OVIDE, Ars amatoria

liber primus, v. 35 - 60

Traduction et commentaire : Marie-Catherine Rolland

le texte traduction scansion mot-à-mot commentaire

DÉCLARATION LIMINAIRE :

            Pour mieux comprendre ce texte d’Ovide, tentons de saisir la mentalité de son temps.

Nous trouvons ceci dans un ouvrage récemment paru aux éditions du Seuil, La vie sexuelle à Rome de Madame Géraldine Puccini-Delbey :

La passion amoureuse inquiète les Romains. La femme représente un principe opposé au héros guerrier. Elle est perçue comme un danger, car elle symbolise la tentation de l'instinct qui entraîne l'homme à sa perte. Mercure le rappelle à  Énée, qui s'est arrêté auprès de la belle reine de Carthage, Didon : « La femme est toujours chose variable et changeante. » Or, la maitrise de soi et de ses pulsions est nécessaire pour tout homme qui veut gouverner. Le héros doit refuser de s'abandonner à la passion amoureuse qui le détourne de son devoir, accomplissement de l'ordre divin.

            On mesure donc tout ce que peut avoir de provocant un traité de la passion amoureuse, incitation pour le citoyen à se détourner de ses devoirs civiques, et ce sous le règne d’Auguste le puritain.

            Pourquoi donc choisir un tel thème ?

            Nous formulons l’hypothèse que c’est pour des raisons analogues à celles que donne Racine dans la préface de Bérénice :

… toute l’invention consiste à faire quelque chose de rien.

Et, plus tard encore, Flaubert :

Ce qui me semble beau, ce que je voudrais faire, c’est un livre sur rien, un livre sans attache extérieure, qui se tiendrait de lui-même par la force interne de son style, comme la terre sans être soutenue se tient en l’air, un livre qui n’aurait presque pas de sujet ou du moins où le sujet serait invisible, si cela se peut.

D’un siècle à l’autre, ces auteurs partagent la même conception : ce n’est pas le sujet qui fait l’art, c’est l’écriture. Plus le sujet est mince, plus le talent se manifeste. Ovide traite donc un sujet qui n’en est pas un.

Nous relevons cependant une contradiction entre l'instinct qui entraine l'homme à sa perte et les froids calculs de l’art de séduire : il y a là une problématique de la nature et de la culture.

Ovide feint d’exalter la nature en ce qu’elle a de plus élémentaire, mais c’est pour la dompter par une culture raffinée. Mettre de l’ordre dans le désordre, rien de plus Romain, au fond. Auguste n’aurait pas dû se fâcher…

Tel sera notre fil conducteur, pour les cinq études que nous proposons.

texte

PRINCIPIO, QUOD AMARE VELIS, REPERIRE LABORA,              

         QUI NOVA NUNC PRIMUM MILES IN ARMA VENIS.

PROXIMUS HUIC LABOR EST PLACITAM EXORARE PUELLAM ;

         TERTIUS, UT LONGO TEMPORE DURET AMOR.

    HIC MODUS ; HAEC NOSTRO SIGNABITUR AREA CURRU ;

         HAEC ERIT ADMISSA META PREMENDA ROTA.                                                       40

    DUM LICET, ET LORIS PASSIM POTES IRE SOLUTIS,

         ELIGE CUI DICAS «TU MIHI SOLA PLACES».

    HAEC TIBI NON TENUES VENIET DELAPSA PER AURAS:

         QUAERENDA EST OCULIS APTA PUELLA TUIS.

    SCIT BENE VENATOR, CERVIS UBI RETIA TENDAT,              

         SCIT BENE QUA FRENDENS VALLE MORETUR APER;

    AUCUPIBUS NOTI FRUTICES; QUI SUSTINET HAMOS

          NOVIT QUAE MULTO PISCE NATENTUR AQUAE.

    TU QUOQUE, MATERIAM LONGO QUI QUAERIS AMORI,

         ANTE FREQUENS QUO SIT DISCE PUELLA LOCO.                                               50

    NON EGO QUAERENTEM VENTO DARE VELA JUBEBO,

         NEC TIBI, UT INVENIAS, LONGA TERENDA VIA EST.

    ANDROMEDAN PERSEUS NIGRIS PORTARIT AB INDIS,

         RAPTAQUE SIT PHRYGIO GRAIA PUELLA VIRO,

    TOT TIBI TAMQUE DABIT FORMOSAS ROMA PUELLAS,             

         «HAEC HABET» UT DICAS «QUICQUID IN ORBE FUIT».

    GARGARA QUOT SEGETES, QUOT HABET METHYMNA RACEMOS,

         AEQUORE QUOT PISCES, FRONDE TEGUNTUR AVES,

    QUOT CAELUM STELLAS, TOT HABET TUA ROMA PUELLAS;

         MATER IN AENEAE CONSTITIT URBE SUI.                                                             60

traduction

Bornecque (Budé):

Avant tout, préoccupe-toi de trouver l’objet de ton amour, soldat qui, pour la première fois, affrontes des combats où tu es neuf. Consacre tes efforts ensuite à toucher la jeune fille qui t’a plu, et, en troisième lieu, à faire durer ton amour. Voilà nos limites ; voilà la carrière où notre char laissera sa trace ; voilà la borne que devra serrer la roue lancée à toute vitesse.

Tandis que, libre encore, tu vas où tu veux, la bride sur le cou, choisis celle à qui tu puisses dire:«Toi seule me plais». Elle ne viendra pas à toi, descendant du ciel parmi l'air subtil; il te faut chercher la femme qui charmera tes yeux. Il sait bien, le chasseur, où tendre les filets à cerfs; il sait bien les vallées que hantent les grognements du sanglier; l'oiseleur connaît le bocage; celui qui tient l'hameçon suspendu connaît les eaux où nagent beaucoup de poissons. Toi aussi, qui recherches un objet qui fixe ton amour pour longtemps, apprends d'abord où l'on rencontre nombreuses les jeunes filles.

    Tes recherches ne te forceront pas à mettre à la voile, et, pour trouver, tu n'auras pas à parcourir une longue route. Andromède, Persée a été la chercher chez les noirs Indiens, et un Phrygien a enlevé une Grecque; je le veux bien. Tant et de si belles filles se rencontreront à Rome, que l'on peut dire: «Notre vieille possède tous les genres de beauté qu'a pu produire l'univers». Autant le Gargae est fertile en blé, autant Méthymne est fertile en grappes, autant l'onde cahce de poiussons, le feuillage d'oiseaux, le ciel d'étoiles, autant il y a de femmes à Rome, où tu habites; la mère des Amours a fixé sa demeure dans la ville de son cher Enée. 

Iskikian (Nouvelle Librairie de France)

    Avant tout, préoccupe-toi de trouver l’objet de ton amour, soldat qui, pour la première fois, affrontes des combats où tu es neuf. Consacre tes efforts ensuite à toucher la jeune fille qui t’a plu, et, en troisième lieu, à faire durer ton amour. Voilà nos limites ; voilà la carrière où notre char laissera sa trace ; voilà la borne que devra serrer la roue lancée à toute vitesse.

    Pendant que tu as le loisir d'aller à ta fantaisie sans bride ni licou, choisis une belle à qui tu puisses dire:«Tu es seule à me plaire.» Or elle ne te tombera pas du ciel sur l'aile de la brise. Il faut ouvrir les yeux si tu veux découvrir la jeune fille faite pour toi. Il sait bien, le chasseur où tendre ses filets pour capturer le cerf, en quel vallon habite le sanglier grondant; l'oiseleur connaît les bocages, et le pêcheur qui tient en suspens l'hameçon sait en quelles eaux affluent les poissons. Toi aussi qui es à la recherche de celle qui te permettra d'aimer longtemps, apprends les lieux que hantent les jouvencelles.

    Pour ta quête, je ne te ferai pas hisser la voile; pour trouver tu n'auras pas à faire un long voyage. C'était bon pour Persée de ramener Andromède de chez les noirs indiens, et pour le Phrygien d'aller enlever une Grecque. A toi, Rome offrira tant de jeunes filles, et si jolies, qu'on pourrait dire :«Tout ce que l'univers en tout genre a produit, Rome, notre cité, le possède en ses murs.» Autant d'épis dans le Gagare, de raisins à Méthymne, de poissons dans la mer, autant d'oiseaux à l'abri des feuillages et d'étoiles au ciel, autant de jeunes belles à Rome, ta cité. Vénus, mère d'Enée, dans la ville de son fils a élu domicile.

scansion, Principio (M.-C. R.):

OVIDE, Ars amatoria, I, 35-60

 voici la scansion du morceau. En gras, les pieds constitués d’un mot entier, entre parenthèses, les élisions :

Principi|o, quod a|mare ue|lis, //repe|rire la|bora,
Qui noua| nunc pri|mum|| miles in| arma ue|nis.

Proximus| huic labor |est placi|(tam ex)o|rare pu|ellam:
Tertius,| ut lon|go|| tempore| duret a|mor.

Hic modus,| haec nos|tro //sig|nabitur |area |curru :
Haec erit |admis|sa ||meta te|renda ro|ta.

Dum licet, |et lo|ris pas|sim potes| ire so|lutis,

Elige| cui di|cas ||« tu mihi |sola pla|ces. »

Haec tibi |non tenu|es ueni|et de|lapsa per| auras :

Quaeren|(da est) ocu|lis ||apta pu|ella tu|is.

Scit bene |uena|tor, //cer|uis ubi |retia |tendat,

Scit bene,| qua fren|dens|| ualle mo|retur a|per ;

Aucupi|bus no|ti fruti|ces;// qui| sustinet| hamos,

Nouit |quae mul|to ||pisce na|tentur a|quae:
Tu quoque,| materi|am// lon|go qui |quaeris a|mori,

Ante fre|quens quo |sit|| disce pu|ella lo|co.
Non ego,|quaeren|tem// uen|to //dare| uela iu|bebo,

Nec ti(bi, ut) |inueni|as, ||longa te|renda ui|(a est.)
[Androme|dan //Per|seus ni|gris por|tarit ab| Indis,]

Raptaque |sit Phrygi|o|| Graia pu|ella uir|o,
Tot tibi| tamque da|bit for|mosas |Roma pu|ellas,

« Haec habet|,ut di|cas,|| quicquid in| orbe fu|it. »
Gargara |quot sege|tes,// quot ha|bet Me|thymna ra|cemos,

Aequore ||quot pis|ces, ||fronde te|guntur a|ues,
Quot cae|lum stel|las, //tot ha|bet tua |Roma pu|ellas:

Mater in |Aene|ae ||constitit urbe su|i.

mot-à-mot:

Proximus huic labor, le mot-à-mot :

Principio

Pour commencer

<id> quod amare uelis,

ce que tu veux aimer (noter le neutre)

(Rappel grammatical : lorsque l’antécédent du relatif est un pronom, le latin ne l’exprime pas. Même remarque pour elige cui dicas.)

reperire labora,

tâche à le trouver,

miles

soldat (apposition au sujet)

Qui uenis nunc

qui t’engages maintenant

primum

pour la première fois

noua in arma

dans une guerre novice.

(Hypallage : l’adjectif nova se rapporte à miles pour le sens.)

Proximus huic labor

La tâche suivante

est exorare

c’est gagner

placitam puellam ;

la jolie fille qui t’a plu ;

Tertius

le troisième point

ut longo tempore duret amor

<faire> que l’amour dure longtemps.

Hic modus,

Tel est le domaine <s.e. : de l’ouvrage),

haec signabitur area

telle est la carrière <qui> sera marquée

nostro curru

de notre char,  (= où notre char laissera sa trace ;)

haec erit meta terenda

(Bien qu’elle soit moins satisfaisante que premenda nous adoptons, malgré Bornecque, la leçon terenda du livre des élèves Hatier-Belles-Lettres.)

tel est le but à poursuivre

admissa rota.

par la roue lancée <à toute vitesse>.

Dum licet,

Tant que c’est possible,

et potes

et que tu peux

passim ire

aller partout

loris solutis

les rênes flottantes

elige <eam>

choisis <celle>

cui dicas

à qui dire (relative au subjonctif : marque le but)

« tu mihi sola places. »

« c’est toi l’unique qui me plais. »

Haec tibi non ueniet

Celle-là ne viendra pas à toi

tenues delapsa per auras :

glissant sur la brise légère :

quaerenda est oculis tuis

il te faut chercher de tes propres yeux

(oculis tuis, datif complément de l’adjectif verbal.)

apta puella

la jolie fille faite pour toi.

(on peut aussi comprendre : apta oculis tuis, datif complément de l’adjectif : faite pour tes yeux.)

Scit bene uenator

Il sait bien, le chasseur,

ubi

où (introduit une interrogative indirecte, verbe au subjonctif)

ceruis retia tendat,

tendre les filets à cerfs,

scit bene

il sait bien

qua ualle

dans quel vallon (adjectif interrogatif, introduisant une interrogative indirecte)

frendens moretur aper ;

séjourne le  sanglier grommelant ;

aucupibus noti <sunt> frutices

les buissons sont connus des oiseleurs ;

<is> qui sustinet hamos

celui qui fait pendre ses hameçons

novit

sait

Quae aquae

quelles eaux

(adjectif interrogatif, introduisant une interrogative indirecte)

Multo pisce natentur.

sont fréquentées (litt. : nagées) par le poisson nombreux.

(Nous rendons ainsi le singulier multo.)

Tu quoque

Toi aussi

qui

qui

materiam longo quaeris amori

cherches matière à un amour durable

(nous gardons matière, pour souligner le cynisme du propos.)

ante disce

apprends d’abord

quo loco

en quel lieu

frequens puella sit.

il y a de la jolie fille en quantité.

Non ego iubebo

Ce n’est pas moi qui prescrirai,

quaerentem uento dare uela

à celui qui cherche, de mettre à la voile

(proposition subordonnée infinitive, introduite par iubebo.)

nec

et

tibi longa terenda uia est.

tu n’as pas à poursuivre une longue route.

(nous avons cherché un verbe français pouvant rendre les deux emplois de terere : terenda meta, terenda uia.)

Andromedan Perseus portarit

 

Persée a beau avoir rapporté Andromède

(Portarit, forme syncopée pour portaverit, subjonctif parfait en indépendante, marquant la concession.)

nigris ab Indis,

de chez les noirs Indiens,

raptaque sit Graia puella

la belle Grecque a beau avoir été enlevée

(même subjonctif de concession)

Phrygio uiro

par un mâle Phrygien,

tibi Roma dabit

Rome te fournira

tot tamque formosas puellas,

tant et de si belles filles

ut dicas

que tu pourras dire :

(ici, le ut est consécutif : tam… ut, tant que.)

« Haec habet quicquid in orbe fuit »

« Elle possède tout ce qui se trouve dans le monde. »

Gargara quot <habet> segetes,

Autant Gargara a d’épis,

(Gargara, ville située dans le massif de l’Ida, en Phrygie, où se déroula le jugement de Pâris)

quot habet Methymna racemos

autant Méthymne a de grappes,

(Méthymne, ville de Lesbos réputée pour ses vins, mais aussi patrie de la poétesse Sapho.)

aequore quot pisces <teguntur>

autant de poissons sont cachés dans la mer,

<quot> fronde teguntur aves

autant d’oiseaux sont cachés dans le feuillage

quot caelum stellas <habet>

autant d’étoiles, <possède> le ciel,

tot habet tua Roma puellas :

autant de jolies filles possède ta <ville de> Rome :

Mater constitit

La Mère s’est établie

(la Mère, c’est-à-dire Vénus)

in Aeneae urbe sui.

dans la Ville de son fils Énée.

NOTA :

La scansion du vers 53 pose un  problème que nous n’avons pas su résoudre :

a)Androme|dan //Per|seus ni|gris por|tarit ab| Indis,

ou :

b)Androme|dan //Perse|us ni|gris por|tarit ab| Indis, ?

La solution a : scander : Pēr-|sē-ŭs nĭ-|permet de compter brève la syllabe ni-, mais présente deux inconvénients :

1)compter longue la syllabe -se- fait de Persēus l’adjectif tiré du nom, au lieu du nom lui-même, ce qui serait acceptable : on peut y voir une malice d’Ovide « le gars perséen » ; mais…

2)compter brève la terminaison –us, fait difficulté : tant Gaffiot que Auzanneau & Avril la donnent longue… et de toutes façons elle est allongée par position !

La solution b : scander Pĕr-sĕ|-ūs nī-| présente deux inconvénients :

1)compter brève la syllabe Per-, alors qu’en grec comme en latin  la voyelle s’allonge par position ; impossible de supposer une correptio attica, puisque le-r- est en première position ;

2)compter longue la syllabe ni- fait difficulté : tant Gaffiot que Auzanneau & Avril la donnent brève, et le groupe –gr- n’allonge pas.

Ma courte science est totalement dépassée… L’édition Bornecque ne propose pas d’autre leçon pour ce vers qu’il serait tentant de juger altéré et de corriger, mais corriger cent ?

Tertius, le commentaire :

Remarques préliminaires :

*Les cinq extraits que nous proposons ont été désignés par les élèves, à l’issue d’un vote.

*Notre découpage empiète sur celui de notre collègue Hubert Steiner : nous commençons au vers 35, lui s’arrête au vers 40. Nul ne s’étonnera de nos (légères) divergences qui ne peuvent qu’enrichir la compréhension du texte !

Nous en sommes donc au stade de l’exordium :

après l’énoncé des motifs (vers 1 à 34, déjà étudiés), vient notre passage :

annonce du plan (35 à 40)

et (début du) développement du premier point : reperire que nous arrêtons (longueur réglementaire oblige) au vers 60.

Nous abordons ce texte sous trois aspects (trois axes, comme on dit aujourd’hui) :

La parodie de  traité didactique

La parodie de traité technique,

Le sérieux romain (mais oui, mais oui…)

vUne parodie de traité didactique :

Il s’agit d’un traité, dont le plan est annoncé, en trois points, chiffre canonique s’il en est :

Principio,

Proximus huic labor

Tertius,

 … non sans une certaine fantaisie : après principio on attendrait un dein/deinde, tertius serait la suite logique de primus et secundus. De l’ordre et de la méthode, mais pas trop ! Premier indice d’une intention parodique.

Ce traité didactique use largement du champ lexical de la connaissance :

Scit bene

Scit bene

noti <sunt>

Nouit

disce

ainsi que du champ lexical de l’injonction :

disce, qui  participe des deux ;

avant nous avions :

labora,

Elige ;

et après :

Quaerenda est

iubebo,

Nec tibi longa terenda uia est.

Variété dans l’unité, l’injonction s’exprime de trois moyens différents :

Deux moyens grammaticaux :

L’impératif, tournure attendue ;

L’adjectif verbal attribut.

Un moyen lexical :

Emploi d’un verbe exprimant l’ordre.

Cette variété des tournures est un second indice de l’intention parodique : Ovide s’amuse, il ne peut feindre le sérieux très longtemps :

vUne parodie de traité technique :

Ces petits un, petits deux… et ces impératifs visent à enseigner une technique, à transmettre l’expérience des maitres :

uenator,

Aucupibus

qui sustinet hamos.

Bref, chasseur et pêcheur, experts à piéger au filet (retia, hamos) des proies variées, poils, plumes et écailles :

ceruis,

aper,

multo pisce.

Il s’agit donc de capture, de prise, et pas du tout de sentiment, du moins au sens que nous donnons à ce mot, deux millénaires plus tard, passée la tempête romantique.

D’où les conseils pratiques : d’abord, localiser le gibier. Ante frequens quo sit disce puella loco, où le singulier collectif frequens puella, fait écho à frendens aper : allitération en fr-, disjonction, rejet du nom en fin de vers. Bref, aucune différence de traitement entre les grommellements du sanglier et la présence de jolies filles…

Localisation d’autant plus aisée que l’on a tout ce qu’il faut à Rome : Ovide ne propose pas une quête de la Toison d’Or, mais un loisir de proximité, comme nous jargonnons : Nec tibi, longa terenda uia est.

vLe sérieux romain

À première vue, nous sommes dans le domaine du cynisme et de la frivolité. Et si Ovide était moins désinvolte qu’il cherche à le paraitre ?

Par sa métaphore de la chasse, il nous place d’emblée dans le domaine de la culture : la chasse est un art maitrisé, une des techniques que, selon Virgile, fit naitre le besoin :

Géorgiques, I, vers 139-142

tum laqueis captare feras et fallere uisco
inuentum et magnos canibus circumdare saltus;        140
atque alius latum funda iam uerberat amnem
alta petens, pelagoque alius trahit umida lina.

tum

alors

laqueis captare feras inventum <est>

on imagina de prendre au collet les bêtes sauvages

(litt : prendre au collet fut imaginé, captare laqueis est sujet du passif inventum est.)

et fallere visco

et de les tromper avec de la glu

et magnos canibus circumdare saltus

et de cerner par des chiens les grands bosquets

atque

et encore

alius latum funda jam verberat amnem alta petens

un autre fouette de l'épervier le large fleuve tout en gagnant les hautes eaux,

Après l’âge d’or, âge de l’abondance naturelle, la nécessité fait créer les techniques, artes, et toute l’Antiquité range la chasse parmi ces techniques. En Grèce, la chasse fait partie de l’éducation de l’éphèbe, un peu comme le scoutisme moderne : rien de moins spontané. Si l’amour est une technique de chasse, ou un  service militaire (miles in arma noua), ce n’est donc pas un abandon aux pulsions.

Culturelles encore les allusions mythologiques : Gargara, invoquée pour sa fertilité en blé nous évoque le jugement de Pâris, les légendes homériques rappelées plus bas Phrygio Graia puella uiro tandis que Methymna convoque la Lesbos de Sapho et Mater in Aeneae constitit urbe sui, le grand exemple de l’Énéide.

Sapho et de Virgile rôdent donc en ce lieu, Sapho comme poétesse de l’amour (adaptée par Catulle), Virgile comme maitre : et si l’Ars amatoria était une Ars poetica ? Si la puella à conquérir était l’œuvre à élaborer ?

Si la mention de Vénus s’impose dans une Ars amatoria, notons que ce n’est pas la petite femme légère des textes tardifs qui est ici montrée, mais Mater, Mère d’Énée, ancêtre de la gens Iulia, divinité protectrice de la patrie romaine, la déesse invoquée au seuil du De rerum natura :

Aeneadum genetrix, […]

per te quoniam genus omne animantum
 concipitur uisitque exortum lumina solis:

Mère des Romains […] c'est par toi que tous les êtres sont conçus, et ouvrent leurs yeux naissants à la lumière. (Traduction du site Itinera electronica.)

Si Ovide s’amuse, son amusement, ici, prend des allures sacrilèges au risque de faire froncer les augustes sourcils d’Auguste.

Mais justement, Ovide s’amuse-t-il encore ?

N’est-ce pas une forme de patriotisme romain, d’orgueil national, que de placer la beauté d’Hélène, simple Graia puella, au dessous de la beauté des Romaines ? N’est-ce pas du patriotisme que de proclamer : « Haec habet quicquid in orbe fuit. » ?

Faux sérieux, alibi de la frivolité, ou fausse frivolité, alibi d’un fond sérieux ?

Nous nous garderons bien d’en décider…