Colloque sentimental

réalisme paradoxal

Colloque

sentimental

Cette dernière pièce de Fêtes galantes est un écho négatif de «Clair de lune», de par la dissension des partenaires dans le premier, l’obscurité évoquée par opposition à la clarté apparue, deux fois, la mort face à la vie, celle de la Dame, des masques, des oiseaux, avec le mouvement des jets d’eau, le côté statique du colloque car les pérégrinations des fantômes sont sans but par rapport au mouvement de la farandole, des distiques ici, des quatrains là… en point commun : des répétitions, des reprises dans les deux cas, en ressassement lugubre dans l’un, en virevolte et rythme vif, résonnances touchantes dans l’autre…

I) Un réalisme paradoxal

Le titre est déjà en lui-même proche de l’oxymore : un colloque implique une conversation intellectuelle, un échange qui n’a rien de sentimental, ce d’autant plus que ce dernier terme exhale un relent péjoratif. L’expression n’est pas affectée d’un article défini, ce que la suite rend peu cohérent, vu la précision de l’échange avorté : Verlaine ne cherche pas la rigueur logique mais l’émotion, ce qu’il atteint par la reprise, en écho, du premier vers au vers 5. Il génère ainsi une angoisse, perceptible avec les liquides du premier vers, la multiplication des termes négatifs («vieux», «solitaire» – adjectif qui conviendrait mieux à une personne et qui manque d’à-propos quand il s’agit d’un colloque qui implique au moins deux émetteurs. Dès le premier distique, les référents spatio-temporels («parcۚ», «heure») sont donc fournis, avec un renvoi implicite à un narrateur : «tout à l’heure» ; il s’agit d’un témoignage visuel, même si ce qui est présenté est de prime abord peu perceptible : «deux formes», corroboré ensuite par l’explication surnaturelle, donc merveilleuse : «deux spectres», avec la même accentuation. L’auteur joue sur l’ambiguïté : «ont passéۚ» pouvant signifier soit le déplacement soit la mort… Ils sont bien là, avec les liaisons fortes : zontà peine, comme plus loin, zontévoqué. Le regard du témoin les effleure : «yeux, lèvres», avec le martèlement de l’anaphore, «leurs», suivie d’une reprise :« leurs» ; le son o ouvert est en écho interne : «morts, molles», et dès leur mention, les «yeux» s’éteignent, et «les lèvres», censées être fermes, s’affaissent ; les sons sont assourdis, comme étouffés, sur ces deux premiers distiques, avec les labiales [m] et [p] en attaque initiale, intimement mêlées aux liquides ; une l’impression de retour sans fin, comme un destin inéluctable, nous fait échapper au réel, avec la reprise de la rime [ase], comme de celle en [ol].. Jusqu’aux sonorités même qui contredisent l’évanescence affirmée, via le [l] d’euphonie : «l’on entend à» , avec les trois nasales et la frappe des deux dentales [t] ; Le témoin implicite reste toujours aussi flou : «On». D’ailleurs ils ne sont qu’entrevu, comme s’ils avaient échappé à notre emprise : le troisième distique reprend en leitmotiv la présentation initiale. Le passé composé, par son sens perfectum, rend les paroles encore moins performatives. Les synérèses (vient-il, ancienne), les deux e muets semblent étouffer l’appel au souvenir ; Le premier intervenant est resté sensible, car le terme «extase» renvoie bien à l’échange amoureux, mais ce mot si évocateur de l’union charnelle perd tout référent dans la réalité par l’adjectif : «ancienne», comme par l’amuïssement des e muets. Même le dialogue, fait pour échanger avec les tirets, avorte, sur les fricatives [v] et le choc des gutturales sourdes [k] ; les pronoms sont incohérents : «te», «il» impersonnel deux fois, un déterminant collectif : «notre», le vouvoiement, la première personne, et le «en» résume d’un seul monosyllabe la fusion qu’évoquait la moitié du vers précédent. Le réel le plus tangible dans l’amour, l’accélération du rythme cardiaque, propre au désir, quand l’autre est là, marqué par les dentales sourdes, le sentiment le plus profond convoqué par «cœur, toujours, nom, âme, rêve», tout ce champ sémantique de la relation amoureuse est brutalement refusé, repoussé par la dénégation qui éclate laconiquement à la fin du v. 10 : «Non» sans même une exclamation. L’appel à la jouissance s’opère par l’interjection et les deux exclamatives, la structure en chiasme (adj/nom//nom/adj), et même si le terme «jours» sera dénié ensuite par son antonyme direct : «nuit», le désir est rendu palpable par le report de l’accent de «beaux» sur «jours», le rythme 1/3/3/3, le decrescendo des voyelles où l’impossibilité de décrire laissait la place à la fusion érotique : «nous joignions nos bouches», avec encore une fois, l’écho des voyelles très évocateur. La permanence du souvenir est marquée par la phrase nominale, ainsi ces «jours» échappent au temps, non sans paradoxe ! Et l’article défini ainsi que le pluriel permettent à tout ceci de perdurer : «les beaux jours». Mais ceci est encore une fois mis en doute par la réplique pleine d’indifférence de l’autre fantôme, malgré le jeu des affirmations induites par les interrogatives puis de la première exclamative qui perdure sur une seconde, en parallélisme ; les termes sont très simples, mais ô combien prenants, avec «le ciel», métaphore implicite de «l’espoir» ; donc ce dernier mot fonctionne comme une redite, un appel ; mais cette répétition sémantique ne permet pas à «l’espoir» de perdurer plus longtemps : ce dernier terme est repris pour être mieux rejeté, malgré son anthropomorphisation, et «le ciel», lui aussi en reprise, perd sa couleur positive pour celui, noir, de la tempête. L’indicateur de comparaison «tels» semble vouloir nous les montrer une dernière fois, non sans invraisemblance car que viennent faire les avoines folles dans un parc ? Un retour à l’état de nature ? Pour finir, la liaison en «Et», contradictoire après la pause phono-sémantique de la virgule, ne sert qu’à mieux souligner la déréliction finale, car ce que l’on entendait à peine au vers 4 se retrouve en fait complètement dénié par le passé simple - incongru s’il y avait une cohérence temporelle : «la nuit seule entendit»… même le témoin a disparu… 

II) Un colloque :

Son cadre, peu propice apparemment à un échange fructueux : «vieux, glacé» est brossé d’emblée avec l’adjectif «solitaire» qui préfigure l’incommunicabilité entre les deux partenaires. Notons l’accumulation des trois expansions négatives qui augurent mal de l’échange ; il n’est pour s’en rendre compte que de les changer par leurs antonymes pour percevoir l’absence de sociabilité.

Pour l’instant réduite à deux formes, notre perception se peaufine, et notre regard s’attarde sur leurs lèvres, notre oreille se veut attentive à leurs paroles, même si elles sont presque inaudibles. La suite du dialogue indique d’ailleurs que le terme «à peine» est controuvé (cf. thème 1) car l’évocation du passé a bien lieu, au moins pour le premier émetteur qui s’escrime à amener son alter ego au même niveau d’effusion amoureuse. Curieusement, le passé composé fait que l’entretien, pour présent qu’il soit à notre oreille, est déjà terminé et nous n’en avons ici qu’une trace, a posteriori… Les tournures utilisées sont relevées, avec l’expression raffinée de l’impersonnel : il + pronom personnel + souvient, que reprendra l’autre, pour mieux le remettre en cause. C’est donc bien que l’échange annoncé avorte et que le nom du titre est une méprise, pour citer l’art poétique. La communauté du couple est rappelée par «notre», et la relation directe personnelle par le tutoiement, même si «ancienne» renvoie tout ceci dans le passé…C’est que cet échange verbal entend rappeler, au moins pour le premier émetteur, une communauté passée, un être et jouir ensemble, bien révolu… Avec pour seul vestige cette conversation en fait à sens unique, au rebours du sens même de Colloque… Cet échange met trois distiques pour s’instaurer effectivement : les mots pour le dire viennent donc difficilement, et les conditions pour que ceci s’opère sans problème sont loin d’être idéales : le froid par opposition à des échanges chaleureux, les yeux sans l’étincelle de la vie, les lèvres qui n’affirment rien, la voix ? Elle n’est plus que souvenir : «ont évoqué le passé» . Les tirets instaurent un semblant d’échange, qui s’avère vite purement formel car s’il se dégage sur 4 distiques, son encadrement atteint le même nombre. Au reste, les strophes 1 et 3 préfigurent le vers 15 tandis que le deuxième distique perd toute réalité audible avec ke dernier vers de cette pièce finale qui clôt la conversation – ou plutôt sa pleine vacuité – sur le silence impliqué paradoxalement par des paroles perdues. Et le jeu du présent contrebalancé sèchement par un passé simple n’’entre pas pour peu dans cette fin de non-recevoir. De fait, à l’appel aux sentiments (v. 7) réplique le froid de la raison sans émotion ni partage : «pourquoi, donc», avec leurs gutturales agressives [k], en alternance des fricatives virulentes [v], y compris les 3 accents en montée, non par passion ni ressentiment mais par impatience glacée, en fait une indifférence totale : il n’y a aucune volonté de rencontre chez l’autre ni de renouer des liens. Le déséquilibre de longueur entre les différentes interventions renforce l’absence d’échange. Une seule fois, au début, l’interrogative du premier émetteur est reprise dans le 4ème distique, mais cette apparente communion avorte vite sur le laconique non: on ne peut faire plus bref pour limiter les propos, alors que l’autre ne répugne pas à se répéter à l’envi : «toujours», repris au début du v. 10. L’organe de la parole de fait est mentionné deux fois : lèvres, bouches, ainsi que son effet : paroles (v. 4 et 16), et l’acte de les proférer : ont évoqué (v.6) ; avec comme seul effet leur inefficience : si le bon heur est «indicible» -encore une allusion ! -, les sentiments n’ont plus la parole ici, on est face en fait à un soliloque : solitaire deux fois, deux fois aussi seul ; le couple supposé échanger vu la fréquence du duo dans ce poème (deux, v2. 2 et 6, comme les yeux, les lèvres, notre, ton/mon, tu/mon au 5ème distique, derechef nous, mais s’achevant sur une série de troisièmes personnes. Ainsi au rebours de ce que semblait annoncer le titre…

III) Sentimental.

Car l’amour n’est pas fort comme la mort ; on a deux fois «toujours», mais plus l’amour. L’objet, pour reprendre un terme cher au XVIIème, en a disparu : «formes, lèvres molles, spectres». La passion s’est bel et bien envolée, emportée par cette chanson grise, il n’y a plus le souffle du désir pour rendre les mots, les «paroles», audibles. N’oublions pas que faire l’amour était d’abord le dire… il est de prime abord mis d’emblée hors de toute atteinte

· dans l’espace : un «parc», si l’on suit Watteau, se prête aux jeux amoureux, sauf si 3 adjectifs négatifs l’encadrent, cet endroit propre à l’expression des sens étant rendu présent par son article défini, «le». En fait, nous sommes aux antipodes de l’amour (cf. thème 1) en ce début et derechef à la fin du poème. Tout fonctionne comme par antiphrase, «vieux» et non jeune, «solitaire», en hypallage, et non ensemble, «glacé» et non pas torride, opposition implicite que reprendra le fait de marcher «dans les avoines folles» au lieu de s’y étendre, comme «la nuit», propice à d’autres activités que les plaisirs de la conversation. Sentimental donc ici, par contraste, principe esthétique que nous avons déjà rencontré fréquemment chez Verlaine…

· comme dans le temps : tout à l’heure. «ont passé» renvoie à l’écoulement du temps, voire à l’heure dernière, avec l’ambiguïté de l’auxiliaire : soit «passer» soit «mourir». La contradiction entre «entend» et «entendit» relève de cette contradiction. Nous revenons au thème 1? C'est que tout chez Verlaine est étroitement intriqué, et les échos multiples.

Les «yeux», miroir classique du désir (faut-il les citer? oui, lèvre, extase, coeur qui bat, beaux jours, bonheur indicible, joindre les bouches: il y a tout un bréviaire amoureux convoqué ici) et de l'âme (v.10), sont éteints, le corps s’affaisse, ne restent que les liquides d’un bavardage inaudible là où l’on attend le cri de la pulsion… Avec la notation nécrologique, quasi clinique, comme une autopsie du corps amoureux : «leurs lèvres sont mollesۚ», en distanciation affirmée: «leurs» en initiale à deux reprises, pleine d’une indifférence étrangère au désir : «on». Et la présence du sentiment, de ce qui existe («sont» deux fois) est déniée immédiatement par la paronomase : «morts/molles», corroborée par la polysyndète : «et», en une accumulation angoissante des notations négatives. La reprise lancinante du premier vers, le parallélisme avec le deuxième soulignent la présence du couple («deux»), ainsi que, en un paradoxe poignant, son évanescence : «formes/spectres», avec le même rythme : 2233, et les mêmes sonorités : zont.

Ensuite chacun sait que l’amour se nourrit de la jouissance commune : «notre extase», soulignée par l’amuïssement des deux e muets sur la voyelle initiale du mot suivant, dénié (encore une fois !) par la synérèse : «ancienne», en deux syllabes. Il s’agit de relations entre des êtres d’élection, vu le raffinement des expressions, avec la tournure relevée, à la limite de l’archaïsme : «te souvient-il ?», en un appel émouvant de par l’allitération en dentales (cf. v. 9, comme les labiales dans le même vers, qui seront reprises en écho au v. 11). Le rejet de l’autre s’avère empreint d’une morgue supérieure, en sous-entendant un acharnement déplacé, proche de la folie : «voulez-vous donc». Le voussoiement n’a rien à voir avec le respect de l’aimé(e), c’est celui de l’indifférence assumée, voire du mépris affiché, vu les fricatives réitérées : Voulez-Vous souVienne, et l’étranglement des gutturales sourdes : pourQuoi donC Qu’il, l’accent tombant en fait sur DONC, comme une accusation. «Cœur» et «nom» ont beau encadrer le v. 9, avec un rythme 2224 évocateur, l’adverbe «toujours» s’énoncer (deux fois), l’interpellation se faire directe, en plein échange amoureux : «vois-tu», en une fusion idéale, le corps même s’estomper pour laisser place à l’union des «âmes», rien n’y fait, le laconique «non», d’un seul trait, tue l’amour. Ceci rend encore plus touchant l’interjection mi-douloureuse, mi-passionnée du v. 11, «Ah!», en une phrase nominale : «les beaux jours», comme pour incarner leur relation, la nostalgie profonde du baiser, où l’action est privilégiée : «nOUs jOigniONs nOs bOUches», en une harmonie vocalique très sensuelle. La rime léonine entre «indicible» et «possible» renforce la cruauté de l’indifférent(e) – pour citer Watteau. Les appels à la communion du souvenir sont vains, malgré le parallélisme des deux exclamatives, et la simplicité des termes où les expressions les plus banales se trouvent ressourcées par la passion. En un retournement brutal, l’espoir est éliminé, avec le surenchérissement : «vaincu», via un chiasme qui le cisaille. C’est le résultat pitoyable de cette logomachie, un écho des anciennes stichomythies, avec l’écho endeuillé de l’homéotéleute : «espoir/noir». Et cet échange, empreint d’effusion affichée, en fait sentimental pour l’un, totalement irrecevable pour l’autre, de s’achever sur une déambulation sans fin, sans but, pour s’amuïr dans le silence, préfiguré par le «ciel noir», en annonce de l'hypallage «la nuit seule», une expression virgilienne que l’on rencontre dans le chant VI de l’Enéide où elle évoque l’obscurité des Enfers… Car Verlaine est féru, comme Baudelaire, de poésie antique... (cf. ses allusions dans cet opuscule/ce recueil à l'antiquité) - belle accroche pour proposer, comme en passant, un sujet d'entretien à votre examinat/rice/eur! si vous n'avez pas eu le temps de conclure, en résumant vos dires)