Les Pas

Ce poème est le sixième du recueil Charmes paru en 1922, alors que son auteur, Paul Valéry, est âgé de 51 ans. Tout ceci eût fort bien pu ne pas advenir – compte non tenu de sa noyade dans le bassin public de Sète à 3 ans- car Valéry ne s’est pas sans réticence remis à la poésie après sa nuit de Gênes, une crise mystique, en octobre 1892 : il veut se consacrer à l’Idole de l’intellect – dont on trouve une empreinte ici - et renoncer à la littérature tant qu’il ne l’aura pas transformée. Nonobstant, son Introduction à la méthode de Léonard de Vinci, en 1895, la Soirée avec Monsieur Teste en 1896 attestent qu’il n’a pas renoncé à l’écriture en prose; il est bien introduit dans les milieux intellectuels et artistiques, particulièrement les impressionnistes, et épouse en 1900 la nièce de Berthe Morisot. Ses activités comme secrétaire, entre 1900 et 1922, d’Édouard Lebey, administrateur de l’agence Havas, non seulement ouvrent ses «regards sur le monde», mais lui laissent le temps de vaquer à son auto-formation personnelle, en se consacrant aux mathématiques et en observant, comme il le montre sur 59 ans, dans ses 257 Cahiers, le fonctionnement de l’intelligence, la sienne. Ce sont les sollicitations amicales d’André Gide et de l’éditeur Gallimard qui le poussent de nouveau vers la poésie en lui demandant d’éditer en un recueil différentes pièces parues dans des revues symbolistes avant 1892 : ce sera Album de vers anciens, en 1920. Mais il devait rédiger un bref «Adieu à la poésie» ; Ce sera La jeune Parque en 1917, suivi de Charmes. Lui qui se méfiait de l’inspiration, fidèle en cela à son maître Mallarmé dont il fréquenta assidûment les mardis, un vers lui était venu comme une incantation : «Pâle, profondément mordue»... ceci lui inspira la Pythie, dixième pièce du recueil. Le recueil commence emblématiquement par «Aurore» et se clôt sur «Palme», en fait une seule poésie scindée en deux, avec la fin victorieuse.  

                   Les pas

Tes pas, enfants de mon silence,
Saintement, lentement placés,
Vers le lit de ma vigilance
Procèdent muets et glacés.

Personne pure, ombre divine,
Qu'ils sont doux, tes pas retenus !
Dieux !... tous les dons que je devine
Viennent à moi sur ces pieds nus !

Si, de tes lèvres avancées,
Tu prépares pour l'apaiser,
A l'habitant de mes pensées
La nourriture d'un baiser,

Ne hâte pas cet acte tendre,
Douceur d'être et de n'être pas,
Car j'ai vécu de vous attendre,
Et mon cœur n'était que vos pas.

Si «Les Pas» semblent appeler, à la suite de Valéry, à l’interprétation la plus simple, l’attente amoureuse (Cahiers, vol. XXVIII, p. 427 : «Quant à la critique «sémantique», c’est un tissu d’hypothèses et d’explications imaginaires. Je le vois par mon expérience sur mes poèmes ! Par exemple pour «Les Pas», petit poème purement sentimental, auquel on prête un  sens intellectuel, un symbole de l’inspiration. »), la pièce précédente, «Poésieۚ», peut induire à le considérer comme un poème qui exprime l’émoi qu’éprouve l’intelligence à l’instant qui précède la connaissance ou la création artistique [NDLR : Nous souhaitons cette expérience à nos lecteurs bénévoles…]  

un poème sentimental un symbole de l'inspiration

D’emblée, le tutoiement implique une relation charnelle, désirée vu la reprise au v. 6, puis 16 ; ce qui peut se percevoir comme un appel sensuel s’avèrera être, après une série de suspens (apposition nominale, puis participiale, puis prolepse du c. de lieu) - suspens qui est le sujet même du poème, cf. v..13 - le sujet du verbe : procèdent. Ces pas se développent  régulièrement, en rythme alanguie, en quatre quatrains octosyllabiques, à rimes croisées comme attendu, comme illustrant cette avancée. La reprise de la même sonorité [s/ze], la richesse des rimes, d’abord léonines, puis riche, suffisante, derechef léonine, et pour terminer en toute simplicité suffisante, la césure fréquemment à 4 (v. 1, 5, 7, 8, 10, 11, 13, 15, soit la moitié, et non 3-5 ou 5-3 comme classiquement et banalement attendu) n’entrent pas pour peu dans la fascination que ce mouvement opère, mouvement balancé par l’assonance des nasales au v. 1, l’homéotéleute du v. 2, souligné par les nasales derechef, avec l’écho e a au début du v. 1 et ae en fin de v. 2. Prêtons aussi l’oreille à la tension des [i] et aux liquides : vers Le Lit de ma vigiLance (sans aucune consonne sourde, en contraste sonore donc avec les deux premiers vers). C’est à ce vers trois que se découvre plus clairement l’émetteur induit dans le cadre de l’énonciation par le tutoiement initial et le déterminant possessif «mon», le veilleur dans le lit où il veille, en une tournure raffinée («lit de ma vigilance», une expression contournée. Abstraite ? cf. notre thème 2…). Le rythme lui-même épouse celui des pas : 2/2//4, 3//3/2, 3//5, 2/3//3, en un chaloupé empreint de désir. Un désir d’autant plus intense qu’il ne s’avoue pas : «mu-ets» (silence évoqué par la diérèse), «glacés» : les pieds sont nus donc, et frappent un sol pavé ? Est-ce le froid des extrémités féminines quand le sang revient au centre ? Cette présentation, en une période qui déroule ses courbes quasiment sur place puisqu’il n’y a, comme ensuite dans la deuxième strophe, qu’un seul verbe de mouvement dans cette déclarative, fait place à un regard sur toute la personne.

Mais elle est insaisissable, bien que son déplacement ait été initié par le silence même du poète (serait-ce alors un effet, «enfants de mon silence», des battements, au plus profond de lui – «mon silence» – de son cœur, cf. le dernier vers aussi !) : elle existe bien, vu l’interpellation franche exprimée par les deux labiales initiales, «Personne Pure», mais à peine le mot «Personne» est-il émis qu’il retrouve son sens latin de masque, estompée qu’elle est par l’abondance des e muets et par les termes «pure» et «divine», ce qui lui ôte toute présence charnelle, comme le corrobore fortement «ombre», comme les voyelles fermées de cette exclamative, sauf au vers suivant : «tes pas» ; Le poème suivant est le commentaire de ce que nous ressentons : «Frémir le suprême lien De mon silence avec ce monde… Absent, présent…» («La Ceinture», v. 11-13).  L’expression elle-même jaillit comme en halètement par les dentales, en appel, vu l’exclamative, martelée par la gutturale initiale : «Qu’ils sont Doux, Tes pas reTenus». Et même convoqués, les pas disparaissent, vu le terme «retenus», comme la femme désirée, une apparition impalpable, pudique. Virginale : muets, glacés, pure, divine, retenus… L’exclamative nominale «Dieux», comme un soupir de bonheur, de par son pluriel, nous renvoie au polythéisme païen. En synérèse, comme un juron. Obscène. Obscène ? Oui, au sens étymologique du terme : le désir est là, sans fard. Au moins, une surabondance, comme le confirme l’expression collective plurielle «dons» qui suit. Les appâts féminins («tous» !), créés peut-être par le désir («devine», le regard du voyeur, après le veilleur ?) sont rendus tangibles, nous sont sensibles par le truchement des dentales multipliées : «Dieux !... (avec une réticence évocatrice : c’est indicible) Tous les Dons que je Devine», avec le don du corps escompté : «Viennent» au début du vers, souligné par les 3 sonantes : vyennent à mwa pyeds, avant même le don du cœur final (cf. 16). Le désir masculin est prégnant, s’affirme : après la mise au pinacle de l’aimée, idéalisée d’abord (pure), puis concrétisée ensuite (dons), fuse à la césure du quatrième pied le «moi», central, l’égoïsme du désir, avec le démonstratif sur cette partie du corps fortement érotisée : «pieds nus» en un déploiement de monosyllabes. Le rythme est évocateur, en montée : 1/3/4, avec le report de l’accent de pieds sur nus, comme pour mieux tout dévoiler. Avec une excitation certaine du partenaire masculin : 3 exclamatives, 3 apostrophes, un désir intense reflété par les harmonies imitatives en voyelles fermées.

La suite se révèle être un don du cœur de la plus raffinée courtoisie : après une hypothèse sensuelle torride («lèvres avancées, apaiser, baiser»), la demande d’attente comme pour mieux ménager et le désir et le plaisir… Le rythme en parallélisme étroit participe à ce processus subtil : quatrain 3 : 4//4, 3//5, 4//4,3//5, quatrain 4 : 2/2=4//2/2=4 (vers particulièrement frappé, où la multiplication des mesures soulignent la dénégation, mais, comme pour le vers suivant, l’accent du groupe retombe sur «pas», 3 (avec le ê renforcé par le report de l’accent de «douceur» sur le verbe nominalisé)//3/2, 4//4, 3//2/3 (même effet que vu précédemment sur «pas») ; Valéry joue ainsi sur le polysémantisme de «pas»… Notons que nous passons naturellement, dans ce poème, des «pieds» (cf. les «pas» initiaux qui rompent et le silence, cf. thème 1,  et le blanc de la page, cf. thème 2…) au visage, après une esquisse du corps, «Personne», pour terminer sur une effusion, le «cœur» de l’amant ; en reprenant ces deux strophes qui déroulent une période complète sur 8 vers, celle-ci s’avère empreinte d’un doux alanguissement, suspendu qu’il est par la conditionnelle (quatrain 3), la défense (v.13), l’apposition (v. 14, en antithèse dont les termes s’annulent mutuellement), le retour en arrière sur le passé : «j’ai vécu», et la durée de l’imparfait final : «était», pour mieux se focaliser, via la restrictive «ne.. que», sur les «pas» finals, en passant par ailleurs du tutoiement familier au voussoiement d’une noblesse respectueuse…

Les lèvres s’imposent donc  en premier, de par l’antéposition de ce complément de moyen, avec un jeu sur les voyelles qui conduisent les lèvres de chaque lecteur à frémir à l’unisson, en union avec les deux fricatives. Et les labiales ainsi que les liquides du vers suivant ne sont pas en reste, en allitération sensuelle et retenue, vu le rythme alangui : 3//5, «tu PRéPaRes PouR L’aPaiser». Le suspens dû au prénom anaphorique ne se résout qu’au vers suivant en une périphrase contournée qui renvoie à la complexité mentale de Paul Valéry, le créateur de Monsieur Teste, ne l’oublions pas dans ce thème 1 ; les labiales le rendent plus charnel, ce à quoi concourt aussi l’assonance : haBitANT de Mes PENsées. L’objet du désir apparaît clairement au quatrième vers de ce quatrain : un «baiser», avec la métaphore de la nourriture qui renvoie implicitement à l’adage des amoureux : se nourrir d’amour (Nous ne dirons pas qu’ici Valéry se rencontre avec le Cyrano du cher Rostand, et son baiser, à l’acte III, dans la célébrissime scène du balcon) ; la courbe mélodique des voyelles, en parabole, assouplit l’ensemble, comme la métaphore du baiser nourricier. Cet obscur objet du désir est brutalement rejeté, paradoxalement puisqu’il s’agit de calmer un affamé, au v. 13 par les voyelles ouvertes et les dentales : Ne hÂTe pAs ceT AcTe TENDre ainsi que par le rythme très saccadé, comme asséné, des mesures de deux syllabes, paradoxe soutenu par la brutalité de la défense par rapport à l’action évoquée en termes délicats : «acte» est très général, «tendre» empreint d’émotion pour ce préliminaire, même si le démonstratif renvoie à la proximité de sa réalisation. Les dentales et la répétition «être», par-delà sa négation même, permettent au baiser d’occuper charnellement le vers 14 : «Douceur D’êtRE et De N’êTre pas», avec l’ouverture finale des voyelles sur le [a], la tension amoureuse étant obtenue par l’union des contraires, une CONJUNCTIO OPPOSITIORUM aurait dit un alchimiste ; ici, c’est le magicien, en latin le VATES (une dénomination du poète, un pro-phète) qui… «procède» (sic !), cf. «Le Sylphe» qui serait à citer en entier, «L’Insinuant», v. 15 – 16 : «Je veux faire attendre Le mot le plus tendre». L’accumulation des syndèses en début de vers (Car, Et) entend donner toute sa cohérence à ce que le compliment à d’hyperbolique ; ainsi, son outrance même échappe et la consécration de l’amant à l’aimée, pour totale qu’elle soit, est acceptée, comme semble naturelle le passage brutal au voussoiement du respect, celui dû à sa Dame par son Servant. Nous avons vu que l’amant vivait d’amour, en fait, il est tout entier à l’attente, l’épiphanie de l’Aimée ; ce que sa vie avait de matérialiste, de bien ancré dans le réel - car on vit de quelque chose - s’évanouit sans retour, d’un bloc, en un vers, et nous retrouvons le langage de la mystique pour finir par le don du cœur, avec «vos pas» qui ferme le poème, en écho à «Tes pas» du début, en un retournement relationnel touchant : on est passé du tutoiement sensuel de la possession au vouvoiement de l’Amour absolu, où la vie de l’amant, les battements de son «cœur» (cf. les monosyllabes du v. 16, le rythme saccadé du v. 15 : 2/2//2/2, qui se repose ensuite sur celui plus alangui du v. 16 : 3//2/3), dépendent entièrement (vu le «ne…que» qui n’est restrictif que pour l’homme) de la Bonté de celle qu’il aime au-delà de la réalisation de son propre désir…

Nonobstant, cette femme qui avance à pas lents vers le poète n’est-elle pas une allégorie de l’inspiration ? Cette lecture est en cela dans le droit fil de l’époque médiévale où les textes relevaient de plusieurs interprétations (rappel: cf. wikipédia, une fois n’est pas coutume, les quatre sens de l’écriture ; Origène utilise généralement trois sens dans ses commentaires d'Écriture : littéral, moral et mystique, qui correspondent à la trichotomie humaine "corps, âme et esprit" ; plus complexe ensuite, entre autres : Les quatre sens ont été formulés au Moyen Âge dans un fameux distique latin : littera gesta docet, quid credas allegoria, moralis quid agas, quo tendas anagogia [6] (la lettre enseigne les faits, l'allégorie ce que tu dois croire, la morale ce que tu dois faire, l'anagogie ce que tu dois viserle littéral, l'allégorique, le moral ou tropologique, la manière de se comporter, de se tourner étymologiquement et l'anagogique, c’est-à-dire celle qui nous conduit au ciel, aux fins dernières, eschatologique ; en fait, Jean Cassien a systématisé les quatre sens au Ve siècle. Il indique, dans sa XIVe Conférence (§ 8) : « Les quatre figures se trouveront réunies, si bien que la même Jérusalem pourra revêtir quatre acceptions différentes : au sens historique, elle sera la cité des Hébreux ; au sens allégorique, l’Église du Christ ; au sens anagogique, la cité céleste, 'qui est notre mère à tous' ; au sens tropologique, l’âme humaine ». L'usage de la théorie des quatre sens a été repris par Jérôme, Augustin, Bède le Vénérable, Scot Érigène, Bonaventure, Thomas d'Aquin, et d’autres encore…)

Nous avons constaté que Valéry s’inscrivait en l’occurrence en faux à l’encontre de cette deuxième lecture. Mais il était suffisamment complexe pour que nous ne le croyions pas sur sa simple parole. Au reste, la poésie elle-même suit ce chemin de traverse !

Ainsi, les pas sont bien les syllabes – communément appelés pieds - dans ces quatre quatrains à octosyllabes réguliers ; les vers (en retour, étymologiquement, au rebours de la prose – prorsus, en avant !  de par leur homophonie et leur homorythmie déjà évoquée) sont bien nés du silence (incarné par la page blanche qui faisait les affres de Mallarmé, comme de son disciple en fait, au moins sur une vingtaine d’années après sa nuit de Gènes) de leur créateur, et l’écho des nasales réitéré à l’envi exprime bien cet instant, qui perdure, cette méditation… à laquelle le blanc de vers et de strophe laisse le champ libre… Le terme «saintement», en début de vers, renforcé par l’homéotéleute qui le suit, avec l’écho des deux nasales, corrobore cette interprétation intellectuelle, comme la «vigilance», encore en subtil écho : li/il, une métaphore : «lit» (un jeu de mots homographique ?), éculée, perdue comme telle (cf. le lit de la rivière) est ici ressourcée, revivifiée par l’esprit du poète, en pleine conscience et possession de ses moyens. L’archaïsme du verbe «procèdent», lui-même en projection intransitive au début du 4ème vers, renvoie à cette vieille activité, ancestrale qu’est la création poétique. Les plus anciens témoignages des civilisations disparues – puisqu’elles se connaissent comme mortelles depuis Valéry – sont bien des textes épiques, en vers… En attente d’émission, comme en suspens, vu le processus de leur génération. Valéry semble vouloir exprimer ici une création ex nihilo, nouveau Yahvé : «muets et glacés», cf. le Chaos. En fait, toute poésie est encadrée de silence, et le «glacés» n’est pas sans rappeler un des sonnets les plus hermétiques de Mallarmé : «Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui».

Que la femme évoquée, voire invoquée, soit l’inspiration transparaît encore plus clairement dans les deux vers suivants : «pure» et «divine» renvoie à quelque chose d’incorporel, ce que corrobore l’évanescence du mot «ombre», avec les «pas retenus» qui s’arrêtent bien au bout de 8 syllabes, régularité soulignée par ailleurs par le parallélisme contraignant, comme retenu, du v. 5, ce non sans effet sensible, ici la douceur. Et les exclamatives accumulées dans ce deuxième quatrain expriment le bonheur intense du poète quand la Muse accepte de le rencontrer. Les pluriels (pas, Dieux, dons, pieds) confirment cette abondance, cette générosité, où tout entre en ligne de compte : «tous les dons», sans que pour autant ceci relève de l’intelligence : il y faut de la complicité par identité, en fait une communion : «je devine» ). L’esprit de finesse aurait dit Pascal (Notons que nous avons encore employé un terme du langage religieux, cf. Dieux, dont le pluriel renvoie au polythéisme païen certes, mais a fortiori à leur groupe le plus connu, les 9 Muses sous la houlette d’Apollon… Ce n’est pas pour autant que nous nous orienterons vers une 3ème lecture de type anagogique, car Valéry est parfaitement agnostique). Les synérèses abondent au v. 8 comme pour illustrer que ceci passe par le signifiant, le son des syllabes, et non leur signifié (en stricte terminologie saussurienne), en totale simplicité puisque «nus», ce complément de lieu/moyen induisant une mise en abyme séduisante, vertigineuse, par le truchement du démonstratif : les vers/pas/pieds, intimement mêlés ici, s’auto-définissent eux-mêmes. De fait, la récursivité relève de la poésie !

Les lèvres sont l’organe privilégié et du poète, celui qui crée avec sa bouche, et de la Muse qui susurre à son adorant les mots pour le dire ; avancées car tout se tend la rime ; par ailleurs l’anagramme de lèvres donne le vers. Un travail de préparation, de méditation est nécessaire pour incarner son inspiration : «prépares», en échappant aux affres de l’impuissance : «apaiser» – angoisse partagée par Mallarmé et par Valéry qui allait jusqu’à se méfier de ce qui lui venait trop facilement, quand cela lui arrivait !  - Les labiales soulignent cet effort. Dans la périphrase pour désigner le for intérieur du poète lui-même, on retrouve la complexité intellectuelle de Valéry, ses recherches mentales dont ses Cahiers apportent des preuves multiples, car il y reprend son jeu sur les labiales : il prend à son compte comme sa caractéristique centrale le travail, ce qui prouve qu’il se connaît parfaitement, tension soulignée par l’écho des deux a initiaux, et de la séquence en harmonie imitative ant-e. La périphrase ensuite pour désigner l’inspiration même réfléchit les méandres de la réflexion chez notre auteur, et son aboutissement, cf. le premier vers de «l’Insinuant» : «O courbes, méandre… Je veux faire attendre Le mot le plus tendre». Oui, toujours cette tension, cette écoute, cette attention pleine d’acuité exaspérée, exprimée par les 3 liquides, et qui est la jouissance même de l’intellect, marquée par les mesures de deux syllabes répétées au v. 13, l’ouverture des [a], la saccade des dentales, les e muets qui détachent par contraste l’adjectif tendre ainsi mis en exergue en fin de vers… La polyptote : Douceur, cf. doux, en paronomase dons ? et l’antithèse ont pour effet d’incarner l’état que provoque l’inspiration, mais là où dans la Ceinture, le poème suivant, «absent, présent» suscitait l’angoisse de la solitude, voire de la disparition : «je suis bien seul, Et sombre, ô suave linceul», ici, le passé composé voit son sens littéral complètement et positivement inversé : c’est le miracle de la Poésie : «j’ai vécu»=résultat présent d’une action  passée, vu le Perfectum. Ce serait donc la mort ? Mais non ! L’absence d’action, l’attente de l’inspiration était ce qui nourrissait la vie de Valéry. Ce qui s’avère vrai, à en croire sa biographie, plus d’une vingtaine d’années avant d’accepter de réécrire des vers alors qu’il se sentait toujours poète. On comprend mieux l’impact du Car, le passage au vouvoiement mettant au pinacle du respect l’Idée, devant laquelle Valéry s’efface dans le dernier vers, où la restrictive souligne que sa vie se confondait avec le rythme de la poésie, rentré, refusé, mais toujours là : muet et glacé. Cette poésie permet enfin son effusion, son émission, sa réalisation…