Fêtes galantes
et l’antiquité
Ce
parcours est paradoxal : le titre renvoie lui-même au XVIIIème alors que
le texte date du second tiers du XIXème. La référence à Watteau est précise…
Que vient donc faire notre référence à ce passé révolu, disparu ?
N’est-ce parce qu’il ne subsiste plus concrètement que sous forme de
ruines, malgré son matériau privilégié, le marbre, ou d’allusions
culturelles tellement usées que la sève s’en est desséchée ? Mais la
conscience de cet effritement, voire de cette vacuité, ne s’allie-t-elle pas,
chez Verlaine, au sourire narquois du faune aux aguets, prêt à éclater de
rire au moindre signe de désespoir profond, avec le sentiment que la dérision
se prend, elle aussi, trop au sérieux ? C’est ce que semble attester
aussi l’artifice extrême de la Nature dans ce recueil… Un écho de l’évanescence ?
A)
l’antiquité gréco-latine dans la formation au XIXème :
Le
latin, encore au XIXème et jusqu’au milieu du XXème, joue le rôle essentiel
dans la sélection de l’élite intellectuelle : comme les mathématiques
actuellement, non seulement les langues anciennes permettent d’établir un
classement apparemment objectif entre les meilleurs jeunes, donc d’opérer un
tri parmi eux, mais encore le latin est obligatoire pour passer son doctorat.
·
ainsi, le titre de la thèse secondaire de Jean Jaurès,
Des origines du socialisme chez Luther, Kant, Fichte et Hegel en 1892,
est-il en latin (je vous souhaite bonne chance pour retrouver le titre IN
EXTENSO sur Internet)
· Cette
langue entre dans la formation des futurs bacheliers.
Ainsi sont mises au pinacle au Concours Général de Paris des épreuves de
version latine, et surtout de thème, par ex. une traduction du français en
vers latins… (donc des dictionnaires spécialisés pour ce faire, avec la
scansion des mots et pléthore d’exemples pour aider les candidats dans ces épreuves
de 8 heures, comme le montre Jules Vallès dans l’Etudiant). Il
n’est que de suivre la formation de Baudelaire qui obtient le deuxième
prix de vers latins en 1837 à ce Concours? le
titre latin du poème XXVI des Fleurs du mal (édition de 1862) est SED
NON SATIATA en faisant implicitement référence au satiriste Juvénal?
Plus curieusement, le poème LX, Franciscae Meae Laudes, est rédigé en
latin, le titre du LXII ? Ainsi que celui du poème LXXXIII ?
· En
quelle année Verlaine devient-il bachelier ès lettres ? Quelles en étaient
les épreuves ? Certes, dans les Poèmes saturniens, nous
rencontrons plusieurs titres en langue étrangère, comme l’anglais avec Nevermore
dans… Mélancholia, calque latin d’un terme grec, ou une
transcription du sanskrit, déjà moins moderne ; mais ce mot même est
encadré de deux titres en latin, lesquels ? Les Fêtes galantes ne
sont pas en reste : Pantomime, Cythère, Clymène relèvent du
grec? On trouve dans la mythologie latine les Faunes, dont Verlaine se sent
proche ?
· Rimbaud
a suivi le même chemin – ou la même ornière ! Quel prix
obtient-il au Concours Général ?
B)
L’antiquité dans les Fêtes galantes
1)
La mythologie et la littérature :
·
Le Cassandre, dans Pantomime, est le vieillard
libidineux de la commedia dell’arte et n’a donc rien à voir, sinon par
homographie, avec la belle-sœur d’Andromaque, l’épouse d’Hector, aimée
d’Apollon, même si l’allusion au neveu déshérité joue sur l’ambiguïté
du nom : Astyanax avec sa mère dans Andromaque de Racine est
bien sans le royaume auquel son père Hector, mort tué par Achille, le père de
Pyrrhus (celui qui veut épouser sa mère !), le destinait
· A
quel héros troyen renvoie, par l’intermédiaire de Virgile, la tigresse
d’Hyrcanie (Dans la grotte) ? A qui celle que Verlaine appelle
Clymène emprunte-t-elle son nom ? Pour les anciens, les Champs-Elysées se
trouvent dans les Enfers et l’on rencontre-t-on l’enfant
Amour/Cupidon, fils de Vénus/Aphrodite à la fin du poème . Le premier de
ses attributs les plus classiques est l’arc (l’autre étant la torche pour
allumer le feu du désir, les feux de l’amour, en une métaphore éculée ;
un troisième : le bandeau sur les yeux). Dans ce poème où abondent les
allusions tant mythologiques qu’historiques, Verlaine souligne le ridicule de
son coup de foudre. Cf. l’explication de texte…Entre autres pistes : le
niveau de langue dont relèvent : «au prix de vous, céans», voire «maints»,
l’ellipse du «ne» de négation au v. 11, est archaïque, avec l’obscurité
et la concision de l’expression «m’eut lui», avec son complément d’intérêt :
«m’»=pour moi, compte non tenu de l’allusion très claire aux stances du
Cid dans la deuxième strophe. Autre chose : Le mélange des registres,
et son effet de distanciation se confirment-, vu l’expression : «mettre…
à bas» ? A quel vers d’En patinant rencontre-t-on plus
loin le même dieu que Dans la grotte ? A quelle divinité fait-il
concurrence en entr’ouvrant les… roses ? Et il est ridiculement, dans l’amour
par terre (sic !) tout éboulé, écroulé dans le coin le plus mystérieux
du parc. S’il garde son attribut (lequel ?), on pense bien sûr à un
autre, vu le contexte. L’esprit potache est encore là, quel terme
physiologique à double sens nous le prouve ? Comme ailleurs, Verlaine ne
nous permet pas de trancher entre
Ø
la déréliction affichée (par quelle réitération de la même
formule, confortée par d’autres répétitions qui imposent la vision déceptive,
corroborée par quel champ lexical ? A quelles places dans le poème s’exposent
les redites les plus évidentes?)
Ø
et le sentiment qu’il a de ce que tout ceci a de ridicule,
voire de déplacé, vu la frivolité de «l’aimée»…
·
A quelle déesse renvoie l’île de Cythère, dans le poème
du même nom ? Même si, ici, la référence à l’antique s’avère très
floue, et l’Amour, un sentiment, malgré sa majuscule…
· Précis,
mais pas plus développé, voici, dans une accumulation, Tircis (Mandoline) ;
Dans quelle églogue de Virgile le rencontre-t-on ? (Virgile : deuxième
référence implicite à ce poète, mais qui ne fleure pas plus la déférence,
serait-ce une trace d’esprit potache ?) Au reste, Verlaine n’évoque-t-il
pas plutôt ici un Tircis plus… récent ? Notons que le même revient
dans Les indolents, v. 13, encore dans une situation.. ridicule. Certes,
derrière Aminte se cache Amyntas, petit-fils du dieu Pan, mais ceci est une
allusion très claire au drame pastoral éponyme du Tasse, ce d’autant plus
qu’il a inspiré un dessin à F. Boucher, conservé au Musée des Gobelins.
· Qui
vient nous narguer – et se gausser de Tircis et Dorimène - dans la cinquième
strophe des indolents ? Quel prénom dans Lettre l’annonçait ?
Sous quelle orthographe commune ce mot est-il mis en entrée dans les
dictionnaires ? Quel paysage implique la présence de ces deux êtres ?
Ponctuons encore une fois l’hilarité, donc la distanciation comique…
2)
Les personnages célèbres :
·
Dans le poème Dans la grotte, quelle figure de style évoque
des conquérants? Au reste, le pluriel est aussi historiquement justifié,
pourquoi ? N’y a-t-il pas un clin d’œil d’érudit dans le
rapprochement, car si, à l’instar de Cyrus II le grand, le plus connu des
Scipion, et le plus jeune dans la lignée, est bien un conquérant, Cyrus le
jeune a subi un échec… cuisant !
· Dans
Lettre, nous avons droit, en duplication, aux 3 personnages les plus célèbres
de la civilisation romaine, avec les amours de Cléopâtre, Marc-Antoine et César ;
la muflerie n’est-elle pas évidente avec la mention de deux amants ?
Passons sur César, réputé à Rome comme auprès de ses soldats– et admiré !
- pour ses pulsions sexuelles réitérées et diverses (une préscience, en
1869, de Verlaine par lui-même ?). Mais une femme peut-elle souhaiter,
sans au moins hésiter, le destin de cette reine alors que c’est ce que
laisse entendre l’apostrophe? Quel homme accepterait le honte d’Antoine
fuyant la bataille d’Actium pour la suivre ? Car le cas de figure n’est
pas le même que celui de Lancelot du Lac qui monte certes dans la charrette des
vilains condamnés, mais c’est pour tenter de retrouver Guenièvre enlevée…
3)
Le vocabulaire (avec de rares questions, puisque l’internaute que tu es
n’est pas censé connaître les langues anciennes) :
·
Clair de Lune : La construction :aller+participe présent, qui
se trouve fréquemment en ancien français, est bien connue des hellénistes,
ainsi que des latinistes, puisque le latin a repris cette structure
grammaticale… Elle arrive d’autant plus naturellement sous la plume de
Verlaine (cf. A la promenade). Plus rare, l’adverbe «quasi», passé
directement du latin au français, propre au langage littéraire et qui laisse,
par l’approximation exprimée, sa part à la dénégation, soulignant ici
l’anacoluthe, puisque l’on passe de deux participes de valeur verbale à un
adjectif accordé, ce malgré une troisième coordination «et», inattendue. «L’amour
vainqueur», amor victor en latin, n’est connu que par son contraire en latin,
le victus amor, chez Ovide comme chez Tibulle…
· Sur
l’herbe : le
vin de Chypre était déjà réputé dans l’antiquité.
· Dans
la grotte : Le
glaive, gladium, est l’arme du corps-à-corps dans l’armée romaine…
· En
patinant : le
verbe archaïque «férut», avec ici un passé simple d’autant plus rare en
français (donc une plaisanterie pédante ?), renvoie bien au verbe latin
qui signifie «frapper», conservé dans l’expression «sans coup férir».
Encore un zeste de vocabulaire gréco-latin : «le zéphir», un vent
divinisé par les grecs, redevenu nom commun dans la cinquième strophe. En fin
de vers : l’adjectif peu usité : «amène», amoenus en latin. Que
signifie le terme vertigo, mot de niveau littéraire, dans le onzième quatrain
? Ne faut-il pas y voir une mise à distance ironique, avec l’utilisation
d’un terme à finale absconse qui prend, via son calque sur le latin, une
connotation pseudo-scientifique digne de Diafoirus que vient souligner, comme en
pléonasme, l’adjectif : «ridicule», dont la dépréciation est elle-même
renforcée par l’intensif : «bien» ? Encore une affectation :
«induire… en», au quatorzième quatrain… que nous retrouverons, avec une
inversion de la construction prépositionnelle, dans la dernière strophe
d’A Clymène.
·
Relevons, dans le même poème, «alme», bienfaisant, noté
comme vieux au XVIIème, remis au goût du jour justement par notre poète, avec
peut-être l’écho de l’expression «alma mater», la mère nourricière
pour désigner… l’université !
· Les
termes «indolents» (dans le titre), «dolents» (l’amour par terre,
souffrants), où nous rencontrons aussi «fatal» , «colloque» (dans le titre,
échange entre deux ou plusieurs personnes), pour tout latiniste, fleurent bon
une latinité de la meilleure tenue : il s’agit bien de rhétorique…
4)
L’art : la statuaire
·
Le faune donne son nom à un poème, pour être aussitôt pétrifié :
«en terre cuite», et réduit à sa face de bouc puisqu’il rit ; cette
statue de peu de prix sert de fleuron à un jardin français, au centre des
boulingrins (dont le sens est à préciser via un de tes dictionnaires en
ligne)… En quoi cette contradiction est-elle en adéquation avec le sentiment
(lequel ?) évoqué par ce poème ?
· Dans
l’amour par terre, une statue – du Cupidon latin plutôt que l’Eros
grec (pourquoi ?) – qui est une (banale ?) imitation de l’antique
(car les sculpteurs y signaient-ils leurs œuvres ?) git en morceaux,
abattue par le vent. Cette catastrophe (au sens étymologique du terme) est
soulignée par un adynaton, une impossibilité, laquelle ? Quel est
l’impact de cette figure de style ? Ainsi est souligné vers la fin du
recueil un bouleversement qui atteint jusqu’au matériau caractéristique de
l’architecture antique (dans la masse, chez les grecs, trop souvent en placage
décoratif recouvrant la structure en briques et mortier chez les romains), de
quel matériau s’agit-il? Quelles qualités lui donne-t-on habituellement ?
En reprenant la pièce liminaire (=la première !) du recueil, quelle
interprétation donner à la transformation subie entretemps ? Car quelle
impression dégage le paysage du parc présenté dans le troisième quatrain du
poème susdit ?
5)
La conception du monde :
·
Quels dieux de l’Olympe sont évoqués dans Cortège
(puisqu’il s’agit de l’un d’entre eux sans plus de précision), sachant
qu’ils expriment clairement leur désir, ici comme ailleurs ? Nous retrouvons
ce polythéisme dans le v. 2 de Lettre, par ironie toujours, car tout
ceci laisse planer le parjure, le pluriel permettant de multiplier les… témoins,
comme pour mieux corroborer un serment fortement sujet à caution, cf. la suite
très désinvolte !
· Bien
sûr, nous rencontrons les destins jaloux, cf. le premier vers des indolents.
Dans l’Iliade d’Homère, dieux comme hommes en souffrent. Cette
expression se rencontre en latin chez Ovide, dans ses Métamorphoses, et
un simple test sous n’importe quel moteur de recherche montre à l’envi le
succès de cette expression. Ainsi chez Corneille, dans Tite et Bérénice.
Au pluriel ? Toujours chez Ovide, dans les Tristes. On voit donc que
ceci est on ne peut plus… traditionnel.
· L’expression
«fatidique cours des astres» est moins textuelle mais fleure la tragédie
antique, à la cinquième strophe de Colombine ; néanmoins,
encore une fois, l’expression est trop grandiloquente pour ne pas prêter à
sourire, surtout appliquée au désir qui mène le troupeau derrière les jupes
de la belle enfant. Faut-il en conclure qu’on n’est pas sérieux quand
on a étudié le latin jusqu’à… 17 ans ?
Donc,
nous avons été particulièrement sensible à :
-
la culture classique de Verlaine, commune, à l’époque, aux
bacheliers (rares !) ès lettres, avec, parfois, une érudition plus poussée.
Est-ce pour se moquer de la cuistrerie, trop souvent affichée, de ces spécialistes,
qui leur permettait de se reconnaître entre pairs et favorisait ainsi la perpétuation
de l’«élite» ?
-
la distanciation dont font preuve ces allusions, textuelles ou non, à
l’antiquité par, par ex., le mélange des niveaux de langue et des registres ;
en fait, le ton pour évoquer l’antiquité est souvent badin et le sérieux
trop affecté pour ne pas être de l’humour…
Laissons
la parole à Anatole (France) dans son portrait de Verlaine, La vie littéraire,
tome III, Calmann-Lévy, Paris :
«Comme
nous tous, il fit ses études dans quelque lycée et, comme nous tous, il devint
bachelier après avoir assez étudié les classiques pour les bien méconnaître.»
Même si la suite prouve, hélas !, un moralisme étriqué…