Baudelaire
Baudelaire, vie sans
digression ni fioritures maladives – ou malsaines ?
Charles-Pierre Baudelaire naît le 9 avril 1821 d’un père né lui-même en 1759, prêtre défroqué – revenu à l’état laïque en 1791, et d’une mère, Caroline Archambaut-Dufaÿs née en 1793. Baptême deux mois plus tard à Saint-Sulpice.
Son père
meurt en 1827.
Un an et demi après, Mme Baudelaire épouse en secondes noces le chef de bataillon Jacques Aupick, né en 1789.
En 1832, ce
dernier, colonel, nommé à Lyon, C.B. est inscrit comme élève interne de la
classe de cinquième au Collège Royal de Lyon.
Son parâtre
étant nommé à l’Etat-major de Paris, Baudelaire est élève au Lycée
Louis-le-Grand, obtient, en 1838, au concours général un second prix de vers
latin (cf. Rimbaud). [N’oublions pas que les Doctorats d’Etat ont été rédigé
en latin jusqu’à la fin du XIXè, cf. Jaurès, avec sa thèse sur le
socialisme (bonjour, les néologismes). Cette langue permet le développement de
la logique – au même titre en fait que les mathématiques), c’est pourquoi
l’élite dirigeante se devait de se plier à cette discipline stricte, cf.
aussi la tentative – avortée, hélas ! – d’enseigner
l’algorithmique aux élèves des lycées dans le cadre de l’Option
Informatique]
Voyage dans
les Pyrénées avec M. et Mme Aupick qui aurait inspiré son premier poème en
français dont on a trace : Incompatibilité
qui ne fait pas partie des Fleurs du mal.
Il est exclu
de son lycée l’année suivante, pour avoir refusé de dénoncer un camarade
et est reçu (1839) bachelier (diplôme rare à l’époque).
Le général
Aupick, après décision du conseil de famille (Charles est encore mineur) le
fait embarquer à Bordeaux pour Calcutta, en juin 1841 : les voyages
forment la jeunesse, c’est bien connu, et lui mettent du plomb et dans
l’aile et dans la tête (encore que, à lire L’albatros…).
Ainsi Charles reviendra adulte et sérieux, confronté qu’il aura été aux
dures réalités de la vie, quel qu’en soit le coût financier.
Séjour à
l’île Maurice chez les Autard de Bragard. Charles arrêtera son voyage à la
Réunion, d’où il enverra aux A. de B. : A
une dame créole. (61, in Spleen et Idéal)
1842, retour
en France. Liaison agitée avec Jeanne Duval, une métisse actrice de seconde
zone (et de nième main !). Le terme mulâtresse est plus précis et
implique une union entre races blanche et noire. Nous ne l’utilisons pas ici
car il a actuellement une connotation péjorative, alors que celui de métis
semble mélioratif. J. D., souvent critiquée ne mérite pas tant d’avanies…
Cette personne aux partenaires multiples le «poivre», en fait lui transmet la
syphilis, maladie incurable à l’époque malgré les sels de mercure : au
dernier stade (pour les autres, demandez soit à votre partenaire, soit à votre
médecin), elle atteint le cerveau ; ceci permet de comprendre la paralysie
de Baudelaire à la fin de sa vie, ainsi que son aphasie (=ne pas parler,
maladie rare en classe, comme le mutisme !) – puisque sa conversation se
résumait à un seul mot : crénom ! réduction de : sacré nom
de Dieu). Majeur (21 ans, sic !),
le jeune homme entre en possession de l’héritage paternel : 75. 000
francs, une fort belle somme, qu’il s’empresse d’ailleurs de commencer à
dilapider joyeusement puisqu’il dépense en deux ans la moitié de son
hoirie. Amitié avec Félix Tournachon, alias Nadar.
1843 :
participe à un recueil collectif, de façon anonyme, Vers,
ainsi qu’au Club des Haschischins, cd. Les
Paradis artificiels. (A cette époque, la consommation de drogues type
Haschisch, ou opium, plus élaboré, se limitait aux membres les plus élevés
et les plus fortunés de la société, avec raffinement : ce n’était pas
la recherche du trip à tout prix, c’était élégant. Actuellement,
d’ailleurs, le problème est que les consommateurs sont polydrogués, et sans
maîtrise : tabac, alcool, médicaments, poudres, pilules et piqûres
diverses en prime. C’est trop la défonce ! Pourquoi ce nom d’assassins ?
Ceci renvoie à une secte musulmane dont le chef, le Vieux de la Montagne, en
Iran, au XVIIIè, bourrait de hasch, successivement, chacun des tueurs pour
assassiner, malgré ses gardes, un haut dignitaire : avec son effet analgésique
estompant le réel, cette drogue permettait de tuer, même percé de blessures,
comme si l’agresseur s’était mis en transe, cf. les gaulois avec leur
langue pendante, marque de transe, les indiens d’Amérique comme des tribus
africaines avec leurs rythmes lancinants avant de se lancer dans le corps à
corps)
1844, face
aux débordements de son fils, Mme Aupick et le conseil de famille décident de
doter Baudelaire d’un conseil judiciaire que sera Me (=maître) Ancelle.
1845, Salon de 1845, sous le nom de Baudelaire-Dufaÿs. Ce travail de
critique d’art est aussi alimentaire (nourricier !). Une tentative –
simulée ? – de suicide avec un coup de couteau. Dans tous les cas, un
appel à l’aide.
1846. Salon de 1846, avec annonce sur la couverture de : les
Lesbiennes, poésies par Baudelaire-Dufaÿs.
1847,
l’actrice Marie Daubrun (pseudonyme de Marie Bruneau, née en 1827) joue dans
la Belle aux Cheveux d’Or. On peut douter que ce soit le début de sa
liaison avec C. B.
1848, B.
monte sur les barricades et parle ( ?) d’aller fusiller son beau-père !
Révélation magnétique, traduction par C. B. de ce conte d’Edgar (Allan)
Poe (travail de plus pour faire bouillir la marmite (alimentaire), comme sa
tentative de rédacteur en chef d’un journal conservateur à Châteauroux –
comme quoi, quand nécessité fait loi…)
1851 :
parution dans la revue : le Messager
de l’Assemblée de 11 poèmes présentés comme faisant partie d’un
recueil intitulé les Limbes.
C’est un titre tiré de la Divine Comédie
de Dante - Alighieri, XIIIè –
voyage de l’Enfer (I) du poète - dirigé par Virgile envoyé par son amie Béatrice
(allégorie de la Foi) – au Purgatoire (II) dont l’entrée est gardée par
Caton pour arriver au Paradis (III), en passant par les Limbes : lieu des
Philosophes et des Sages ascétiques, dans l’attente du Jugement Dernier où
ils participeront à l’Amour de Dieu, comme les enfants morts-nés sans baptême,
mais n’ayant pas pu pécher. Est-ce une manière chrétienne de voir le Poète ?
Notre référence est corroborée par le poème intitulé La
Béatrice, même si le détournement frôlant l’obscénité est
manifeste…
1852 :
première approche anonyme auprès de Mme Sabatier (Aglaé-Joséphine Savatier,
née en 1822, devenue Apollonie Sabatier, entretenue par Mosselman, une célébrité
mondaine de l’époque - comme quoi
la jet-set ! Qui s’en souvient ? cf. le Loft, jeunes !) C.B.
oscille entre elle et Jeanne Duval, plus… palpable ! Ce drame, devenu métaphysique,
est la source du thème baudelairien de la «double postulation».
1855 :
dans la Revue des Deux Mondes,
publication de 18 poèmes sous le titre : les
Fleurs du mal.
Brève
liaison avec Marie Daubrun , qui lui préfèrera Banville qui l’a courtisée dès
1852.
1856 :
contrat avec les éditeurs Poulet-Malassis et de De Broise pour la vente du
recueil complet.
Séparation
totale avec Jeanne Duval.
1857 :
Mort du général Aupick. 25 juin : publication, accueillie par un article
venimeux dans le Figaro : «l’odieux côtoie l’ignoble». Ernest Pinard
(cela ne s’invente pas) qui a déjà requis sans succès contre Flaubert pour Madame Bovary en janvier obtient, le 20 août, la condamnation de C.
B. et de ses éditeurs à 300 F. d’amende et à la suppression de 6 poèmes.
Le 31, C.B. rompt avec Mme Sabatier qui s’était donnée à lui la veille…
1859 :
Jeanne Duval, victime d’une attaque cérébrale et atteinte de paralysie, est
aidée par C. B.
1860 :
reprise jusqu’en 1861 de la vie commune avec Jeanne Duval. parution des Paradis artificiels. C.B. fait partie des familiers de Mme Sabatier
qu’il cessera de voir vers 1862.
1861 :
seconde édition, augmentée, des F. du m.
aucun succès. Baudelaire est candidat à l’Académie au fauteuil de
Lacordaire, cf. le christianisme de C. B. puis se retire
1862 :
première attaque cérébrale : «j’ai senti passer sur moi le vent de
l’aile de l’imbécillité» (Fusées,
un journal intime, comme Mon cœur mis à
nu).
1864 : C.B. espère plus succès chez les Belges (sic !). sa déception l’amènera à écrire Amoenitates belgicae où le scatologique trône sur les immondices.
1865 :
Verlaine se fend d’un article dithyrambique sur B. qui… a peur !
1866 :
Malaise de B., suite logique de ses ennuis de santé. De Namur, sa mère le ramène
à Paris, toujours lucide.
1867 :
il meurt dans les bras de cette dernière l’année suivante et sera enterré
dans la caveau familial, aux côtés du général Aupick..
1868 :
édition posthume des F. du m. par
l’éditeur Michel Lévy. Sans intervention donc de l’auteur. L’édition de
référence étant la dernière corrigée du vivant d’un auteur (ici, 1861),
ce n’est ni celle-ci, ni l’édition princeps (la première en 1857) qui font
foi.
1869 Chez le
même éditeur, publication de l’Art
romantique et des Petits poèmes en
prose.
1871 :
mort de Mme Aupick
1885 :
Œuvres posthumes et Correspondances inédites, recelant : Fusées
et Mon cœur mis à nu.
1890 :
mort de Mme Sabatier
1918 :
édition par Jacques Crépet des Lettres
à sa mère.
titre | plan | formes | évolution du titre | la dédicace | le mal |
I –
formellement :
inattendu,
typographiquement : Fleurs affecté d’une majuscule, le mal lui-même étant
pourvu d’une minuscule. C’est bien indiquer que le pan satanique – avec
ses outrances et sa mystique – n’est pas de mise ici, le mal n’est pas le
Mal avec un grand M, absolu et est plus proche du guignon, de notre destin
commun médiocre et terre-à-terre, cf. l’Albatros,
un des poèmes les plus connus de B. Cette déshérence, nostalgie aussi de la
pureté, de la perfection, de l’idéal en fait concrètement inaccessible,
conduit au spleen et à l’Ennui (cf. la préface : Au lecteur).
II – sémantiquement :
·
Cet oxymore (un trope baudelairien
éclairant : 25, «O fangeuse grandeur ! sublime ignominie») induit
une tension, une opposition, une contradiction qui ne peuvent être réglées
que par la création, le verbe créatif. Qui s’incarne. Nous aurions là une
illustration de l’Evangile de saint Jean : «Et le verbe s’est fait
chair»… Ceci est repris dans le titre Spleen
et Idéal, et renvoie à la double postulation baudelairienne :
l’attrait pour le plaisir, se tremper dans le stupre, voire jouir de sa propre
déchéance, de gorger de déréliction en l’assumant avec hauteur et, en même
temps, comme les deux chevaux antagonistes (cf. Duellum)
composant l’âme platonicienne, la nostalgie du beau, l’attraction de la
Perfection. Dans Mon coeur mis à nu:
«Tout enfant, j’ai senti dans mon cœur deux sentiments contradictoires ;
l’horreur de la vie et l’extase de la vie» ; puis : «il y a en
tout homme, à toute heure, deux postulations simultanées, l’une vers Dieu,
l’autre vers Satan. L’invocation à Dieu, ou spiritualité, est un désir de
monter en grade ; celle de Satan, ou animalité, est une joie de descendre».
N.B.: Lamartine, dans sa Méditation XXIII, L'automne, avait déjà
évoqué une telle dichotomie: «vider jusqu'à la lie//Ce calice mêle de
nectar et de fiel», puis le vers: «La fleur tombe en livrant ses parfums au
zéphire», sans oublier ce commentaire:«Ces vers sont une lutte entre
l'intinct de tristesse qui fait accepter la mort et l'instinct de bonheur qui
fait regretter la vie». L’Hymne à la beauté est sur ce
point particulièrement pertinent (XXI), avec le même jeu sur la majuscule –
ou non ! – que dans le titre : Baudelaire prend comme à plaisir le
contre-pied de nos attentes banales… Même le terme «mal» est trompeur :
il y a des effusions qui ne trompent pas (COMPUT DIGITAL : 5=V, donc la
forme de la paume d’une main ouverte ;
le X est donc une double paume, C=Centum, M=Mille ; ensuite, par cohérence
de notation, vu le 5, il a fallu noter 50 soit le grec y
à
l’envers, noté L, et 500 ; sachant que le qof phénicien, cf. Les
cigares du Pharaon, symbolisait 1.000, la moitié d’un qof est 500, soit D !)
«A
la sainte jeunesse, à l’air simple, au doux front,
A
l’œil limpide et clair ainsi qu’une eau courante,
Et
qui va répandant sur tout, insouciante
Comme
l’azur du ciel, les oiseaux et les fleurs, (sic !)
Ses
parfums, ses chansons et ses douces chaleurs.»
Compte non
tenu de la thématique de la fleur et du fleurissement (donc, de l’éclosion,
de la naissance, non relevées ici), abondant au vu du relevé non exhaustif que
nous proposons ici : Elévation,
v. 20 ; 5, v.39 ; le Guignon,
v.12 ; La Géante, «fleurir»,
v. 5, comme en 42 : «Dont le regard divin t’a soudain refleuri» ;
Aussi dans : Harmonie du soir.
Voire un prénom, «Marguerite» dans Sonnet
d’automne (64). «Floraisons», v. 8, Tristesses
de la lune; «roses fanées» (Spleen) ;
«roses», derechef : Le soleil,
v. 10 ;l’amour du mensonge, v.
16 ; C (100), v.3 ; l’âme du vin, v. 24 ; une martyre, v.7 : «des bouquets mourants», v.17 : «renoncule» ;
Un voyage à Cythère, v.13 , v.
22 ; le reniement de Saint Pierre,
v. 24 ; La mort des amants, v.3 ;
Le voyage, v. 129, «Le Lotus parfumé» !
·
Au reste, les sens se
multiplient,
en bouquet aux essences diverses pour filer la métaphore des fleurs, composées
de pétales, comme autant de pièces poétiques, de poèmes :
1)
Ne
sont-ce pas de prime abord les fleurs que l’on peut tirer du mal ?
Hymne
à la beauté
«Tu
marches sur des morts, Beauté, dont tu te moques ;
De
tes bijoux l’Horreur n’est pas le moins charmant,
Et
le Meurtre, parmi tes plus chères breloques,
Sur
ton ventre orgueilleux danse amoureusement.»
Ou tirer du
malheur :
Harmonie
du soir, v. 11-12 (pantoum où le
ressassement est évocateur d’une nostalgie, d’une absence) :
«Le
ciel est triste et beau comme un grand reposoir ;
Le
soleil s’est noyé dan son sang qui se fige.»
les
Phares :
«Car
c’est vraiment, seigneur, le meilleur témoignage
Que
nous puissions donner de notre dignité
Que
cet ardent sanglot qui roule d’âge en âge
Et
vient mourir au bord de votre éternité.»
2)
De
plus fleur implique une élaboration, une distillation, cf. la thématique du
parfum dans l’œuvre
ainsi que la
forme des poèmes (étudiée en C). Nous aurions alors l’essence, la fleur du
mal… comme dans le sonnet irrégulier 27 :
«Resplendit
à jamais, comme un astre inutile,
La
froide majesté de la femme stérile.»
Même si
cela ne va pas sans quelque auto-critique (5) :
«Nous
avons, il est vrai, nations corrompues,
Aux
peuples anciens des beautés inconnues :
Des
visages rongés par les chancres du cœur,
(chez B. le chancre a été physique)
Et
comme qui dirait des beauté de langueur ;»
Puis :«muses
tardives, races maladives» qui renvoie implicitement aux «fleurs maladives»
de la dédicace à Théophile Gautier.
car il
s’agit aussi de la complaisance dans le mal :
Duellum,
v.12-14:
«—
Ce gouffre, c’est l’enfer, de nos amis peuplé !
Roulons-y
sans remords, amazone inhumaine,
Afin
d’éterniser l’ardeur de notre haine !»
Le
Possédé (une figure possible du Poète ?),
v. 13 –14 :
«Il
n’est pas une fibre en tout mon corps tremblant
Qui
ne crie :O mon cher Belzébuth, je t’adore !»
Réversibilité prend
le contre-pied :
«Ange
plein de bonté, connaissez-vous la haine ?»
contrecarré,
comme attendu par Le Flacon :
«Je
serai ton cercueil, aimable pestilence !
Le
témoin de ta force et de ta virulence
(la force du mal !)
Cher
poison préparé par les anges !Liqueur
Qui
me ronge, ô la vie et la mort de mon cœur !
Conforté
par le poison :
«Mes
songes viennent en foule
Pour se désaltérer à ces gouffres amers.
Tout
cela ne vaut pas le terrible prodige
De
ta salive qui mord,
Qui
plonge dans l’oubli mon âme sans remord,
Et,
charriant le vertige,
La
roule défaillante aux rives de la mort !»
Ceci est en
étroite correspondance (sic !) avec le sadisme :
A
une Madone, v. 37 – 44 où la répétition
finale est obsédante, comme la pulsion destructrice :
«Enfin,
pour compléter ton rôle de Marie,
Et
pour mêler l’amour avec la barbarie,
Volupté
noire ! des sept Péchés capitaux,
Bourreau
plein de remords, je ferai sept Couteaux
Bien
affilés, et, comme un jongleur insensible,
Prenant
le plus profond de ton amour pour cible,
Je
les planterai tous dans ton Cœur pantelant,
Dans
ton Cœur sanglotant, dans ton Cœur ruisselant !»
Le
revenant:
«Sur
ta vie et ta jeunesse
Mieux,
je veux régner par l’effroi.»
Une
martyre,
très complaisant, avec sa délectation morbide. Tout serait à citer. Nous ne
pouvons que renvoyer à sa lecture perverse…
Au point
d’en arriver au grotesque frisant l’artifice, comme chez Rimbaud, dans Bal des pendus : v. 51 : «Le branle universel de la danse
macabre.»
Mais restons
sur cette interrogation (comme toujours chez Baudelaire, rien n’est définitif )
«Adorable
sorcière, aimes-tu les damnés ?»
Ainsi, le poète
est écartelé entre deux tensions : avoir mal et faire mal, voire faire le
mâle, malgré ce que ce rapprochement psychanalytique peut avoir de douteux :
les femmes dans certains passages semblent plus viriles, plus actives, voire
font l’homme cf. l’ancien titre.
Sans oublier
l’interprétation romantique de Satan, Lucifer, l’ancien porteur de Lumière,
le concurrent en fait direct de Dieu. Choisi en toute liberté par l’homme qui
refuse l’amour/l’omnipotence de Dieu, qui accepte son Enfer, veut même y
adhérer en refusant la main tendue, pour garder sa totale liberté. C’est
bien retrouver Don Juan aux Enfers, où
l’attitude de refus absolu est définitive, sans appel, comme l’éternité.
Malgré le paganisme du pluriel (Enfers), ce qui semble monter que ce poème est
plus complexe qu’il ne semble…
Horreur
sympathique :
v. 14 :
«De l’Enfer où mon cœur se plaît.»
L’irrémédiable :
v . 38 :
«Flambeau des grâces sataniques»
Il faut
conclure cet aspect de l’œuvre avec Les
litanies de Satan, en entier.
Et méditer
sur Allégorie, qui est peut-être le
dernier mot de Baudelaire sur ce sujet.
Cette
approche du titre n’est pas sans nous renvoyer aussi au sens d’anthologie,
de florilège : il s’agit de pièces choisies, finement agencées, en
fait un bouquet (pourquoi penser à la
Guirlande de Julie ?) : ceci implique d’observer la démarche
suivie par l’auteur dans son ouvrage : comment sont disposés ces fleurs
et leurs pétales ?
Sans être
spécialiste de l’art floral,
I –
existe-t-il ?
Il est
affirmé par Baudelaire dans une lettre de 1861 à Vigny : «Le seul éloge
que je sollicite pour ce livre est qu’on reconnaisse qu’il n’est pas un
pur album et qu’il a un commencement et une fin. Tous les poèmes nouveaux ont
été faits pour être adaptés à un cadre singulier que j’avais choisi.
» ; ceci est repris par Barbey d’Aurevilly qui parle d’«architecture
secrète, de plan calculé par le poète méditatif et volontaire». Ceci
n’est pas en contradiction avec la construction voulue par le poète, après rédaction,
avant l’édition, étymologiquement le fait de donner dehors. Chaque pièce
peut être issue d’une expérience ponctuelle, spécifique, dont nous pouvons
avoir perdu l’origine. Elle peut être issue d’un besoin profond, voire
totalement inconscient, de l’auteur. En fait, seul le résultat compte… Car
ce qui nous est pro-posé est le texte lui-même, ce résultat d’une création.
Le fait évident est que ces différentes créations successives, en fonction
d’événements – ou de non-événements ! – rentrent ensuite dans le
pan voulu par Baudelaire ; l’édition aboutie – par-delà les effets de
la censure – des Fleurs du mal répartit
126 poèmes, plus
la pièce liminaire, une seconde dédicace ou
un appel, «au lecteur», en 6
rubriques, (étymologiquement : titres en rouge dans les manuscrits) dont
les titres indiquent les titres dominants. On
parle aussi de sections, dénomination plus
académique…
II – donc,
quelques repères :
1) Spleen et Idéal : 86 poèmes ;
paradoxalement – ce qui ne nous surprend plus chez Baudelaire – il faudrait
peut-être inverser les deux termes.
Soit donc :
l’idéal, marqué par
a) une quête
artistique : car les premiers poèmes évoquent la condition de
l’artiste, ses souffrances et ses privilèges, la définition du beau.
b) la quête
de/des la femme(s) avec le cycle féminin
ou la ronde des femmes :
* Jeanne
Duval : de Parfum exotique
(22) au sonnet XXXIX (=39, barbare)
* Mme
Sabatier : de Semper eadem (40)
au Flacon (48)
* Marie
Daubrun : du Poison (49) à A une Madone (57)
c) après
quelques rêveries fantastiques, les derniers poèmes de cette partie exposent
les symptômes du spleen : le poète est aux prises avec le mal, vaincu par
le Temps.
2) Tableaux parisiens
est un ajout par rapport à l’édition de 1857, en 18 pièces ;
ainsi est évoquée la vie diurne et nocturne de la capitale, sans se focaliser
sur leur pittoresque, mais bien plutôt pour témoigner de la condition humaine,
avec les rêveries qu’elle inspire.
3)
Le Vin
en 5 poème chante les bienfaits ponctuels, passagers, de l’ivresse.
4)
Fleurs du mal
reprend le titre, en soulignant le côté satanique du plaisir. Autant les deux
dernières parties impliquaient une certaine fraternité, autant ceci dénonce
le rapport intime entrer la volupté et la douleur : la jouissance n’est
pas innocente.
5)
Révolte
induirait alors la révolte religieuse de l’auteur. Est-elle sincère ?
Est-ce le pastiche des raisonnements de l’ignorance et de la fureur ?
Dieu seul le sait, et surtout pas nous !
Quoi qu’il en soit, c’est encore une fois le refus d’un monde et de
sa morale qui s’affirme ici.
6)
La mort
achève l’ensemble, logiquement. Il s’agit d’évocations ambiguës qui
s’effacent dans une promesse finale. En fait, le bilan de notre expérience
humaine est décevant, creux. Reste le seul espoir, l’espérance violente,
pour paraphraser Apollinaire, l’inconnu même de la mort.
Y aurait-il
alors l’itinéraire d’une âme, le voyage de la vie à la mort ? Peut-être…
Face à l’Idéal surgit l’Ennui, comme l’annonçait déjà la dédicace au
lecteur. On peut s’en divertir – au sens pascalien du terme – par la vie,
comme à Paris, et la drogue qu’est l’alcool. ce qui ne va pas sans assumer
une certaine déchéance : Fleurs du mal. Une telle situation est choquante
spirituellement et amènerait la remise en cause de : révolte, mais nul
n’échappe au commun destin, ce qui permet d’achever (sic !) sur :
la mort… avec un retour, après toutes ces tribulations à une forme d’idéal
qui encadrerait ainsi l’ensemble… Certes, que voilà une brillante interprétation
dont le tort est qu’elle n’a pas l’aval explicite du poète lui-même. Par
ailleurs, si nous en restons au texte brut, les motifs que nous venons d’évoquer
et de spécifier en les détachant s’entrelacent :
l’on a bien l’impression que l’on oscille constamment entre les deux
postulations, sans jamais trancher le nœud gordien. Les mêmes thèmes, les mêmes
motifs reviennent, comme les vers mêmes, au sens étymologique du terme et nous
fascinent toujours. Pourquoi ne pas se laisser aller à cette étrange musique ?
Le sonnet :
cette structure se retrouve à 56 reprises dans ce recueil de 126 poèmes soit
quasiment la moitié, avec seulement 4 sonnets réguliers : 22, Parfum
exotique ; 26, Sed non satiata ;
37, Le possédé ; 39 : «je
te donne ces vers afin que si mon nom», écho
d'un
thème déjà illustré
par Ronsard, reprenant à propos de l’aimée ce qu’avait déjà évoqué
pour lui-même Horace : «j’ai bâti un monument plus résistant dans le
temps que l’airain», voire Thucydice («une acquisition pour toujours») et
repris plus tard par Apollinaire dans son calligramme intitulé : Cœur, couronne et miroir. Les autres sonnets présentent toutes les
variations possibles à partir de la forme de base : variation de rythme,
irrespect de la reprise des mêmes rimes dans les deux quatrains ; rimes
croisées dans les deux quatrains, report en finale de la rime plate,
remplacement des rimes croisées finales par des rimes embrassées, etc.. En
fait, nous
rencontrons et apprécions tous ces cas de figure, là
comme pour mieux diaprer les efflorescences
multiples, les reflets du sonnet. 35 poèmes sont en quatrains à
rimes croisées, avec
rarement une reprise, du type ababa (4) ; 13 sont embrassées (2
avec
variation abbab) ; restent les plates : 19. En fait, il n’y
a pas de structure privilégiée, ce qui confirme la grande liberté de
Baudelaire : il n’est jamais prisonnier de la forme, mais la libère.
Le pantoum où
les vers 2-4 sont repris en 1-3, ad libitum… (Harmonie
du soir) avec son effet de nonchaloir.
Les rythmes :
le plus commun est l’alexandrin, sans même les ruptures, parfois
artificielles, à la Hugo. Il est remarquable que sur les 126 poèmes de 1861,
seuls 31 ne soient pas en alexandrins. L’alternance 12-8 se retrouve 5 fois,
l’octosyllabe pur : 17 fois ; parfois du décasyllabe : 11, en
alternance avec 8 : le chat, tout
en étirements et caresses souples et sensuelles. Remarquons une alternance 8-5
deux fois : Le serpent qui danse,
l’amour et le crâne (sous-titré :
vieux cul-de-lampe au sens d’une vignette placée à la fin d’un chapitre.
Il est de fait que l’illustration est ici très frappante !) Peut-être
sur le même jeu que 12-7 : Le poison,
ou 12-5 : la musique. Restent les
atypiques : l’invitation au voyage,
particulièrement réussi, chanson d’après-midi
en 7, A une mendiante rousse, lui
aussi très déconcertant.
Les rimes
sont rarement artificielles ; mentionnons seulement une rime normande, dans
la cloche fêlée : hiver avec s’élever. Alchimie
de la douleur : «intimidas» avec «Midas». En 99 (XCIX): «Vénus» avec «membres nus».
Les refrains :
ils sont rares, mais ce qui les rend particulièrement frappants, présents :
L’invitation au voyage ;
l’effet de réplique ou d’écho encadrant chaque strophe dans Moesta et errabunda ; : cf. les litanies de Satan, préfiguré par la pièce précédente :
Abel et Caïn.
D ) son évolution
dans le temps
-
Les
Lesbiennes : on sent bien, dans
l’annonce qui en est faite à trois reprises (1845, 46, 47), la volonté de
choquer le bon goût bourgeois. Il s’agit là d’un de ces titres pétards
que Baudelaire apprécie./
-
Les
Limbes, en 48, est plus elliptique ;
nous avons vu ce qu’on pouvait en inférer. Il s’agit d’un de ces titres
mystérieux que Baudelaire affectionne aussi. Il entend y «retracer
l’histoire des agitations spirituelles de la jeunesse moderne», comme
l’indique une note accompagnant 11 poèmes publiés dans Le
Messager de l’Assemblée en 1851.
-
Les
Fleurs du mal :
·
en 1857:100 poèmes dont 48
avaient été publiés antérieurement dans plusieurs revues. Le procureur
Pinard en fait condamner 6
. Le titre fut peut-être trouvé par Hippolyte Babou,
après une longue discussion avec Baudelaire, dans un café.
·
en 1861: Les 6 poèmes condamnés
disparaissent, mais 32 poèmes nouveaux enrichissent le recueil
·
en 1868:151 poèmes, avec une préface
de Gautier présentant le poète. Le sonnet A Théodore de Banville est le seul
inédit. Les pièces des épaves non incluses dans ce volume – en particulier
les pièces condamnées en 1857 – seront publiées dans un Complément.
·
En mai 1949, la cour de cassation
réhabilite Baudelaire, suite à une loi de 1946 qui instituait, pour les œuvres
et les écrivains, un pourvoi en révision, à l’initiative de la Société
des gens de Lettres, habilitée à présenter une requête au garde des Sceaux.
Le jugement du 27 août est donc cassé, la mémoire de Baudelaire, de
Poulet-Malassis et de De Broise, est donc déchargée de la condamnation prononcée
à leur encontre.
E) divers :
·
la dédicace met au pinacle, en
exergue, en valeur, fait
primer, par dessus tout, l’aspect formel. Baudelaire est très
attentif à la pureté de la forme ; en bon dandy, il se préoccupe de
l’aspect extérieur, de l’élégance, des tournures – qu’il peut briser
de brèves notations tranchantes et triviales, cf. Hymne à la beauté :
vin, comme un chien ; breloques – pour mieux montrer que, quoi
qu’il arrive, ils résistent : la beauté n’est pas soluble en fait
dans le spleen et lui survit, en soi : «impeccable» comme un vêtement,
«parfait», avec l’archaïque «ès», comme pour souligner
à l'envi que la poésie
moderne s’appuie aussi sur le passé. La structure ternaire déroule ses
subtilités : nombre de syllabes en augmentation, chiasme :
nom/adjectif//adjectif/nom, «poète impeccable» avec ses deux e muets, «parfait
magicien», avec l’attaque identique : labiales sourdes
[p], labiale
nasale
[m], le jeu des e ouverts et fermés, en martèlement aussi :
«vénéré».
Il ne répugne pas à la dévalorisation rhétorique : «ces fleurs
maladives», avec le jeu sur les mots – peut-être une antiphrase, après les
marques, à profusion, de respect : le «je dédie» ne vient qu’en
dernier. Mais sans doute faut-il prendre pour une formule de pure politesse0
voire d'ironie feutrée, le
terme «vénéré», comme si Baudelaire se faisait le disciple de Gautier, ce
que souligne l’effet de chiasme cher/vénéré//maître/ami ainsi que la répétition
de «très», superlatif absolu, que l’on trouve sous la forme d’un
superlatif relatif avec : «la plus profonde».
En
fait, I'outrance est extrême, le compliment est trop hyperbolique pour ne pas
laisser percer une pointe de scepticisme. Aussi cette dédicace est-elle révélatrice
de I'art baudelairien; c'est un art de l’ambiguïté,
de la parole qui se dérobe, et qui, bien que fortement trempée, devient évanescente,
comme notre destin humain... la mort…
·
Cette oeuvre prône-t-elle, avec
son titre-phare, le mal ?
·
la justice du XIXème a répondu positivement en condamnant certains poèmes
pour immoralité, cf. le réquisitoire du procureur Pinard: «fièvre malsaine
qui porte à tout peindre, à tout décrire, à tout dire, comme si le délit
d'offense à la morale publique était abrogé.... (les artistes de I'antiquité
avaient le respect de la vie sociale (cf. les découvertes à Pompéi, la maison
du centenaire). (le Ilvre) s'il a ces peintures obscènes qui corrompent ceux
qui ne savent encore rien de la vie, s'il excite les curiosités malsaines, et
s'il est aussi le piment des sens blasés, il devient un danger permanent ...
Soyez indulgent pour Baudelaire, qui est une nature inquiète et sans équilibre...
Mais donnez, en condamnant quelques pièces, un avertissement devenu
nécessaire».
Mais ceci ne fait pas I'affaire du défenseur Chaix d'Est-Ange : «(B.) vous
montre le vice, mais il vous le montre odieux; il vous le peint sous des
couleurs repoussantes, parce qu'il le déteste et veut le rendre détestable,
parce qu'il le hait et le rend haïssable, parce qu'il le méprise et veut que
vous le méprisiez...»
· Barbey d'Aurevilly s'inscrit en faux: «un effet moral»... Baudelaire à son avocat: «le livre doit être jugé dans son ensemble, et alors il en ressort une terrible moralité»,. En fait, les Fleurs du mal remplirait un rôle cathartique en inspirant à son lecteur une horreur sacrée pour le mal dont il doit, nonobstant, reconnaître le caractère fascinant. Ce serait alors un miroir qui nous renverrait I'image du mal qui est en nous : «-Hypocrite lecteur, - mon semblable, - mon frère!» (admire, lecteur bénévole, cette mise en abyme - ou ce coup de Jarnac, :=) !)
· Ceci n'est-il pas de la même eau, ou plutôt du même tonneau - et celui de Diogène par le cynisme, et celui de Dionysos, soit par l'enfermement soit par écho de l'épicurien consommateur de vin: NUNC EST BIBENDUM - que Laclos prétendant que la lecture des Liaisons dangereuses va convaincre de I'atrocité du libertinage. II en est de même pour Barbey d'Aurevilly avec les Diaboliques ou I'Abbé Prévost, dans Manon lescaut. On ne sache pas que ces oeuvres aient jamais dégoûté qui que ce soit de mal faire, quelles que soient les affirmations parfois péremptoires des écrivains...
·
Subsiste, malgré tout, une édification engendrée par la démystification
des illusions sur soi : il n'y a plus, après lecture, d'amour-propre possible,
alors que ce défaut est à I'origine de nos déboires et de toutes nos
turpitudes, d'après La Rochefoucauld, dans ses Maximes ou Pascal dans
ses Pensées. Ceci n'engage-t-il pas I'homme à ne pas se laisser sombrer
dans I'indifférence à I'égard du mal, I'Ennui, justement dénoncé dans I'appel
au lecteur ?