandant le secret de peur de représailles de l’amant ainsi déconfit… A 14 ans (sic !), Manon Aydou est enfermée à la Salpêtrière. L’amant s’obstine (ah ! l’amour !) : il supplie le grand-père de lui laisser épouser sa Manon, accumule démarche sur démarche et finit par se retrouver relégué à Besançon où, assagi, il se marie et finit en respectable vieux soldat. Et Manon ? Une première demande de mise en liberté échoue en 1724 malgré la mort du grand-père. 3 ans plus tard, la Supérieure la lui refuse, à cause de «sa grande corruption, même dangereuse avec son sexe». Et elle n’en sort qu’en 1731, soit 10 ans plus tard, sur l’intervention inattendue du Chevalier de Sarrobert, capitaine des chasses du duc de Bourbon, lui-même ancien premier ministre. Il serait insultant de relever toutes les rencontres entre cette aventure et celle de Manon et de son chevalier : pour mémoire, comme l’héroïne du roman, Manon est d’origine bourgeoise, elle est jolie à ravir, elle est au moins partiellement victime de son milieu. De Viantaix est cadet de famille, tournant à l’aventurier, et consent, malgré son amour sincère, à vivre de sa maîtresse, donc un greluchon. C’est bien montrer de façon éclatante la vérité sociale et psychologique de ce roman.

C)  Realia (=les réalités, en latin ; terminologie d’historien…):

- Les filles de mœurs légères qui n’appartenaient pas à un théâtre – cf. Jenny Colon, aimée de Gérard de Nerval, un siècle plus tard ! – pouvaient être enfermées à l’Hôpital, à la discrétion de la police : à côté de leurs fonctions publiques d’hôpitaux pour les incurables et de maisons de retraite, ces établissements servaient aussi de lieu de détention pour les mendiants, les vagabonds ou les femmes de mauvaises mœurs, en fait tous les marginaux – les hôpitaux psychiatriques sont la suite logique ! En 1719-1720 des convois de ces prisonnières furent envoyés au «Mississipi», pour peupler cette colonie… Cela avait déjà été  le cas pour le transport à Cayenne ou aux Antilles (ah ! les îles !)  de filles tirées des hôpitaux généraux du royaume pendant le XVII (cf. double règlement de Colbert en 1684) ; Ce mode de peuplement fut appliqué à la colonie du Mississipi plus tard, pour un temps limité. Différents convois partirent pour la Louisiane, tous à partir de Rochefort, sauf un à partir du Havre, le 27 mars… 1720 : 24 voitures, 140 captives (soit comme dans le roman, 6 par voiture !). Notons que la plupart sont entrées à La Salpêtrière pour débauches, ou débauches et ivrognerie, donc par sentence de police, mais qu’une petite partie est déportée à la requête de leur famille ou de quelque personnage influent. Dans ce cas, il y a eu enquête et avis du lieutenant de police pour que cette demande soit satisfaite. ! C’est la procédure adoptée à l’encontre de Manon.  Encore plus fort : une trentaine d’archers commandés par un lieutenant de robe courte constituaient l’escorte. Des jeunes gens montés sur plusieurs carrosses  accompagnèrent le convoi à sa sortie de paris. A la première étape, quelques gardes du corps firent évader 6 femmes, dont Marie-Antoinette Néron, qui devint la maîtresse de Cartouche et qui fut pendue avec lui. On voit combien Prévost a respecté – souci rare à son époque – la vérité historique de son temps.

 Les mœurs et les realia présentés sont donc bien ceux de la régence, et du «Système». Mais on ne voit en quoi ils peuvent être à la source des situations, à fortiori des sentiments décrits dans le roman

 2)   sources autobiographiques :

l’abbé Prévost est né le 1er avril 1697 à Hesdin, en Artois, dans un milieu bourgeois, comme ceux  aisés du temps en passe d’accéder, via les charges de judicature à la petite noblesse de robe ; 2 de ses frères entrèrent dans le clergé, les deux autres furent magistrats. Antoine-François  hésita longtemps entre la profession ecclésiastique et le métier des armes ; on lui appliqua ce vers de la Henriade de Voltaire :

«Il prit, quitta, repris la cuirasse et la haire.»

A la mort de sa mère, en 1711, son père  le mit au collège des Jésuites d’Hesdin, où il fit sa rhétorique (=1ère). Il les quitte pour s’engager pendant la guerre de la Succession d’Espagne, terminée en 1713 par le traité d’Utrecht. Il fait, à la fin de cette guerre (avril 1713) une seconde année de rhétorique. Il entre chez les Jésuites en 1717, à La Flèche, comme élève de logique, première année du cours de philosophie. Au bout d’un an, de petits écarts de jeunesse. Derechef, un second noviciat, puis un passage à l’armée, un séjour en Hollande, car craignant les remontrances d’un père tendre, mais rigide. Puis, dans le Pour et Contre :

«La malheureuse fin d’un engagement trop tendre me conduisit au tombeau : c’est le nom que je donne à l’ordre respectable où j’allai m’ensevelir»,  donc chez les Bénédictins de Saint-Maur en 1720, à Jumièges, avec profession de foi en 1721. Sachant que l’action de Manon se situe entre 1719-1720, il est tentant de voir dans cet engagement sentimental l’origine de sa trame. Il se fait appeler le Prévost (cf. la dilection de Prévost pour les pseudonymes), mais formule ses vœux, selon lui avec «toutes les restrictions intérieures qui pouvaient l’autoriser à les rompre» ! On retrouve ici le comportement cher au Chevalier, qui n’est jamais en peine d’une excuse, d’une tergiversation, d’un ergotage pour se disculper et refuser de regarder sa vérité en face. Quoi qu’il en soit, il passe à l’abbaye de Saint-Ouen, puis au Bec, pour y étudier la théologie. Ceci ne l’empêche de collaborer, apparemment à un écrit satirique (rp) : Les Avantures de Pomponius, chevalier romain, ou l’histoire de notre tems, en 1724, où il apprécie le Régent (rp), excuse le sentiment amoureux, prône la prééminence de la forme sur le fond… Ordonné prêtre ;en 1728, il entre au monastère bénédictin de Saint-germain des Prés. Collabore au tome V de la Gallia Christiana. Entre-temps, il rédige et obtient du Garde des sceaux la permission d’éditer les deux premiers tomes des M. d’un H.  … Et il quitte son abbaye. Pourquoi ? «Las d’un joug dont je ne m’apercevais pas, je pris l’occasion d’un petit mécontentement que je reçus du R. P. général et de quelques facilités qui me furent offertes pour le secouer tout à fait». Son mécontentement ? La suspicion dont on l’entourait dans sa congrégation : trop brillant, trop couru, trop connu. Les facilités ? L’abbé Prévost fréquentait le salon de Mme de Tencin, elle-même ancienne moniale relevée de ses vœux par un bref pontifical (rp) (mais non fulminé, c’est-à-dire rendu public et valide en France, église gallicane). Un érudit bénédictin soutient que Prévost obtint l’octroi d’un bref de translation qui lui permettait de rejoindre le clergé séculier, en quittant le clergé régulier, de façon canonique. Rien n’est moins sûr. Mais c’est peut-être le cas, puisque Prévost semble avoir attendu dans sa famille les effets de sa démarche. Les Supérieurs de la Congrégation de Saint-Maur demandent dans un placet (rp) au Lieutenant de police l’arrestation du défroqué (rp)., l’ordre d’arrêter Prévost et de le conduire en prison est expédié à la police. Prévost touche de ses libraires de l’argent pour son manuscrit des tomes III et IV des M. d’un H. Et il se réfugie en Angleterre, tout en se convertissant au protestantisme. Par opportunisme ?  L’abbé Prévost de toute façon ne s’embarrasse pas de querelle religieuse ni d’inquiétude métaphysique. C’est tout juste s’il semble professer un christianisme éclairé. Prévost mit peut-être à profit ce premier séjour en Angleterre pour écrire M.L. Sans s’oublier, comme le montre l’auteur inconnu des Mémoires du chevalier de Ravanne : Prévost a été précepteur de Francis Eyles, fils de John Eyles, ancien directeur de la Banque d’Angleterre et sous-gouverneur de la South Sea Company – on retrouve cet entregent chez des Grieux. Apparemment, il en profite pour conter une fleurette assez poussée avec la fille de son protecteur, qui la marie, pour éviter un plus grand mal, avec un grand seigneur et fait passer Prévost en Hollande, chargé de présents. Ce dernier fait éditer en 1730 les 4 premiers tomes des M ; d’un H. par la Compagnie des Libraires d’Amsterdam. Il éprouve une grande passion pour une femme Lenki Eckhardt («une véritable sangsue, qui avait épuisé la plupart de ses amants», d’après Ravanne ; femme mûre, ancienne maîtresse d’un colonel suisse, dont elle avait eu plusieurs enfants : on est loin ici du portrait de la véritable Manon, ce d’autant plus que sa connaissance des hommes poussait Lenki à une jalousie féroce (#  fidélité du cœur), tout en poussant Prévost à écrire page sur page pour qu’il défraie le couple de ses dépenses par un travail de forçat), pour laquelle il commit des délits dont l’un passible de la peine de mort (un faux billet à ordre) ; notons que ses relations avec cette dernière ne prirent un tour dramatique qu’à partir de fin 1732, avec dès le début de leur liaison (fin mars 1731), des besoins d’argent pressants : trait commun avec Manon, outre l’impact sexuel, cette dame ne peut vivre sans argent.. Or tout prouve que M. L. n’a pu être livré à l’impression plus tard que février 1731… Au reste,  c’est une ironie de la création littéraire que de voir un créateur faire preuve de prescience, une sorte de vision prémonitoire, en affectant un de ses personnages de traits de caractère dont il éprouvera l’effet pernicieux à titre personnel…. Ceci corrobore la forte inscription dans le réel  de ce roman. Prévost repart en Angleterre (1733) comme précepteur, en laissant des dettes, et avec l’avance de ses libraires sur des productions promises ! C’est là qu’incapable de subvenir aux besoins de Lenki (désireuse de se caser comme dame de compagnie d’une dame de distinction – rêvez, Mlles !), il falsifie une lettre de change ; heureusement pour son cou, la victime, le chevalier Eyles (!) retira sa plainte. Echaudé, il retourne en France, faire d’abord pénitence : il refait son noviciat au monastère de la Croix-Saint-Leufroy. Son bref de translation est enfin fulminé. Il devient aumônier du Prince de Conti début 1736. Des bruits peu complaisants courent sur sa remise en ménage avec Lenki !  Finalement, Prévost se retire à… Chaillot, et accomplit le rêve de des Grieux après la première trahison de Manon. Prévost mourut d’une rupture d’anévrisme en revenant de dîner chez des religieux… Il fut enterré comme bénédictin !

 3)   sources littéraires : les précurseurs.

Daniel Defoe, avec le réalisme indiscret dont il fait preuve dans sa Moll Flanders, le roman d’une courtisane, a servi d’antidote à Prévost contre le virus du ton noble du roman de tradition française, tare dont souffre les M. d’un H.

Les Illustres Françaises de Robert Challe, puisque Prévost reprend le même type de titre : Histoire de M. de X et de Y (une roturière, appelée par son prénom) ; des Grieux rentre dans la même classe que les des Prez, des Rouais, des Frans, et la première héroïne des sept histoires se nomme Manon Dupuis (à ce propos, là où le texte français évoque le ressentiment de des Ronais qui croit sa Manon infidèle, par une courte phrase : «j’estime vos faveurs à l’égal de celles des courtisanes», la traductrice en anglais, une protestante réfugiée, Mme Aubin ajoute: «ingrateful, deceitful Manon…» : on retrouve bien les accents passionnés chers à Prévost : «infidèle et parjure Manon (…), fille ingrate et sans foi»). Nous relevons toute une série de coïncidence s entre le recueil de Challes et le roman de Prévost, cf. de M. des Prez et Mlle de l’Épine, prénommée Madeleine. Ils se marient secrètement. Mis au courant, le père, rigoureux, fait transférer son fils à Saint Lazare. La jeune fille, enceinte, se retrouve parmi les filles perdues à l’hôpital, où elle succombe en mettant au monde un enfant mort-né. Et le jeune homme raconte avec émotion cette histoire, deux ans après l’événement, comme des Grieux : comme lui, il nous fait part de son désespoir et de sa rage au moment où, arrêté, il ne peut aider son aimée.  Comme le père de des Grieux, le père de des Prez est indulgent pour son fils mais intraitable sur le chapitre des mésalliances. L’histoire suivante, Histoire de Monsieur des Frans et de Silvie présente un caractère féminin proche de celui de Manon. Lors d’une scène de jalousie, Des Frans accable Silvie de ses mépris. Mais elle se jette à ses genoux :»Que voulez-vous, perfide ?… Je jetai les yeux sur elle dans ce moment ; je me perdis. Elle était encore à mes pieds, mais dans un état à désarmer la cruauté même. Elle était tout en pleurs ; le sein qu’elle avait découvert, et que je voyais par l’ouverture d’une simple robe de chambre, ses cheveux qu’elle avait détachés pour se coiffer de nui (…) et qui la couvraient toute ; sa beauté naturelle que cet état humilié rendait plus touchante, ne me firent plus voir que l’objet de mon amour et l’idole de mon cœur. Le puis-je dire sans impiété ? Elle me parut une seconde Madeleine. (…)j’étais dans un état d’insensibilité qui, tout vivant que j’étais, ne me laissait pas plus de connaissance qu’à un homme mort… Il finit par retrouver son meilleur ami dans son lit, un jour qu’il rentrait voir Silvie sans l’avoir prévenue (une leçon de vie pratique à méditer !) . Tout se terminera tragiquement : Silvie se laissera mourir dans un couvent… Enjouée, amoureuse des plaisirs, double, inconstante et volage, elle préfigure Manon, alors que des Grieux aura des accents que ne rejetterait pas des Frans.

 4)   l’histoire, un genre littéraire relevant de critères précis

a) avec une structure externe:

·        un encadrement : Vers 1670, le public se détourne brusquement du romanesque et du merveilleux pour exiger des récits d’aventures, non seulement vraisemblables, mais encore que l’on faisait passer pour vraies. Prolifèrent alors des genres prétendument historiques : Mémoires, nouvelles historiques (cf. La princesse de Clèves), relations… la veine reprend celle de Boccace, avec son Décaméron et ses nouvelles amoureuses, comme l’Heptaméron de Marguerite de Navarre. Mais notons la présence d’un encadrement : une trame supporte les différentes histoires. En fait, une histoire se trouve fréquemment insérée dans un roman ; elle est contemporaine, sérieuse, mais non historique, tragique quoique se déroulant parmi des personnages de condition moyenne. Et Prévost reprend cette technique : il place son histoire dans un recueil nettement plus vaste, mais de façon autonome : à la fin des Mémoires d’un Homme… ; il économise ainsi la présentation de l’histoire, avec un introducteur honorable, qui confère à ce récit toute l’autorité que le marquis de Renoncour  possède par son âge et sa grande sagesse : ce dernier est le garant de la véracité de ce qui est dit et induit un préjugé favorable à l’endroit des deux héros.

 ·        L’existence d’un narrateur ; donc au lieu d’un auteur omniscient et lointain, le lecteur est confronté à un simple conteur, soumis aux besoins communs, comme la nécessité du repos ou de se restaurer (cf. le souper qui coupe le récit), qui commente l’histoire, se permet des effets d’annonce, qui a le droit à l’erreur et à l’ignorance de faits dont il n’a pas été le témoin direct, qui peut hésiter sur les motifs secrets qui poussent les autres. Le choix par Prévost d’un narrateur partie prenante, voire essentielle, des actes décrits permet aussi de doubler l’émotion, puisque le narrateur la revit en même temps qu’il l’évoque…

·        L’oralité du texte : là où le roman traditionnel est noble, où les Mémoires ont un ton grave, car ils relèvent de l’Histoire, l’histoire bénéficie d’un style naturel et familier, voire relâché, ce qui augmente d’ailleurs sa crédibilité ! L’impression de jaillissement spontané du texte est due à la présence douloureuse du narrateur qui donne toute leur résonance à des phrases toutes simples, comme à un vocabulaire qui l’est tout autant. Un autre effet est de limiter les dimensions de l’ouvrage alors que Prévost est un polygraphe, élégant certes, mais très verbeux !

 b) Après le contenant, le contenu :

Challe: «ce sont des vérités qui ont leurs règles toutes contraires à celles des romans»:

 II – signification de M. L.

 1)   bilan :

Montesquieu : «le héros est un fripon et l’héroïne une catin». C’est la réalité : des Grieux, sous ses grands airs vertueux, est un assassin, un tricheur, un peu souteneur, à la limite du greluchonnage. Manon est une fille entretenue qui vend ses faveurs au plus offrant, même si elle essaie, pour complaire à son amant, de toucher le prix sans livrer la marchandise… Mais pour nous ce fripon reste honnête et cette catin conserve sa pureté. En fait, «il y a bien de l’art à intéresser aux infortunes de deux semblables personnages».

 2) Comment ?

a)   L’auteur suscite en nous de la sympathie pour les héros, en n’intervenant jamais : les dehors sont faussement objectifs. Avons-nous conscience que notre jugement sur Manon nous a été imposé par le marquis de Renoncour, dès la première rencontre : «sa vue m’inspira du respect et de la pitié», alors que Manon, en fait, a mérité – elle au moins – ce traitement ! Tout ce qu’elle fait nous est présenté par un des Grieux encore amoureux ! Et quel impact sur autrui ! Tout le monde, sinon y passe, du moins est touché par ce personnage «charmant, jeune, traînant tous les cœurs après soi», Racine, Phèdre, II, 5. Nous nous faisons une image secrète de Manon puisque, comme de juste, le narrateur n’a aucune raison de la présenter au marquis de Renoncour   puisqu’il l’a déjà vue ! charmante, aimable, sa beauté, oui ! C’est une création du lecteur, nous avons une connaissance lyrique de Manon. Et le couple est ravissant : le gardien de Manon à la prison de l’hôpital est prêt à tous les risques pour faire évader Manon !

b)   La société qui les entoure est sans morale : cf. le frère de Manon, et la longue tirade à son père qui lui rend visite à la prison du Châtelet, son mépris affiché pour la civilisation occidentale devant Manon quand il le retrouve dans le convoi. Mais ce ne peut être que des circonstances atténuantes.

 3) Pourquoi ?

a)   des Grieux : En fait, Prévost prêche une morale de l’irresponsabilité. Manon trompe pour la troisième fois son chevalier ? Elle pèche sans malice, elle est droite et sincère. La casuistique (rp) est à l’œuvre : c’est l’intention qui compte ; ce qu’on appelait chez les jésuites la direction d’intention. Des Grieux se disculpe par ex. de son assassinat, car il est dans un cas où la nécessité justifie, pour sauver, non sa vie, mais un bien tout aussi précieux : sa liberté. Soyons clair : en stricte théologie morale, l’intention morale, constitutive de l’acte, demande chez celui qui la conçoit une pleine liberté de manœuvre ainsi qu‘ un jugement éclairé sur la valeur de l’action envisagée. Or, le Chevalier agit toujours sous la pression des événements : il n’a jamais le choix, il se conduit, dixit le Lieutenant général de Police, avec «plus d’imprudence et de légèreté que de malice», comme Manon d’ailleurs : «légère et imprudente». Ils sont jeunes ; il n’y a pas d’intention perverse, claire et bien arrêtée de mal faire. Au reste, comment juger autrui, qui nous restera définitivement opaque ? comment être totalement informé des véritables intentions qui donnent sens aux actes ? Il y a un abîme entre ce que l’on est et ce que l’on fait(cf. l’excuse enfantine : «j’ l’ ai pas fait exprès» relève de la même manœuvre dilatoire et spécieuse !) , et ce scandale est significatif de la condition humaine. Pour Prévost, il faut juger les gens sur ce qu’ils sont – et tous le montrent, Renoncour, comme le Supérieur de Saint-Sulpice – et non sur ce qu’ils font. Comme Dieu ? Sonder les reins et les cœurs, saisir l’essence de l’être, en faisant abstraction des accidents de son histoire, d’où l’importance de la sincérité… vraie, avec les mots : nature, naturel, naturellement. Les cœurs sensibles communiquent directement, et l’intelligence raisonnante ne peut, par le langage, rendre compte de notre singularité, qui fait de nous un être d’exception : en fait, le sentiment est irréductible et incomparable et chercher à l’exprimer est tenter de faire passer de l’inconnu au connu, ce qui est impossible ! Et le sentiment d’amour est le plus doux des plaisirs : ainsi, des Grieux, après toutes ses tribulations : «Pourquoi nommer le monde un lieu de misères, puisqu’on y peut goûter de si charmantes délices ?» Il y a une religion de l’amour, et la quête de Manon s’apparente aux exercices ascétiques des saints… «L’amour est une passion innocente», mais «leur faible est de passer trop vite» ; c’est là le scandale humain. A Tiberge (puisqu’il sait intellectuellement, raisonnablement, qu’il doit cesser d’aimer Manon) : «Je reconnais ma misère et ma faiblesse. Hélas ! oui, c’est mon devoir d’agir comme je raisonne ! Mais l’action est-elle en mon pouvoir ?». Des Grieux est trop faible face à son désir, sa passion.

b)   Manon : elle, elle a son «penchant au plaisir», avec l’angoisse de manquer d’argent qui lui gâcherait tout si elle ne faisait pas le nécessaire avec son corps pour la calmer : «elle aimait trop l’abondance et les plaisirs pour me les sacrifier». Et des Grieux est conscient qu’il ne peut réformer sur ce  point celle qu’il aime, car la constance de cette dernière est de céder. Comme si son corps lui était étranger ; au reste , le plaisir d’amour est un parmi d’autres, et elle ne comprend pas plus des Grieux que des Grieux ne la comprend : «la fidélité que je souhaite de vous est celle du cœur» : c’est la différence entre l’amour-passion exclusif, et le goût affectueux et tendre pour un autre, auquel on s’abandonne quand les autres besoins sont assurés. En fait, les deux amants ne sont pas sur la même longueur d’onde, d’où l’impression qu’a des Grieux d’être face à un animal aux réactions incompréhensibles. N’y a–t-il pas en lui une tentation de bestialité ? Comme le pensait Barbey d’Aurevilly…

c)   La fatalité :  Pour reprendre la théologie de la Grâce, des Grieux ne reçoit pas une grâce efficace, il en manque et est emporté par sa passion. Mais Dieu a peu à voir ici : il s’agit plutôt de fatalité astrologique : «par quel funeste ascendant on se trouve emporté tout d’un coup loin de son devoir», voire destin héréditaire quand il dit à son père : «se peut-il que votre sang, qui est la source du mien, n’ait jamais ressenti les mêmes ardeurs ?». En fait, le Péché originel nous conserve la liberté, ce n’est pas le cas de des Grieux : sa passion extraordinaire  relève de la fatalité antique. Au reste, dans l’édition de 12753, Prévost laïcise son héros, qui oublie bien vite les leçons et le vocabulaire du séminaire…En fait, tout se passe comme si toute doctrine servant à disculper le héros était bonne à prendre ; ainsi la doctrine janséniste de la faiblesse de l’homme, voire la misère de l’homme sans Dieu, chère au pascal des Pensées es-elle même reprise par l’abbé des Grieux. Pour finir, la délectation n’est victorieuse et n’emporte le cœur que si la volonté abdique…   En fait, des Grieux relève de la tradition tragique : «fatal, funeste» sont scandés de façon obsédante… le langage de la tragédie affleure, sans que ses outrances soient senties comme telles, vu, encore un fois, la présence du narrateur. Il est victime de la malignité du sort, ce qui n’est pas une notion chrétienne . Et l’amour l’excuse, en bon héros tragique, il est la première victime des maux qu’il cause, et ses fautes, pour basses qu’elles soient, ne sont pas vulgaires et ne méritent pas le mépris : «les mauvaises actions du héros», note Montesquieu, «ont pour motif l’amour qui est toujours un motif noble, quoique la conduite soit basse.».

Le dieu de des Grieux est bien l’amour : son mépris pour Manon volage ne le détruit pas, il est plus fort que tout : «Elle me tient lieu de gloire, de bonheur et de fortune». N’évoque-t-il pas «la honte et l’indignité de [s]es chaînes ? «. c’est la vieille éthique de la gloire, que celle du sentiment remplace, sous nos yeux… Comme à plaisir, Prévost roule le monde tragique et ses sentiments dans la réalité la plus basse, celle du roman picaresque (rp) fait d’intriques inavouables et d’incidents qui rebondissent : 2 enlèvements, 5 vols ou tentatives, 2 meurtres, un incendie, 4 emprisonnements, 1 séquestration, 1 déportation, 1 fuite dans le désert, etc. la tragédie quitte l’Olympe et la cour pour les bas-fonds de Paris. Il y a là un effet burlesque, mais sans effet parodique : c’est en chemise que des Grieux, surpris avant de se mettre au lit avec Manon dans le lit du fils G. M. , se targue de son sang noble : c’est bien une disharmonie calculée. Mais ce burlesque, loin de provoquer le rire chez le lecteur, ne le rend que plus sensible à son malheur : les circonstances même les plus anodines se liguent contre lui. Notons que la crudité des expressions s’affaiblit d’une édition à l’autre, comme si la charge de réalisme était devenue trop lourde pour le héros, aux yeux de l’auteur, effrayé peut-être de sa témérité, et du grand écart qu’il obtient…

 4) en fait, ce roman est ambigu, comme sa leçon :

a)   Les éléments de comédie : après ce qui précède, ce sujet peut surprendre. Mais Prévost sait manier les registres avec subtilité : il y a des moments de détente où la fatalité semble oublier ses victimes : le lecteur s’amuse, comme les deux héros… des Grieux ne se donne-t-il pas le plaisir d’une scène agréable en se faisant passer pour le frère de Manon ? Comique de farce. Manon n’est pas de reste dans l’épisode du prince italien. Et la scène de trompeur trompé finalement trompé, avec le jeune G. M. ?

b)   Manon elle-même ? Elle est de naissance commune, et son obsession de la faim, fort peu héroïque, est révélatrice.. Des Grieux dérogerait en l’épousant, et elle est flattée dans sa vanité d’avoir un tel amant. Notons qu’en l’épousant sans le consentement paternel, des Grieux risquerait l’exhérédation Et le consentement du père était nécessaire pour éviter l’empêchement de clandestinité.. Les parents de Manon auraient pu attaquer le mariage en accusant le Chevalier de rapt de séduction. Mais vu la qualité du Chevalier, Manon et les siens pouvaient être accusés de subornation. Le Chevalier sait ménager son père. Et il ne perd tout qu’au moment de partir en Amérique. Jusqu’à là, il avait su et pu ménager ses arrières. : ce n’est qu’à la Nouvelle-Orléans que les deux amants sont à égalité. Mais le Chevalier a plus perdu ! C’est que Manon a enfin changé. L’épisode du prince italien était prémonitoire. En Amérique : vous ne sauriez croire combien je suis changée. Elle se convertit à l‘amour. Mais les plaisirs légers sont essentiels à sa nature : «Hélas ! une vie si malheureuse mérite-t-elle le soin que nous en prenons», se plaint-elle avant de partir en Louisiane ; en fait, confrontée au sérieux de l’amour, notre petite fleur citadine, parisienne jusqu’au bout des ongles… meurt !

c)   Les personnages évoluent donc, de façon crédible. Ce qui n’est pas le cas des événements, souvent trop… romanesques, pour ne pas dire factices : la même situation se reproduit 3 fois : Manon trompe son protégé avec M. de B. , le vieux G. M., puis avec le fils de ce dernier !Cela s’invente ! Et après chaque trahison, dû au manque d’argent, des Grieux se doit d’oublier le passé pour pardonner ; or, les 3 fois, Prévost réussit à remplir ces deux conditions : les 60.000 francs de M. de B. devraient suffire un certain temps ? Qu’à cela ne tienne : la maison brûle, l’argent est volé. L’argent gagné au jeu est aussi vite dérobé. Après la sortie de l’hôpital de Manon, le meurtre est étouffé et la police perd la trace de Manon. En fait, à chaque fois, des Grieux peut revenir à la vertu, et Manon ne plus céder à son penchant. Rien n’y fait : ils reviennent à leurs turpitudes Et nous retrouvons dans le romancier le prédicateur, qui oriente son récit, pour prouver quelque chose : n’est-ce point les occasions perdues de la vertu ?  Dans le Pour et le Contre, il veut «faire passer quelques maximes de morale à la faveur d’une narration agréable. Peu lui importe en fait l’invraisemblance, à l’observation, de l’intrigue : elle est la servante de l’instruction morale, ancilla doctrinae. Donc, on en revient toujours là : quelle leçon ? cf. la préface de l’homme de qualité. De même, Fénelon, dans Les Aventures de Télémaque nous apporte la bonne parole, via Mentor, mais «la folle passion» qui y est condamnée est plutôt chez Prévost rendue estimable par le narrateur, voire désirable, malgré ses effets négatifs : qui ne se targue d’être plus habile que nos deux héros ? Au reste, il est révélateur que le titre du roman soit passé dans le langage courant à Manon Lescaut. Tout ceci parce que l’abbé, lui-même déchiré entre ses différentes valeurs, a voulu ménager la coexistence des contraires : immoralité et obsession de la vertu, faute et innocence, cynisme et candeur, peinture sociale et lyrisme du sentiment, détails picaresques et hauteur tragique, goût du bonheur et vocation de la catastrophe. Dans les mots transparents de cette histoire limpide, c’est notre destin d’homme qui se vit sous nos yeux… fascinés :un contraste perpétuel de bons sentiments et d’actions mauvaises.

 Chronologie du roman.

Des Grieux, né avec le siècle, né dans la ville de P., rencontre Manon, d’un an plus jeune, au début des vacances de l’année 1717 : 6 semaines de bonheur. 6 mois de séquestration dans le château paternel. A Saint-Sulpice toute l’année scolastique jusqu’à la soutenance de sa thèse en Sorbonne (août 1719) ; Manon qui a 18 ans maintenant le reprend, mais a peur de s’isoler à Chaillot pendant l’hiver. l’essentiel de l’action se passe entre 1719 et 1720 : l’affaire du vieux G. M. amène à l’enfermement de nos deux héros, à Saint-Lazare et à la Salpêtrière. Double évasion. Retour pour l’été à Chaillot.

Le dénouement est rapide : arrestation au Châtelet, libération de des Grieux au bout de 4 jours, déportation de Manon le surlendemain. 1 semaine sur les routes de Normandie. Embarquement immédiat pour La Louisiane, c’est la fin de l’été 1720.

Le second épisode est très condensé dans le roman et dure 2 ans : 2 mois de navigation, 10 mois de séjour avant la mort de Manon (août 1721, à l’âge de 21 ans, d’épuisement :notre parisienne ne supporte pas 8 kms à pied  hors-piste) ; 3 mois de maladie de des Grieux, 6 semaines avant l’arrivée de Tiberge, 2 mois de séjour, 2 mois de retraversée, 15  jours jusqu’à Calais pour rejoindre la ville de P., en une deuxième rencontre avec le marquis de Renoncour…