scansion, traduction et commentaire: Marie-Catherine Rolland

texte

traduction universitaire

scansion traduction mot-à-mot commentaire

texte

    AT CUM DISCEDET MENSA CONVIVA REMOTA,
         IPSA TIBI ACCESSUS TURBA LOCUMQUE DABIT.
    INSERE TE TURBAE LEVITERQUE ADMOTUS EUNTI               
         VELLE LATUS DIGITIS ET PEDE TANGE PEDEM.
    CONLOQUII JAM TEMPUS ADEST. FUGE, RUSTICE, LONGE
         HINC, PUDOR ; AUDENTEM FORSQUE VENUSQUE JUVAT.
    NON TUA SUB NOSTRAS VENIAT FACUNDIA LEGES ;
        FAC TANTUM CUPIAS ; SPONTE DISERTUS ERIS.              
    EST TIBI AGENDUS AMANS, IMITANDAQUE VULNERA VERBIS ;
         HAEC TIBI QUAERATUR QUALIBET ARTE FIDES.                                             610
    NEC CREDI LABOR EST ; SIBI QUAEQUE VIDETUR AMANDA ;
         PESSIMA SIT, NULLI NON SUA FORMA PLACET.
    SAEPE TAMEN VERE COEPIT SIMULATOR AMARE ;              
         SAEPE, QUOD INCIPIENS FINXERAT ESSE, FUIT.
    QUO MAGIS, O ! FACILES IMITANTIBUS ESTE, PUELLAE ;
         FIET AMOR VERUS, QUI MODO FALSUS ERAT.
    BLANDITIIS ANIMUM FURTIM DEPRENDERE NUNC SIT,
         UT PENDENS LIQUIDA RIPA SUBITUR AQUA.             (subitur : subestur)              
    NEC FACIEM NEC TE PIGEAT LAUDARE CAPILLOS
         ET TERETES DIGITOS EXIGUUMQUE PEDEM.                                                   620
    DELECTANT ETIAM CASTAS PRAECONIA FORMAE ;
         VIRGINIBUS CURAE GRATAQUE FORMA SUA EST.
    NAM CUR IN PHRYGIIS JUNONEM ET PALLADA SILVIS              
         NUNC QUOQUE JUDICIUM NON TENUISSE PUDET ?
    LAUDATAS OSTENDIT AVIS JUNONIA PINNAS ;
         SI TACITUS SPECTES, ILLA RECONDIT OPES ;
    QUADRUPEDES INTER RAPIDI CERTAMINA CURSUS
         DEPEXAEQUE JUBAE PLAUSAQUE COLLA JUVANT.               
traduction universitaire de Bornecque

Lorsque les convives quitteront la table, la foule même te fournira le moyen et l'occasion de l'approcher. Faufile-toi dans la foule, glisse-toi près d'elle pendant qu'elle s'en va, pince-lui la taille de tes doigts et touche son pied de ton pied. Voici le moment de l'entretien: fuis loin d'ici, rustique Pudeur! C'est l'audace que secondent le hasard et Vénus. Ta faconde n'a pas besoin de nos conseils: désire seulement, de toi-même tu sauras bien parler. il te faut jouer l'amant, et, dans tes paroles, te donner les apparences d'être blessé d'amour; ne néglige aucun moyen pour le persuader. Et il n'est pas difficile d'être cru: toute femme se juge digne d'être aimée; si laide soit-elle, il n'en est pas qui ne se trouve bien. Souvent d'ailleurs celui qui faisait semblant commence à aimer réellement, souvent il devient réellement ce qu'au début il feignait d'être. Aussi, jeunes beautés, montrez-vous indulgentes [même] pour les apparences; il deviendra réel, l'amour qui tout à l'heure était joué. C'est le moment de gagner furtivement le coeur par des mots caressants; ainsi la rive qui surplombait se voit baignée par l'eau qui ne cesse de couler. N'hésite pas à louer le visage, les cheveux, les doigts fuselés et le pied mignon. C'est un plaisir pour les plus chastes que d'entendre faire l'éloge de leurs attraits: [même] les vierges soignent et aiment leurs attraits. Sinon, pourquoi, aujourd'hui encore, Junon et Pallas rougiraient-elles d'avoir perdu leur cause dans les bois de Phrygie? Quand on loue son plumage, l'oiseau de Junon le déploie; le regarde-t-on en silence, il cache ses richesses; les chevaux qui disputent le prix de la course aiment les applaudissements donnés à leur crinière bien peignée et à leur gracieuse encolure.  

Iskikian:

Une fois la table enlevée, quand les invités s'en iront, à la faveur de la cohue tu auras l'occasion de l'aborder. Glisse-toi dans la foule qui se déplace et doucement approche-toi d'elle; tire un pan de sa robe, fais-lui du pied. le moment est venu de parler. Arrière et loin d’ici, campagnarde Pudeur ! La Fortune et Vénus aident les audacieux. Toi, pour être éloquent, point n’est besoin que tu aies recours à mes préceptes. Aie seulement des désirs : de toi-même tu sauras t’exprimer. Il te faut jouer le rôle de l’amoureux et tenir le langage d’un blessé d’amour. Cherche par touts les moyens à le lui faire croire. Il n’est pas malaisé d’en faire accroire aux femmes : chacune a l’impression d’elle vaut d’être aimée : il ne s’en trouve pas une –fût-elle affreuse – pour n’être pas contente de son physique. Au reste, plus d’une fois tel qui feignait l’amour s’y est laissé prendre : un sentiment sincère a succédé à la simulation. Mignonnes, il vous faut d’autant plus être indulgentes à ces contrefaçons : tel amour qui tout à l’heure était faux deviendra vrai.

            C’est maintenant le moment de conquérir le cœur de la dame, sans y toucher, par des mots doux comme l’onde limpide s’infiltre au pied de la rive escarpée. Sans réticence loue son visage, loue ses cheveux, ses doigts si fins, son petit pied. Même les prudes ont plaisir à entendre l’éloge de leur beauté ; même les vierges ont souci de leur physique et lui trouvent de l’agrément. Car enfin pourquoi Junon et Pallas rougissent-elles encore de n’avoir pas obtenu gain de cause dans les forêts phrygiennes ? L’oiseau de Junon présente son plumage aux louanges : regardez-le en silence, il cache son trésor. Les chevaux, au moment de la course où ils rivalisent de rapidité aiment que l’on applaudisse leur encolure et leur crinière bien peignée.

Voici le second extrait choisi par nos élèves.

Situons le passage :

Le poète, après avoir indiqué les terrains de chasse (vers 41 à 262), énumère les différentes techniques de capture, entendons les différents moyens de plaire. Défilent divers « pièges à filles », pour reprendre les termes d’une chanson de notre jeunesse, au nombre desquels les compliments.

Pour commencer, scandons le passage. En gras, les pieds constitués d’un mot entier (ou de deux mots présentant un sens complet), entre parenthèses, les élisions :

At cum| disce|det //men|sa con|viva re|mota,
     Ipsa ti|b(i a)cces|sus|| turba lo|cumque da|bit.
Insere |te tur|bae, //levi|terqu(e a)d|motus e|unti 
   
Velle la|tus digi|tis, ||et pede |tange pe|dem.
Conloqui|i iam| tempus a|dest ;// fuge| rustice| longe                      605
     Hinc pudor |; auden|tem|| Forsque Ve|nusque iu|vat.
Non tua |sub nos|tras// veni|at fa|cundia| leges :
     Fac tan|tum cupi|as, ||sponte di|sertus e|ris.

Est tib(i a) |gendus a|mans,// imi|tandaque |vulnera |verbis ;
     Haec tibi |quaera|tur ||qualibet |arte fi|des.                               610
Nec cre|di labor| est :// sibi |quaeque vi|detur a|manda;
     Pessima| sit, nul|li ||non sua| forma pla|cet.
Saepe ta|men// ve|re// coe|pit simu|lator a|mare,
     Saepe, quod| incipi|ens|| finxerat| esse, fu|it.
Quo magis, | o,// faci|les imi|tantibus |este, pu|ellae :                   615
     Fiet a|mor ve|rus, ||qui modo| falsus e|rat.
Blanditi|is ani|mum// fur|tim// de|prendere |nunc sit,
     Ut pen|dens liqui|da|| ripa sub|itur a|qua.
Nec faci|em, nec |te// pige|at lau|dare ca|pillos
     Et tere|tes digi|tos ||exigu|umque pe|dem :                                620
Delec|tant eti|am// cas|tas// prae|conia| formae ;
     Virgini|bus cu|rae|| grataque| forma su| (a e)st.
Nam cur| in Phrygi|is //Iu|non(em et) |Pallada| silvis

     Nunc quoque| iudici|um|| non tenu|isse pu|det ?
Laudatas| osten|dit //a|vis Iu|nonia| pinnas :                                 625
     Si taci|tus spec|tes, || illa re|condit o|pes.
Quadrupe|des in|ter rapi|di cer|tamina |cursus
     Depe|xaeque iu|bae ||plausaque |colla iu|vant.

Procédons au mot-à-mot :

At cum mensa remota

Mais quand, une fois la table débarrassée,

conviva discedet

le convive s’éloignera

(singulier collectif : le convive = les convives)

ipsa turba

la foule par elle-même

tibi accessus locumque dabit.

te donnera un accès et un prétexte.

(Hendiadys pour un prétexte à l’aborder)

Insere te turbae

Glisse-toi dans la foule

leuiterque admotus eunti

et, t’étant doucement approché de celle qui s’en va,

Velle latus digitis

pince-lui le bras de tes doigts

(latus, en poésie, signifie membre : il s’agit ici d’attirer l’attention en tirant discrètement sur le bras.

et pede tange pedem.

et touche son pied de ton pied.

Conloquii iam tempus adest.

Vient alors le moment d’engager la conversation.

Fuge longe hinc

Fuis loin d’ici

rustice pudor

retenue rustique !

Audentem Forsque Venusque iuuat.

Celui qui ose, le Sort et Vénus le favorisent.

(accord du verbe iuuat avec le sujet le plus proche.)

Non tua facundia ueniet

Que ta parole ne se soumette pas

(ta parole : tes propos, osons « ton baratin », car c’est de cela qu’il s’agit…)

sub nostras leges :

à nos règles :

(nous d’auteur : aux règles que le poète formule)

Fac tantum cupias :

fais seulement en sorte de désirer :

sponte disertus eris.

tu seras éloquent par tes propres moyens.

Est tibi agendus amans

Il te faut jouer l’amant

imitandaque uulnera uerbis.

et contrefaire en mots les blessures d’amour.

Haec tibi quaeratur fides

Que cette confiance soit par toi recherchée

(Subjonctif injonctif au passif : en poésie, le complément d’agent peut se mettre au datif.)

qualibet arte.

par n’importe quel moyen.

(= cherche à inspirer confiance par tous les moyens.)

Nec credi labor est :

Se faire croire n’est pas un gros travail :

sibi quaeque uidetur amanda.

chacune se croit irrésistible.

(Tournure : mihi uideor, tibi uideris, sibi uidetur : je me crois, tu te crois, il  se croit +… adjectif attribut.)

Pessima sit,

Même si elle est très laide,

nulli non sua forma placet.

aucune n’est mécontente de son apparence.

(Double négation : nulli non placet, à aucune il ne plait pas = cela plait à toutes.)

Saepe tamen

Souvent cependant

uere coepit simulator amare,

celui qui fait semblant se met à aimer sincèrement,

saepe

souvent

<id> quod incipiens finxerat esse

ce qu’au début il avait feint d’être,

fuit.

il l’est devenu.

Quo magis

À d’autant plus forte raison

faciles imitantibus este

soyez  indulgentes pour les contrefacteurs,

O ! puellae :

vous les filles :

fiet amor uerus

il deviendra sincère l’amour

qui modo falsus erat.

qui était d’abord menteur.

(Emprunt à Baudelaire, le Cygne :

« Ce Simoïs menteur…»)

Nunc sit

Que ce soit le moment

blanditiis animum furtim deprendere

de dérober le cœur, en tapinois, par de douces paroles,

(Merci au Mascarille des Précieuses ridicules de Molière pour son « dérober en tapinois. »)

Vt ripa pendens

comme la rive en surplomb

subitur liquentia aqua.

est gagnée par le courant

(litt. : l’eau qui coule.

Image de la rivière qui submerge lentement ses rives lors d’une inondation. Nous gardons le passif dans le mot-à-mot, mais pour traduire, mieux vaut renverser la construction : comme l’eau monte sur la rive en surplomb.)

te pigeat laudare

<n’>hésite à louer

Nec faciem

ni un visage

nec capillos

ni des cheveux

et teretes digitos

ni des doigts faits au tour

exiguumque pedem.

ni un tout petit pied.

(La structure du français impose la reprise par ni, quand le latin passe de la coordination négative —nec— à la coordination positive —et, -que—.)

etiam castas ;

même les chastes ;

Delectant praeconia formae

les éloges publics de leur apparence <les>charment

(forma : l’aspect extérieur, ce que nous appelons le look.)

Virginibus curae grataque forma sua est

<même>les vierges, prennent soin de leur gracieuse apparence

(tournure avec double datif : - res curae est mihi : je prends soin de qqch, litt. la chose est pour moi pour le soin// grata forma : figure dite d’implication, leur gracieuse apparence pour la grâce de leur apparence.)

Nam

En effet

cur Iunonem et Pallada pudet nunc quoque

Pourquoi Junon et Pallas ont-elles honte maintenant encore

(tournure me pudet + infinitif : j’ai honte de..)

iudicium non tenuisse

de n’avoir pas remporté le prix

in Phrygiis silvis.

dans les forêts phrygiennes ?

auis Iunonia ostendit

L’oiseau de Junon fait voir

Laudatas pinnas.

son plumage après qu’on l’a loué.

(tournure Urbem captam hostis diripuit.)

Si tacitus spectes

Si on le contemple en silence

(litt. : si tu…, adresse au lecteur.)

illa recondit opes

il dissimule ses richesses.

Depexae iubae plausaque colla

Les crinières bien brossées et les encolures applaudies

(tournure Sicilia amissa angebat virum : le fait qu’on ait bien brossé les crinières et que l’on applaudisse l’encolure…)

iuuant quadrupedes

font plaisir aux chevaux

inter rapidi certamina cursus.

lors des compétitions de course de vitesse.

(mot-à-mot exact, mais un peu redondant pour nous qui n’imaginons pas de courses lentes !)

Pour commenter ce passage, nous nous laisserons guider par le même fil conducteur que précédemment :

faire quelque chose avec rien :

une parodie de traité didactique une parodie de traité technique le sérieux romain

Ou, pour reprendre les termes de notre collègue et maitre de maison, Hubert Steiner,

Un traité

plein d’esprit

poétique

et érudit

Non par paresse intellectuelle, mais pour souligner l’unité de ton de cet ouvrage qui, à première vue, va « à sauts et à gambades. »

«La parodie de texte didactique et injonctif :

Dans notre découpage, le passage est nettement structuré : petit a, les préceptes, petit b, justification et illustration des préceptes.

En ce qui concerne les préceptes, le passage offre un panorama complet des différentes façons d’exprimer l’ordre et la défense en latin.

La forme la plus attendue, l’impératif, à la seconde personne du singulier :

Insere (603), dactyle entier en début de vers ;

Velle (604) ;

Tange (604) ;

Fac (607) ;

Injonction directe, du poète au lecteur.

Adjectif verbal attribut, marquant l’obligation (pour parler comme les grammaires) :

Est tibi agendus amans (609) ;

Imitandaque vulnera (609)

Injonction directe (tibi) et indirecte à la fois : ce n’est plus la consigne immédiate, fais ça, mais l’impératif éthique : telle chose est à faire.

Ovide réserve ce tour à une entreprise de longue haleine : jouer la comédie amoureuse, dans une étroite cohésion du sens et de la structure ; tant il est vrai que le fond, c’est la forme, et la forme, c’est le fond.

Pour la troisième personne, le subjonctif :

Non veniat (607) ;

Quaeratur (610) ;

Nunc sit (617), pied complet en fin de vers ;

Nec te pigeat (619).

Injonction indirecte, ne portant plus sur les actions du lecteur, mais sur la marche du monde : que telle chose se fasse.

Cet effet est redoublé dans l’emploi du passif quaeraturfides, qui rejette la responsabilité des opérations, s’il nous est permis de parler ainsi, sur l’abstrait fides. Le vers est enchâssé entre le déterminant haec et le déterminé fides, particulièrement mis en valeur

Mot polysémique, mot ambigu, car il désigne tout autant la confiance que l’on inspire que la confiance que l’on éprouve. Au premier niveau de sens, il connote la confiance de la proie naïve, mais au second degré, on peut y lire la bonne foi (supposée) du séducteur. Dans l’un et l’autre cas, la clausule du pentamètre, la rencontre arte/fides forme antithèse.

Antithèse emblématique : c’est tout l’ouvrage qui hésite entre l’ars et la fides.

Enfin, deux derniers impératifs ne relèvent pas de ce champ lexical car ils ne s’adressent pas au lecteur :

Fuge… rustice… pudor (605-606) ;

O faciles estepuellae (615).

Pour parler comme un ouvrage de rhétorique, il s’agit d’une allocution, figure qui sert « à renforcer la vivacité de l’expression. » (Georges Molinié).

La première est remarquablement frappée: Fuge rustice longe/Hinc pudor.

Dislocation du membre de phrase : trois mots séparent l’impératif fuge du vocatif pudor, créant ainsi un effet d’attente.

Fuge est mis en valeur par la coupe hepthémimère, rustice forme dactyle, longe forme spondée, hinc pudor forme dactyle : tous ces mots se détachent donc nettement.

Notons aussi l’assonance en –e, et même la rime en –ge, procédé que le latin n’ignore pas mais réserve à la prose.

Ainsi se produit une rupture de ton, par la transition  d’une plaisanterie : l’adjectif, rustice, précède le nom pudor : il s’agit donc d’une épithète de nature, qualifiant le lecteur par hypallage. Traiter de paysan le lecteur, fine fleur de la civilisation citadine, et l’inviter à abandonner ses manières rustiques est évidemment ironique.

Nous passons donc du style simple au style sublime, assorti d’une citation virgilienne audentem Forsque Venusque iuvat…, déformation du vers 284 du livre X de l’Énéide où Énée exhorte ses compagnons au combat : Audentes Fortuna iuvat.

Notons de subtils décalages, très significatifs :

Ovide remplace les audentes, les guerriers compagnons du héros, par un audentem. Le combat à mener est solitaire.

Ovide substitue Fors à Fortuna, sans doute pour des raisons métriques, mais cette substitution lui permet de mentionner Venus. Ainsi se forme le couple : Fors Venusque, le ying et le yang, la prédestination (fors) et la providence (Venus).

Au vers 615, Ovide s’adresse aux puellae, qui ne sont pourtant pas censées prendre connaissance de ce manuel de la séduction.

Faut-il voir ici la confiance du technicien : sa technique est si sûre que même celles qui ont eu connaissance de ces conseils finiront par y succomber ?

Faut-il y voir un doute sur la qualité de cette technique, puisqu’il invite la dupe à se laisser duper ?

Faut-il y voir l’irruption du sentiment dans ce traité de froide technique ?  Car le vers 616 est riche de promesse :

Fiet amor verus, qui modo falsus erat.

Cependant, par une sorte de double bind, le poète invite par deux fois le lecteur à ne pas suivre ses indications :

Non tua sub nostras veniat facundia leges (607), vers encadré de deux pieds complets, non tua et leges, particulièrement mis en valeur ;

Haec tibi quaeratur  qualibet arte fides (610), qualibet, pied complet, bien détaché par la coupe détermine arte, référence directe au titre de l’ouvrage : ars amatoria.

Ruptures de ton, clins d’œil métatextuels, concourent à l'effet parodique.

 «Une parodie de traité technique.

Après la parodie du ton, la parodie de l’enseignement.

Quels sont les préceptes enseignés ?

Plaire, mais plaire en trompant, ce qui est contraire à la fides romaine. Ici, Auguste fronce le sourcil… Il le fronce d’autant plus que le mot, nous venons de le voir, est particulièrement mis en relief.

Étudions le champ lexical :

La prise de parole, première arme du séducteur :

Conloquii  (605)

Facundia (607)

Blanditiis (617)

Prise de parole précédée d’une captatio benevolentiae  en gestes : pincer le bras, faire du pied, comme nous disons encore, bref, commencer par le langage corporel ; prise de parole au service d’une simulation, simulation donnée d’emblée comme un impératif :

Est tibi agendus amans (609)

Imitandaque vulnera (609) repris par imitantibus (615),

Tant passif :

Credi (611),

Qu’actif :

Qualibet arte (610), avec un clin d’œil au titre du recueil : l’ars amatoria est en fin de compte surperflue ;

Simulator (613)

Finxerat (614),dactyle complet

Amor falsus (616)

Parole et feinte mêlées donnent le compliment :

Laudare (619) et laudatas (625)

Praeconia (621)

Plausaque (628), dactyle entier.

Compliment reçu avec le plus grand plaisir :

Sua forma placet (612)

Delectant (620)

Grataque forma (622), grataque, dactyle complet : nous avons traduit par allure gracieuse, mais en latin le terme connote la reconnaissance ;

Juvant (628)

Le grain tombe donc sur un terreau fertile.

Petit précis de ce que nos aïeux nommaient séduction et que nous appelons la drague…

S’y révèle un mépris écrasant de la proie convoitée :

Nec credi labor est bien détaché par la coupe penthémimère : en effet sibi quaeque videtur amanda, adjectif verbal attribut, écho ironique à imitanda vulnera.  Autant il y a pour l’un obligation de feindre l’amour, autant il y a, d’après l’autre, obligation à l’éprouver.

Le poète insiste avec cruauté : pessima sit (611, pessima formant le premier dactyle), nulli non sua forma placet : forma, dans le dactyle cinquième, fait écho à pessima, en une sorte d’oxymore disloqué : pessima… forma tandis que la double négation, nulli non donne plus de force à l’expression. (Sorte d’oxymore, disons-nous, car pessima ne qualifie pas forma pour la syntaxe, mais le vers les rapproche.)

Ces créatures que leur vanité rend aveugles sont donc des dupes faciles et Ovide élabore, à titre d’exemple, un catalogue des points à aborder : faciem, capillos (619), teretes digitos, exiguumque pedem (620). Catalogue raisonné, du haut (le visage) au bas (les pieds), où l’expression prend d’autant plus d’ampleur que l’objet est d’autant plus petit : faciem, mais exiguumque pedem, capillos, mais teretes digitos.

On note au passage le chiasme :

singulier,

pluriel,

pluriel,

singulier,

et les échos sonores croisés :

faciem/pedem,

capillos/digitos.

Si le propos est léger, voire inconsistant, l’écriture est savante, d’autant plus savante qu’elle n’a pas le support d’un thème prestigieux, épique comme l’Énéide, ou mythologique comme les Métamorphoses.

Ces proies naïves ne sont ni plus ni moins qu’un gibier, que le poète assimile à des animaux. En effet, aux cheveux des belles font écho :

les plumes du paon  laudatas ostendit avis Iunonia pinnas (625), hexamètre  encadré de deux pieds entiers, le dactyle laudatas et le dactyle catalectique pinnas ; le paon est l’oiseau de Junon, la comparaison pourrait passer pour flatteuse ;

la crinière des chevaux de course : depexae jubae (628) ; le cheval est la plus noble conquête de l’homme, mais il n’en demeure pas moins qu’en conclusion du passage, la belle est mise au niveau d’un crack.

On ne saurait faire preuve de plus de cynisme.

«Où est, dans tout cela, le sérieux que nous annoncions ?

Dans l’allusion mythologique, pour commencer.

A l’appui d’un simple constat : virginibus curae grataque forma sua est (622), il convoque le grand souvenir du jugement de Pâris, miniature peu détaillée, car le lecteur sait assez de quoi il s’agit.

Miniature qui permet par un simple glissement l’allusion à la vanité du paon : Iunonem (623), avis iunonia (625), ce qui fait se demander si le paon est amené par Junon, ou Junon convoquée pour amener le paon.

Miniature non dépourvue d’un certain humour, car enfin, prendre Junon comme exemple de… vierge est assez surprenant, et rappeler que la sage vierge Pallas n’a toujours pas digéré l’affront est assez irrespectueux…

Miniature plus sérieuse qu’il n’y paraitrait : cette légende grecque met en scène les deux déesses de la Triade capitoline, Junon et Minerve, ainsi que Vénus, non nommée ici, mais d’autant plus présente par cette omission. Vénus, mère des Énéades, Junon et Minerve, protectrices de Rome, c’est la patrie romaine qui est ici convoquée.

Une fois de plus, se pose la lancinante question : sommes-nous chez Racine, ou chez Meilhac et Halévy ? Cette évocation est-elle manque de respect, sacrilège pour tout dire, ou bien cette irrévérence est-elle la forme suprême de la révérence ?

(Pour les jeunes générations, je précise que Meilhac et Halévy sont les librettistes d’Offenbach, et qu’à eux trois, ils ont produit d’hilarantes comédies musicales maltraitant la mythologie grecque. La Belle Hélène est souvent reprise, et toujours avec succès.)

Mêler la vierge Minerve à ce traité de la séduction, c’est scabreux, mais évoquer la patronne des Arts dans un ouvrage poétique, c’est une savante mise en abyme.

Ovide parle-t-il plaisamment de choses sérieuses, ou sérieusement de choses plaisantes ?

Quoi qu’il en soit, il y met toute sa science poétique. Le vrai sujet de l’Ars amatoria, c’est la poésie, ou, si l’on nous permet ce calembour, ars oratoria plus qu’ars amatoria

Cette extrême élaboration de la forme, que nous avons soulignée, tel est le sérieux annoncé : le poète ne respecte pas son sujet (a-t-il seulement un sujet ?), mais respecte son art, valeur suprême.