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SENECA LUCILIO SUO SALUTEM 
1 Ita fac, mi Lucili: Vindica te tibi, et tempus, quod adhuc aut auferebatur aut subripiebatur aut excidebat, collige et serva. Persuade tibi hoc sic esse, ut scribo: Quaedam tempora eripiuntur nobis, quaedam subducuntur, quaedam effluunt. Turpissima tamen est jactura, quae per neglegentiam fit. Et si volueris adtendere, maxima pars vitae elabitur male agentibus, magna nihil agentibus, tota vita aliud agentibus.

2 Quem mihi dabis, qui aliquod pretium tempori ponat, qui diem aestimet, qui intellegat se cotidie mori? In hoc enim fallimur, quod mortem prospicimus: Magna pars ejus jam praeteriit; quidquid aetatis retro est, mors tenet. Fac ergo, mi Lucili, quod facere te scribis, omnes horas conplectere; sic fiet, ut minus ex crastino pendeas, si hodierno manum injeceris. Dum differtur, vita transcurrit.

3 Omnia, Lucili, aliena sunt, tempus tantum nostrum est; in hujus rei unius fugacis ac lubricae possessionem natura nos misit, ex qua expellit quicumque vult. Et tanta stultitia mortalium est ut quae minima et vilissima sunt, certe reparabilia, inputari sibi cum impetravere patiantur, nemo se judicet quicquam debere qui tempus accepit, cum interim hoc unum est quod ne gratus quidem potest reddere. 

4 Interrogabis fortasse, quid ego faciam, qui tibi ista praecipio. Fatebor ingenue: Quod apud luxuriosum sed diligentem evenit, ratio mihi constat inpensae. Non possum dicere nihil perdere, sed quid perdam et quare et quemadmodum dicam; causas paupertatis meae reddam. Sed evenit mihi, quod plerisque non suo vitio ad inopiam redactis: Omnes ignoscunt, nemo succurrit. 

5 Quid ergo est? Non puto pauperem, cui quantulumcumque superest sat est; tu tamen malo serves tua, et bono tempore incipies. Nam ut visum est majoribus nostris, «sera parcimonia in fundo est»; non enim tantum minimum in imo sed pessimum remanet. Vale.

traductions universitaires

Baillard, Noblot

J. BAILLARD, 1914

Suis ton plan, cher Lucilius ; reprends possession de toi-même : le temps qui jusqu’ici t’était ravi, ou dérobé, ou que tu laissais perdre, recueille et ménage-le. Persuade-toi que la chose a lieu comme je te l’écris : il est des heures qu’on nous enlève par force, d’autres par surprise, d’autres coulent de nos mains. Or la plus honteuse perte est celle qui vient de négligence et, si tu y prends garde, la plus grande part de la vie se passe à mal faire, une grande à ne rien faire, le tout à faire autre chose que ce qu’on devrait. Montre-moi un homme qui mette au temps le moindre prix, qui sache ce que vaut un jour, qui comprenne que chaque jour il meurt en détail ! Car c’est notre erreur de ne voir la mort que devant nous : en grande partie déjà on l’a laissée derrière ; tout l’espace franchi est à elle.
Persiste donc, ami, à faire ce que tu me mandes : sois complètement maître de toutes tes heures. Tu dépendras moins de demain si tu t’assures bien d’aujourd’hui. Tandis qu’on l’ajourne, la vie passe. Cher Lucilius, tout le reste est d’emprunt, le temps seul est notre bien. C’est la seule chose, fugitive et glissante, dont la nature nous livre la propriété ; et nous en dépossède qui veut. Mais telle est la folie humaine : le don le plus mince et le plus futile dont la perte au moins se répare, on veut bien se croire obligé pour l’avoir obtenu ; et nul ne se juge redevable du temps qu’on lui donne, de ce seul trésor que la meilleure volonté ne peut rendre.
Tu demanderas peut-être comment je fais, moi qui t’adresse ces beaux préceptes. Je l’avouerai franchement : je fais comme un homme de grand luxe, mais qui a de l’ordre ; je tiens note de ma dépense. Je ne puis me flatter de ne rien perdre ; mais ce que je perds, et le pourquoi et le comment, je puis le dire, je puis rendre compte de ma gêne. Puis il m’arrive comme à la plupart des gens ruinés sans que ce soit leur faute : chacun les excuse, personne ne les aide. Mais quoi ! je n’estime point pauvre l’homme qui, si peu qu’il lui demeure, est content.
Pourtant j’aime mieux te voir veiller sur ton bien, et le moment est bon pour commencer. Comme l’ont en effet jugé nos pères : ménager le fond du vase, c’est s’y prendre tard. Car la partie qui reste la dernière est non seulement la moindre, mais la pire.

traduction d'Henri Noblot, revu par Agnès Novara:

C'est cela, mon cher Lucilius: revendique tes droits sur toi-même. Jusqu'ici on te prenait ton temps; on te le dérobait; il t'échappait. Recueille ce capital et ménage-le. Oui, sois-en convaincu, les choses vont comme je te le dis: il est de nos instants qu'on nous arrache; il en est qu'on nous escamote; il en est qui nous coule entre les doigts. La perte, à bien parler, n'est jamais plus blâmable que lorsqu'elle provient de l'incurie. Du reste, regardes-y de près: la part la plus considérable de la vie se passe à mal faire; une large part à ne rien faire, toute la vie à n'être pas à ce que l'on fait.

2 Me citeras-tu un homme qui attribue une valeur réelle au temps, qui pèse le prix d'une journée, qu'il comprenne qu'il meurt un peu chaque jour? Telle est en effet l'erreur: nous ne voyons la mort que devant nous, alors qu'elle est, en grande partie déjà, chose passée. Tout ce que nous laissons derrière nous de notre existence est dévolu à la mort. Fais donc, mon cher Lucilius, comme tu le dis: empare-toi de toutes tes heures. Ainsi, tu dépendras moins de demain, pour avoir opéré une main mise sur le jour présent. tandis que l'on diffère de vivre, la vie court.

3 Tout est, Lucilius, hors de nous. Il n'y a que le temps qui soit nôtre. Ce bien fugace, glissant, est l'unique possession que nous ait départie la nature. Nous en chasse qui veut. Et telle est la folie de l'engeance mortelle: les cadeaux les plus minces et du plus vil prix, objets plus ou moins remplaçables, impliquent une dette à laquelle un chacun souscrit, et nul ne s'estime redevable en quoi que ce soit du temps qu'on lui donne, c'est-à-dire du seul bien que, même la reconnaissance aidant, il lui est impossible de rendre.

4 Tu me demanderas peut-être comment je me comporte, moi qui te propose ces belles maximes. Je l'avouerai tout franc: mon cas est celui d'une personne qui mène grand train, mais qui a de l'ordre; mon registre de dépenses est bien tenu. je n'ai pas le droit de dire que je ne pers rien; mais je dirai ce que je perds et pourquoi, et comment. je rendrai compte de ma pauvreté. Au reste, je me trouve dans le cas de la plupart des gens ruinés sans qu'il y ait de leur faute: tout le monde vous excuse, nul ne vous assiste.

5 Comment conclurons-nous? Il n'est pauvre, à mon avis, celui qui, si peu qu'il lui reste, s'en accommode. Pour toi, cependant, je préfère que tu ménages ton avoir. Et tu commenceras en temps utile. Ainsi en jugeaient nos pères: «Tardive épargne, quand le vin touche la lie». ce qui séjourne au fond du vase c'est très peu de choses, et c'est le pire.

mot-à-mot

SENECA LUCILIO SUO SALUTEM (DAT) Sénèque salue son +cher+ Lucilius

1 FAC ITA, MI LUCILI Agis ainsi, mon cher Lucilius, VINDICA TIBI TE réclame comme ta propriété toi-même, ET COLLIGE TEMPUS, recueille le temps QUOD ADHUC AUT AUFEREBATUR qui jusqu'à maintenant ou +t+'était enlevé AUT SUBRIPIEBATUR ou +t+'était dérobé AUT EXCIDEBAT ou s'échappait, ET SERVA et conserve-le. PERSUADE TIBI HOC ESSE Persuade-toi qu'il en est SIC UT SCRIBO comme je +l+'écris. QUAEDAM TEMPORA NOBIS ERIPIUNTUR Certains instants nous sont arrachés, QUAEDAM SUBDUCUNTUR, d'autres +nous+ sont soustraits +sans qu'on le sente+, QUAEDAM EFFLUUNT d'autres +encore+ s'écoulent d'eux-mêmes. TAMEN TURPISSIMA EST JACTURA Cependant le plus honteux est la perte QUAE FIT PER NEGLEGENTIAM qui arrive par le manque d'attention. ET, SI VOLUERIS ATTENDERE Au reste, si tu veux y prêter attention, MAXIMA PARS VITAE ELABITUR la plus grande partie de la vie se perd AGENTIBUS MALE à des choses aboutissant mal, MAGNA AGENTIBUS NIHIL une grande à des choses n'aboutissant à rien, TOTA VITA ALIUD AGENTIBUS toute la vie à des choses aboutissant à autre chose [autre interprétation: AGENTIBUS avec un  NOBIS sous-entendu,  ce qui donnerait: MAXIMA PARS VITAE ELABITUR la plus grande partie de la vie s'échappe AGENTIBUS MALE pour nous qui agissons mal, MAGNA AGENTIBUS NIHIL une grande partie s'écoule pour les fainéants que nous sommes, TOTA VITA ALIUD AGENTIBUS toute la vie se perd pour nous qui faisons autre chose +que ce que nous devons+.]

2 MIHI DABIS QUEM QUI Me citeras-tu quelqu'un qui PONAT ALIQUOD PRETIUM TEMPORI donne une valeur au temps, quelle qu'elle soit, QUI AESTIMET DIEM qui estime +à sa juste valeur+ un jour, QUI INTELLEGAT SE MORI COTIDIE qui comprenne qu'il meurt chaque jour. ENIM FALLIMUR IN HOC QUOD En effet nous nous trompons lorsque PROSPICIMUS MORTEM nous voyons devant +nous+ la mort: JAM MAGNA PARS EJUS PRAETERIT Déjà une grande partie de cette dernière est passée. MORS TENET la mort possède QUICQUID AETATIS EST RETRO tout ce qui de notre âge est derrière +nous+. FAC ERGO, MI LUCILI, Fais donc, mon cher Lucilius, QUOD SCIBIS TE FACERE ce que tu écris que tu fais, COMPLECTERE OMNES HORAS saisis +à pleines mains+ toutes les heures. SIC FIET UT Ainsi il arrivera que PENDEAS MINUS EX CRASTINO tu dépendras moins de demain SI INJECERIS MANUM HODIERNO si tu mets la main sur aujourd'hui. DUM DIFFERTUR, VITA TRANSCURRIT tandis qu'on diffère +ses activités+, la vie court au-devant.

3 OMNIA, LUCILI, ALIENA SUNT Tout, Lucilius, +nous+ est étranger TANTUM TEMPUS EST NOSTRUM +il n'y a+ que le temps qui soit nôtre: NATURA NOS MISIT IN POSSESSIONEM la nature nous a mis en possession  HUJUS UNIUS REI de cette seule chose, FUGACIS AC LUBRICAE fugace et incertaine EX QUA EXPELLIT QUICUMQUE VULT dont nous chasse qui le veut. ET STULTITIA MORTALIUM EST TANTA Et la sottise des mortels est si grande UT PATIANTUR qu'ils admettent QUAE SUNT MINIMA ET VILISSIMA que les objets qui sont les plus petits et les plus méprisables CERTE REPARABILIA en tout cas que l'on peut acquérir/se procurer de nouveau SIBI IMPUTARI, ils en soient redevables, CUM IMPETRAVERE lorsqu'ils les ont obtenus,   NEMO QUI ACCEPIT TEMPUS +mais+ que personne qui a reçu du temps JUDICET SE DEBERE QUICQUAM ne juge en être redevable en quoi que ce soit CUM INTERIM HOC EST UNUM alors que c'est la seule chose QUOD NE POTEST QUIDEM GRATUS REDDERE qu'il ne peut pas, même par reconnaissance, rendre.

4 INTERROGABIS FORTASSE QUI EGO FACIAM Tu me demanderas peut-être ce que moi-même je fais, QUI TIBI PRAECIPIO ISTA +moi+ qui te prescris ce qui précède . FATEBOR INGENUE je l'avouerai sans fard: QUOD EVENIT ce qui arrive + communément+ APUD LUXURIOSUM SED DILIGENTEM chez quelqu'un ami du luxe mais soigneux, RATIO IMPENSAE MIHI CONSTAT le compte de ma dépense est bien établi à mes yeux. NON POSSUM DICERE PERDERE NIHIL Je ne puis dire que je ne perds rien, SED DICAM QUID PERDAM mais je vais dire ce que je perds ET QUARE ET QUEMADMODUM et pourquoi et comment; REDDAM CAUSAS MEAE PAUPERTATIS je rendrai +compte+ des causes de ma pauvreté. SED MIHI EVENIT Mais il m'arrive QUOD PLERISQUE REDACTIS ce qui +arrive+ à la plupart des gens réduits AD INOPIAM à la ruine NON SUO VITIO non de leur propre faute: OMNES IGNOSCUNT tous pardonnent, NEMO SUCCURRIT personne ne porte secours.

5 QUID EST ERGO Qu'en est-il donc? NON PUTO PAUPEREM Je ne pense pas pauvre CUI EST SAT +celui+ à qui est suffisant QUANTULUMCUMQUE SUPEREST le peu qui reste. TAMEN TU, MALO SERVES TUA Néanmoins, toi, je préfère que tu conserves tes biens, ET INCIPIES BONO TEMPORE et tu commenceras au bon moment. NAM UT VISUM EST MAJORIBUS NOSTRIS En effet, comme il sembla bon à nos ancêtres: PARCIMONIA EST SERA IN FUNDO l'économie est tardive au fond +de la marmite+. ENIM NON TANTUM REMANET MINIMUM IN IMO En effet, non seulement il reste très peu au fond, SED PESSIMUM mais +encore c'est+ le pire.

traduction par groupe de mots, commentée

SENECA LUCILIO SUO SALUTEM (DAT) Sénèque (donne son salut à) salue son +cher+ Lucilius

1 FAC ITA, MI LUCILI Agis ainsi, mon cher Lucilius (DIC, DUC, FAC, FER, sont les 4 impératifs latins où l'on retrouve la racine pure - ce qui n'est pas surprenant dans le cas d'un ordre, pour des verbes aussi fréquents; faut-il y voir trace, dans la langue, des ordres donnés aux esclaves, cette tare des anciens - contre les abus de laquelle s'élevait Sénèque - qui les a empêchés, non de rechercher, puisqu'ils avaient découvert la force de la vapeur, mais de développer d'autres moyens de produire de l'énergie bon marché; MI est le voc. masc. sg de MEUS A UM, LUCILI, celui de LUCILIUS, comme FILI de FILIUS, cf. les ULTIMA VERBA proférés par César au pied de la statue de Pompée, traduction latine de ce qui a été effectivement prononcé, puisque le conquérant de la Gaule est mort... en grec: KAI SU TEKNON), VINDICA TIBI TE réclame (pour toi) comme ta propriété toi-même, ET COLLIGE TEMPUS (ET, non traduit, car en syndèse, ce qui passerait très mal ici, en français), recueille le temps QUOD ADHUC AUT AUFEREBATUR qui jusqu'à maintenant ou +t+'était enlevé AUT SUBRIPIEBATUR ou +t+'était dérobé AUT EXCIDEBAT ou s'échappait, ET SERVA et conserve-le. PERSUADE TIBI HOC ESSE Persuade-toi qu' (ceci) il en est SIC UT SCRIBO (ainsi que) comme je +l+'écris. QUAEDAM TEMPORA NOBIS ERIPIUNTUR Certains instants nous sont arrachés, QUAEDAM SUBDUCUNTUR, d'autres +nous+ sont soustraits +sans qu'on le sente+, QUAEDAM EFFLUUNT d'autres +encore+ s'écoulent d'eux-mêmes. TAMEN TURPISSIMA EST JACTURA Cependant le plus honteux est la perte QUAE FIT PER NEGLEGENTIAM qui (se fait ) arrive par le manque d'attention. ET, SI VOLUERIS ATTENDERE Au reste, si tu (auras voulu) veux y prêter attention, MAXIMA PARS VITAE ELABITUR la plus grande partie de la vie se perd AGENTIBUS MALE à des choses aboutissant mal, MAGNA AGENTIBUS NIHIL une grande partie à des choses n'aboutissant à rien, TOTA VITA ALIUD AGENTIBUS toute la vie à des choses aboutissant à autre chose (que ce que l'on voulait) - ne dirait-on pas que Pascal retrouve ce passage dans ses Pensées, quand il évoque le divertissement, dans son apologie de la religion chrétienne où il désirait évoquer, en première partie, la misère de l'homme sans Dieu? D'aucuns (cf. Flobert et Zorlu, avec leurs IMPEDIMENTA universitaires) interprètent les trois AGENTIBUS avec un  NOBIS sous-entendu  ce qui donnerait: MAXIMA PARS VITAE ELABITUR la plus grande partie de la vie s'échappe AGENTIBUS MALE pour nous qui agissons mal, MAGNA AGENTIBUS NIHIL une grande partie s'écoule pour nous qui ne faisons rien/ les fainéants que nous sommes, TOTA VITA ALIUD AGENTIBUS toute la vie se perd pour nous qui faisons autre chose +que ce que nous (nous?) devons+ (en commun: la notion de perdre son  temps, d'intense vacuité... Nous avons préféré la LECTIO DIFFICILIOR, en cela féru par Sénèque!)

2 MIHI DABIS QUEM QUI Me (donneras-tu) citeras-tu quelqu'un qui PONAT ALIQUOD PRETIUM TEMPORI (place) donne une valeur au temps, quelle qu'elle soit, QUI AESTIMET DIEM qui estime +à sa juste valeur+ un jour, QUI INTELLEGAT SE MORI COTIDIE qui comprenne qu'il meurt chaque jour (comme indiqué sur les quadrants solaires: OMNES (HORAE) VULNERANT, ULTIMA NECAT, toutes (les heures) blessent, la dernière tue...). ENIM FALLIMUR IN HOC QUOD En effet nous nous trompons (en ce que) lorsque PROSPICIMUS MORTEM nous voyons devant +nous+ la mort: JAM MAGNA PARS EJUS PRAETERIT Déjà une grande partie de cette dernière est passée. MORS TENET la mort possède QUICQUID AETATIS EST RETRO tout ce qui de notre âge est derrière +nous+. FAC ERGO, MI LUCILI, Fais donc, mon cher Lucilius, QUOD SCIBIS TE FACERE ce que tu écris que tu fais, COMPLECTERE (impératif déponent) OMNES HORAS saisis +à pleines mains+ toutes les heures. SIC FIET UT Ainsi (ici, non corrélatif de UT!) (sera fait que) il arrivera que PENDEAS MINUS EX CRASTINO (cf. en fr. la procrastination, tempérament qui pousse à différer au lendemain ce que l'on peut faire le jour même - te sens-tu visé(e)?) tu dépendras moins de demain SI INJECERIS MANUM HODIERNO si tu (as jeté) mets la main (comme signe de propriété) sur aujourd'hui. DUM DIFFERTUR, VITA TRANSCURRIT tandis qu'(il est différé) on diffère +ses activités+, la vie court au-devant.

3 OMNIA, LUCILI, ALIENA SUNT Tout, Lucilius, +nous+ est étranger (=rien ne nous appartient,) TANTUM TEMPUS EST NOSTRUM +il n'y a+ que le temps qui soit nôtre: NATURA NOS MISIT IN POSSESSIONEM la nature nous a mis en possession (MITTO MISI, envoyer) HUJUS UNIUS REI de cette seule chose, FUGACIS AC LUBRICAE fugace et (glissante) incertaine (on est lubrique quand on glisse vers la luxure; il est vrai qu'un vieillard lubrique chancelle, de fait!!!) EX QUA EXPELLIT QUICUMQUE VULT dont (de laquelle!) +nous+ chasse qui(conque) le veut. ET STULTITIA MORTALIUM EST TANTA Et la sottise des mortels est si grande UT PATIANTUR qu'ils (supportent) admettent QUAE SUNT MINIMA ET VILISSIMA que les objets qui sont les plus petits et les plus méprisables SIBI IMPUTARI (leur soient imputés), ils en soient redevables, CUM IMPETRAVERE lorsqu'ils les ont obtenus, NEMO QUI ACCEPIT TEMPUS +mais+ (vu l'asyndète!) que personne qui a reçu du temps JUDICET SE DEBERE QUICQUAM ne juge (qu'il doit) en être redevable en quoi que ce soit CUM INTERIM HOC EST UNUM (sens adversatif avec indicatif, et INTERIM renforçant l'inscription ici dans le réel) alors que c'est la seule chose QUOD NE POTEST QUIDEM GRATUS REDDERE qu'il ne peut pas, même par reconnaissance, rendre.

4 INTERROGABIS FORTASSE QUI EGO FACIAM Tu me demanderas peut-être ce que moi-même je fais, QUI TIBI PRAECIPIO ISTA +moi+ qui te prescris ce qui précède (<ces choses, ISTE renvoie aux propos antérieurs, sans aucun sens péjoratif, bien sûr). FATEBOR INGENUE je l'avouerai sans fard: QUOD EVENIT ce qui arrive + communément+ APUD LUXURIOSUM SED DILIGENTEM chez quelqu'un ami du luxe mais soigneux, RATIO IMPENSAE MIHI CONSTAT le compte de ma dépense est bien établi à mes yeux. NON POSSUM DICERE PERDERE NIHIL Je ne puis dire que je ne perds rien, SED DICAM QUID PERDAM mais je vais dire ce que je perds ET QUARE ET QUEMADMODUM et pourquoi et comment; REDDAM CAUSAS MEAE PAUPERTATIS je rendrai (les) +compte+ des causes de ma pauvreté. SED MIHI EVENIT Mais il m'arrive QUOD PLERISQUE REDACTIS ce qui +arrive+ à la plupart des gens réduits AD INOPIAM à la ruine NON SUO VITIO non de leur propre faute: OMNES IGNOSCUNT tous pardonnent, NEMO SUCCURRIT personne ne porte secours.

5 QUID EST ERGO Qu'en est-il donc? NON PUTO PAUPEREM Je ne pense pas pauvre CUI EST SAT +celui+ à qui est suffisant QUANTULUMCUMQUE SUPEREST le peu qui reste (si petit soit-il). TAMEN TU, MALO SERVES TUA Néanmoins, toi, je préfère que tu conserves tes biens, ET INCIPIES BONO TEMPORE et tu commenceras au bon moment. NAM UT VISUM EST MAJORIBUS NOSTRIS En effet, comme il sembla bon à nos ancêtres: PARCIMONIA EST SERA IN FUNDO l'économie (en fait: ne pas se goberger) est tardive au fond +de la marmite ou - plus rabelaisien - du tonneau+. ENIM NON TANTUM REMANET MINIMUM En effet, non seulement il reste très peu au fond, SED PESSIMUM mais +encore c'est+ le pire.

commentaire

introduction générale

Dans ce texte, nous avons été plus particulièrement sensible, en le lisant, à la démarche probante suivie par Sénèque (1). Son travail épistolaire, indubitable, car son texte est truffé de tropes, vise à emporter la conviction de son lecteur (2); pour ce faire, il s'appuie aussi sur les REALIA de son temps: nous n'avons pas sous les yeux une pure abstraction (3), si bien que paradoxalement, par delà le raffinement de la forme, subsiste le naturel et la présence personnelle de l'émetteur (4) [le volet 4 est non traité, mais proposé. Si vous avez d'autres points de commentaire, indiquez-les moi: ils seront intégrés, en mentionnant bien sûr, la source: vous! ]

1) Sénèque suit une démarche naturelle tout en se fondant sur un plan nettement souligné: En fait, il pose immédiatement le Sujet qu'il a en ligne de mire, en l'interpellant par un impératif: FAC (en deux termes très secs, avec la réduction au minimum dû à l'impératif, et les deux voyelles ouvertes [a]); s'ensuit son nom, avec le terme affectif: MI plus chaleureux, plus intime, avec les voyelles fermées [i], puis il aborde, IN MEDIAS RES (d'emblée) ce qui préoccupe ce dernier: TEMPUS, oui, le temps qui s'écoule certes (cf. EFFLUUNT, plus loin, comme on le pense communément), mais surtout le temps qui nous échappe (AB-, SUB-,) au passif, car cela ne dépend pas, apparemment, de notre volonté - Sénèque montrera plus tard qu'il suffit de se déprendre des autres, donc de la part la plus superficielle de nous -même, en se gardant de vivre dans le regard d'autrui, pour... véritablement vivre. Il s'acharne à nous rendre sensible cet arrachement, et son appel est tragiquement réitéré: COLLIGE ET SERVA. Il désire intensément emporter la conviction, avec ses sifflantes [s], ses occlusives abondantes, et ses voyelles fermées, et son texte lui-même: UT SCRIBO; Dans le cadre de son échange épistolaire, il nous induit nous-même: en fait sont ainsi mis en cause, en place, lui, Lucilius (son lecteur réel), et nous (ses lecteurs virtuels), par le truchement du NOBIS... Le temps que nous perdons tous est important, et s'accumule, en pure perte, comme le scandent les anaphores QUAEDAM, indéfinis, comme s'il était inutile de rentrer dans le détail: l'important est le bilan final.

Toutes ces phrases en asyndète pour arriver sur l'attaque frontale: TURPISSIMA en début de phrase dégagé par l'antéposition de cet attribut et la présence de la locution adversative TAMEN, où les dentales claquent, comme les oppositions entre la voyelle ouverte [a], et les deux fermées [i] et [u]: nous sommes en fait coupable: PER NEGLEGENTIAM, malgré le FIT. Sénèque nous met en face de nos responsabilités, en procédant avec précaution:le ET vient naturellement, suivi d'une conditionnelle hypocrite pour faire appel à notre jugement objectif: SI VOLUERIS ATTENDERE... de complément du nom VITAE devient sujet, dans la structure ternaire, en asyndète, scandée par sa finale identique: AGENTIBUS. Ceci est en fait un appel à se reprendre en main, donc à se consacrer à l'essentiel: soi-même. En une constatation en somme (avec les 3 adjectifs) indubitable ; MAXIMA... MALE, MAGNA... NIHIL (car intervertir, pour obtenir une asymptote avec TOTA, les 2 adjectifs serait faux; Nous faisons bien quelque chose, en fin de compte, mais MALE), ce qui permet le final désabusé selon lequel nous manquons notre cible: l'objectif poursuivi n'est pas atteint, ALIUD!

Car personne ne fait attention au temps qu'il perd. Une protestation, un déni pourraient s'ensuivre. Sénèque désamorce toute opposition en mettant au défi son lecteur de lui fournir un contre-exemple indiscutable, sur 3 relatives anaphoriques; il en profite pour instaurer une égalité entre le temps passé, et la mort (évoquée à 3 reprises...) La conclusion vient donc naturellement d'elle-même, en reprenant les mots mêmes du début: FAC, MI LUCILI, avec le clin d'oeil entre SCRIBO au-dessus et SCRIBIS ici: il s'agit bien de vivre dans la sphère qui dépend de nous: le présent. Nous retrouvons là des termes épicuriens puisque Lucrèce, dans son DE RERUM NATURA attribue à l'angoisse de la mort le fait de ne pas être heureux et que ce dernier s'acharne à nous prouver qu'il faut vivre dans l'instant présent. Mais Sénèque n'est pas exactement sur la même ligne: il s'agit certes de vivre (VITA), mais avec un grand V. Il faut donc gérer, comme le souligne l'asyndète du début de 3, ce qui dépend de nous: TEMPUS NOSTRUM EST. Il a ensuite la part belle pour nous montrer la misère de l'homme ici, et les termes dépréciatifs s'accumulent: ce temps est FUGACIS et LUBRICAE mais de plus les hommes sont atteints de STULTITIA au point de s'estimer redevables des choses qui sont MINIMA, VILISSIMA, et REPARABILIA; la seule perte irréparable est celle du temps. Non pour en jouir: là où l'épicurisme met au centre les sens, et finalement, le corps, le stoïcisme met l'âme, la volonté de s'accomplir.

Sénèque a en fait ici pour objectif sa conclusion: SERVES TUA, comme exigé au début: consacre-toi à toi-même... En une pirouette qui ne manque pas de sel, notre conseilleur règle son propre compte (4): il avoue ses pertes, mais lui au moins peut en rendre compte. Le texte se termine alors en même temps sur une citation, technique dont Sénèque sera par la suite, en permanence, coutumier (en s'appuyant, à le lire, sur l'attente de Lucilius): un proverbe tiré (pour commencer la métaphore de la boisson) ici du vieux fonds (sic!) latin;

[courte fiche sur les citations: cette pensée sera, par la suite, puisée d'abord chez Epicure ou l'un de ses épigones - non sans humour de la part d'un stoïcien confirmé: Sénèque s'acharne à le conseiller à Lucilius cf. I, 2, 5, puis après un passage chez Pomponius, (I, 3, 6) auteur d'Atellanes (pièce comique grossière, parfois obscène, aux personnages stéréotypés: Pappus le vieillard, Dossenus, le bouffon sentencieux, Bucco au nom évocateur de sa goinfrerie, Maccus, le niais) et de TOGATAE, nous retrouvons Epicure: 4, 10; ensuite, comme en alternance, Hécaton, 5, 7, disciple de Panaetius, encore en 6, 7; derechef, après Démocrite et un inconnu (QUISQUIS FUIT), Epicure, dans la lettre 7; Puis Sénèque pille (COMPILAMUS) sans vergogne ce dernier, en 8, 7, en se défendant sur l'universalité de la pensée; il citera Stilbon, maltraité par Epicure en 9, 18, comme pour mieux évoquer le philosophe des jardins en 9, 20 - Quelles que soient les sources, Lucilius les placera-t-il dans son florilège - ou son anthologie? La seule variation attendue est dans l'art et la manière d'amener cette adjonction car Sénèque tient à la présenter comme telle, comme pour mieux afficher combien, en tant que stoïcien, il est dégagé des préjugés du commun et ne se croit pas tenu - c'est un homme vraiment libre - de suivre à la lettre les règles de la rhétorique classique, voire les préceptes mêmes de sa propre philosophie, avec un pragmatisme profondément romain, que nous avons déjà rencontré dans le Cicéron des Tusculanes; aussi Sénèque assume-t-il haut et fort sa particularité: il n'est que d'évoquer son refus du vulgaire... Notons que les citations sont surtout présentes et soulignées dans le livre I des Lettres]

En rentrant plus dans le détail de ce § 5, dans cette première lettre, la conclusion intervient bien brutalement: QUID ERGO EST, s'interroge-t-il en 5. Il continue par une réflexion générale: CUI, sans ergoter: QUANTULUMCUMQUE, non sans humour vu le rapprochement entre cet infinitésimal avant la lettre et SUPEREST, et il la prend à son compte (PUTO), avec le clin d'oeil: NON en début de phrase. C'est pour mieux revenir à celui qu'il veut former: TU, avec l'oppositif, aussi avec initiale en dentale sourde: TAMEN: il s'agit pour Lucilius de bien utiliser le temps qu'il possède pour améliorer son âme. Et il est en fait privilégié: BONO TEMPORE; implicitement, lui, encore jeune (# SERA) et malléable - bien que l'écart entre son maître et lui-même ne dépasse peut-être pas l'année! - a de la réserve et il doit se consacrer généreusement (antonyme de PARCIMONIA?), en fait à la philosophie, si nous en croyons les lettres suivantes; il n'est que temps: pour d'autres, la cause est entendue; c'est ce que souligne l'épiphonème (masc.) terminatif (exclamation sentencieuse par laquelle on termine un texte: MINIMUM, avec le surenchérissement, toujours au superlatif, car il y a là un passage à la limite de l'extrême (cf. les tré-passés): PESSIMUM; le final est donc objectivement (EST, REMANET, verbes d'état au présent de l'indicatif) inquiétant pour les autres, mais encourageant pour le destinataire, qui se trouve ainsi appelé à se dépasser, appel auquel il répondra positivement, comme l'indique le début de la lettre 2...

2) il s'agit d'un texte où le disciple est en ligne de mire directe, sans fard: l'attaque est frontale et le texte très ramassé, pour mieux bondir ensuite, et nous prendre...

* l'alternance entre phrases longues plus ou moins balancées, et phrases brèves, proches de la formule gnomique, cf. le texte lui-même: les structures ternaires: d'abord bien cachées: VINDICA... ET COLLIGE ET SERVA, encadrant les trois relatives scandées par le AUT, puis à quantité de syllabes décroissantes: milieu de 1, lors de la succession de l'anaphore QUAEDAM, en rapport étroit avec le sens: EFFLUUNT; une autre série avec la répétition finale d'AGENTIBUS, en fait une épiphore, se fermant sur une formule définitive: TOTA VITA ALIUD AGENTIBUS. Ce processus est repris en 2, avec ses trois relatives introduites par le QUI en anaphore. Sénèque passe ensuite à des structures binaires: l'opposition entre le FALLIMUR personnel, et le PRAETERIT; puis: FAC... COMPLECTERE; FUGACIS AC LUBRICAE, MINIMA ET VILISSIMA, avec la précision CERTE REPARABILIA qui revient à une structure ternaire (3); LUXURIOSUM SED DILIGENTEM en 4. Puis l'énumération ternaire QUID ET QUARE ET QUEMADMODUM à l'initiale gutturale. Un parallélisme: OMNES IGNOSCUNT, NEMO SUCCURRIT en équivalence syllabique, avec la VARIATIO pl. / sg.

* les demandes sont instantes et les marques d'interlocution directe fréquentes: MI LUCILI en 1, puis en 2, les impératifs brutaux, malgré la présence, pas toujours constante: PERSUADE d'adverbes (ITA FAC, FAC ERGO), qui en fait surenchérissent plutôt dans l'injonction..., la présence du «je» et du «tu», dupliqué au début: TE TIBI: il s'agit de mettre l'interlocuteur en face de ses responsabilités, sans faux-fuyant... avec un dialogue virtuel: QUEM MIHI DABIS en interrogative, puis l'expérience commune: NOS MISIT en 3, avec une généralisation encore marquée: MORTALIUM, d'où NEMO: nous dépassons ainsi le cadre étroit de la relation amicale pour arriver à ce qui concerne tout un chacun. L'échange fictif se poursuit: INTERROGABIS (avec le clin d'oeil FORTASSE), et l'affirmation bien frappée de soi: EGO QUI PRAECIPIO TIBI (début de 4), puis FATEBOR. Notons le plaisant, en cette occurrence, NON POSSUM DICERE, avec la promesse DICAM, promesse d'ailleurs non tenue, autre plaisanterie qui instaure une complicité certaine entre le destinataire et l'épistolier. le EVENIT MIHI permet, par une pirouette de se sortir d'affaire et d'arriver à la conclusion généralisante: QUID ERGO EST? Encore, comme en passant, une plaisanterie: NON PUTO; il reprend son travail de conseil, avec le surprenant TU MALO qui s'éclaircit grâce au SERVES, concerné donc par ce pronom en prolepse... Les syndèses bouclent l'ensemble: ET INCIPIES, NAM, ENIM, NON TANTUM... SED, avec ETIAM sous-entendu, en un raccourci vif.

* les superlatifs ainsi que les absolus (tout - rien) abondent, comme pour mieux nous entraîner soit vers le haut: MAXIMA, TOTA (1), OMNES (2), OMNIA, UNIUS, UNUM (3), NEMO (4)

soit vers le bas: TURPISSIMA, NIHIL (1); MINIMA ET VILISSIMA, NEMO (3), NIHIL, OMNES (4), MINIMUM, PESSIMUM à la fin, voire IMO (5).

Des effets de manche emportent l'adhésion: nous sommes face à un texte très tranché, avec une absence volontaire de nuances (cf. les divers emplois du temps, leur répartition en 1, toutes activités ici allusivement évoquées mais qui relèveraient à l'heure actuelle d'un traitement statistique, avec sondage à l'appui) - même lors de passages complexes comme en 3 puisque nous terminons sur un HOC UNUM, en passant par un général et allusif QUICUMQUE VULT ou lorsqu'il s'agit de Sénèque: son autocritique est sans complaisance outrancière et marquée au coin de l'humour (cf. 4)...

* les répétitions sont martelantes, comme pour mieux générer l'angoisse amenant à la ré-flexion, voire la con-version, ce qui revient, sans avoir l'air d'y toucher, à asséner une vérité primordiale, incontournable et la rendre tangible: TEMPUS (1, TEMPORA 1, 2, 3, 3), SCRIBO (1, SCRIBIS, 2, comme pour nous rappeler que nous sommes bien dans une correspondance, donc dans un contact, certes différé, mais direct, par le truchement de l'écrit), VITA (1, 1, 2) MAXIMA/MAGNA (1, 2), PERDERE, PERDAM en 4; REDDERE, REDDAM; les diverses occurrences de FACERE, avec son passif FIET, cf. aussi les équivalences: PRETIUM PONAT, AESTIMET en 2.

* ce processus de renvoi à la réalité (interprétation à replacer en 3?) est renforcé par les verbes d'état abondants, confortés par le présent du vécu et, en même temps, de vérité permanente: HOC SIC ESSE, TURPISSIMA EST, RETRO EST, ALIENA SUNT, NOSTRUM EST, STULTITIA EST (avec son effet bien marqué, donc constatable objectivement: TANTA... UT), VILISSIMA SUNT, HOC UNUM EST, CONSTAT, MIHI EVENIT, QUID EST, QUANTUMCULUMQUE SUPEREST, SAT EST, SERA PARCIMONIA EST, REMANET en final, voire les passifs: VISUM EST.

* les constructions sont strictes: FAC QUOD FACERE TE SCRIBIS bien frappées, par ex. avec le raccourci concis: MALO SERVES en 5.

* les polyptotes nous cernent et nous entraînent: MORI, MORTEM, MORS alliée à une opposition, vu les VITAE, VITA avant en 1; FAC (reprenant le FAC du début), FACERE en 2; PAUPERTATIS, PAUPEREM.

* les oppositions souvent terme à terme, sont bien marquées: EX-CIDEBAT, COL-LIGE (1), PRO-SPICIMUS, PRAETER-IT (2), CRASTINO, HODIERNO en 2, ALIENA, NOSTRUM en 3, DEBERE, REDDERE (3), POSSESSIONEM, EXPELLIT en 3, OMNES, NEMO (4), ici soulignée par une asyndète.

* les allitérations fleurissent dans ce texte très expressif: par ex. les gutturales sourdes dans la double relative en 3: EX QUA EXPELLIT QUICUMQUE VULT, avec ses voyelles angoissantes très fermées, pour mieux incarner ce coup du sort dont rien - vu notre faiblesse insigne - ne peut nous protéger, avec le VULT en fin de phrase, dernière affirmation de notre impuissance. Un rapprochement qui ne manque pas de sel: INGENUE (4) suivi quasi immédiatement de LUXURIOSUM, comme pour mieux montrer combien la sobriété spartiate des anciens romains a laissé place au relâchement des moeurs et aux dépenses somptuaires...

* Peut-être faut-il envisager aussi les harmonies vocaliques, avec le jeu, par ex. d'opposition entre voyelles fermées et ouvertes, ainsi que les diphtongues pour incarner la fuite du temps dans la relative introduite par QUOD au début de 1, avec le même effet entre le temps rendu perceptible par les voyelles ouvertes: QUAEDAM, pour qu'il s'évanouisse mieux et devienne évanescent avec les verbes aux voyelles fermées...

* Participent à cet effet de proximité, et de réel (recoupement ici avec notre partie 3?) les images rares, mais évocatrices: avec les verbes évoquant clairement le vol, toujours furtif (sic!) et subreptice: AUFEREBATUR, SUBRIPIEBATUR, comme ERIPIUNTUR (avec le même verbe), et SUBDUCUNTUR, reprenant le même préverbe SUB, tous préverbes figuratifs: éloignement, escamotage par en-dessous, arrachement; l'attention à porter au temps est aussi soulignée par le COLLIGE; le préverbe E dans E-LABITUR, de nouveau; très concrète et très forte aussi, la vision proposée: MORTEM PRO-SPICIMUS, avec le conseil de vivre sa vie: OMNES COM-(renforçant l'impression de totalité)PLECTERE; très vivante aussi, l'expression MANUM INJECERIS, avec le datif attendu avec un verbe composé: HODIERNO; Ces jeux sont confirmés par l'expression à la construction subtile: VITA TRANSCURRIT (fin de 2), le TRANS induisant implicitement l'idée de mort, avec le DIF-FERTUR négatif; Sénèque procède sans fard et sans ménagement, il insiste même: EX QUA EXPELLIT, évoquant ainsi tous les fâcheux chers à Horace, avec l'image implicite de la mort. La RATIO INPENSAE est celle du bon gérant de ses biens - et nous savons que Sénèque sur ce point a été très efficace: il a su amasser une fortune considérable, les termes PAUPERTATIS MEAE, et INOPIAM, instaurent une image renvoyant à l'absence de richesse, mais son référent est en fait bien spécifique et renvoie exactement à l'objet de la lettre: être ménager et bon économe, non de son argent, mais de son temps, pour reprendre un adage éculé... Par le truchement de la lettre, nous sommes passé du SERVA impératif frontal du début à un conseil personnel, issu de la relation établie par la missive: MALO TU SERVES, avec l'optimisme rassurant de BONO TEMPORE, reprenant lui aussi le TEMPUS du début. Sénèque termine sur une pirouette: l'image du tonneau qui se vide sera d'ailleurs reprise plus loin, dans le § 4 de la lettre 12; n'évoque-t-il pas là, à mots couverts, sa propre vieillesse, même si, à en croire certains critiques, Lucilius et lui étaient de la même génération, et n'étaient pas séparés de plus d'un an? Nous retrouvons là un des leit-motiv, discret mais récurrent, de ces lettres: la conscience aiguë qu'a Sénèque de son âge. Nous n'en voulons pour preuve que le contenu de la lettre 30 où notre philosophe évoque la figure de l'égrotant Bassus Aufidius qui QUASSUM, cassé, résiste à l'angoisse de la mort, en des termes qui montrent un Sénèque en profonde sympathie avec cet ami (NOSTER), ceci corroboré par l'expression du début de la lettre 34: DISCUSSA SENECTUTE RECALESCO (1), où le RE- et le suffixe inchoatif de début marquent bien la reprise de la vraie vie, après un suspens dû au vieillissement: Sénèque avoue ainsi qu'il est tard pour lui - implicitement: et non pour son disciple, ce qui serait une coquetterie si Sénèque ne consacrait pas, par amitié, une partie de son temps, précieux par définition et vu le contenu de la lettre, à Lucilius. Le terme MINIMUM renvoie à ce qui est écrit sur certains gnomons (quadrant solaire): (OMNES VULNERANT) ULTIMA NECAT, et il ne se fait aucune illusion sur les conditions de la sortie finale: PESSIMUM. mais c'est en regardant cette réalité en face que l'on parvient à l'affronter, en homme digne de ce nom...

3) Ce qui est le but poursuivi dans cette lettre: se comporter de façon indépendante et responsable, sans perdre son temps à des choses indifférentes, à des inepties qui ne nous concernent pas réellement. ceci se révèle paradoxalement proche du CARPE DIEM, sans forcément pour en jouir, mais pour s'accomplir, se réaliser soi-même: il s'agit-là d'un message profondément moral puisqu'il s'agit d'une règle de vie.

Ceci est d'autant plus crédible que les allusions rapides au réel font florès, tout simplement parce qu'il s'agit de ne pas en être l'esclave et de s'en dégager: il faut échapper aux préjugés du groupe, ne pas sacrifier à l'instinct grégaire si profondément ancré dans l'âme romaine: même si Sénèque en reconnaît la nécessité (CONGREGATIONEM en I, 5, 4), et en accepte l'ambiguïté (NEVE MALIS FIAS, QUIA MULTI SUNT, NEVE INIMICUS MULTIS, QUIA DISSIMILES SUNT en I, 7, 8), Lucilius constate sans ambages en I, 8, 1: VITARE TURBAM JUBES, qui reprend le début de la lettre 7: QUID TIBI VITANDUM...: TURBAM, et la suite de la lettre - cf. le paragraphe 6 - dénonce bien l'inanité de toutes les démarches sociales habituelles; ceci est conforté par la lettre 19, 11: HOC NON CONTINGET TIBI, NISI SECESSERIS... mais n'empêche pas, bien sûr, la prudence de ne pas se démarquer outre mesure du groupe; Sénèque y revient plusieurs fois, entre autres en 18, 2: NE DISSEDERE VIDEREMUR CUM PUBLICIS MORIBUS (pour ne pas sembler rompre avec les moeurs générales)... Ne dit-il pas aussi en 5, 5: HIC MIHI MODUS PLACET: TEMERETUR VITA INTER BONOS MORES ET PUBLICOS...

De fait, VINDICARE est une revendication légale où l'on réclame pour soi, comme sa propriété, quelque chose, ici soi-même, donc se libérer des entraves sociales, avec l'écho subtil de l'affranchissement PER VINDICTAM, par la baguette, de l'esclave par l'ASSERTOR LIBERTATIS.

Les QUAEDAM TEMPORA ne renvoient-ils pas aux diverses activités du citoyen, dont la pire semblait d'ailleurs la contrainte d'assister à la lecture publique (l'EDITIO) de l'oeuvre d'une relation? N'oublions les obligations religieuses auxquels il fallait bien aussi se soumettre, même si un philosophe en sentait bien la superstition, en fait, tout l'entregent social: un homme solitaire est éminemment suspect, comme dans la société américaine actuelle, chez les WASP, avec la même tyrannie des invitations, des présentations, d'acceptation d'autrui, en une sympathie artificielle (ce n'est que dans le groupe que l'on peut se réaliser et c'est lui qui dit que l'on a réussi), et c'est bien ceci qu'à mots couverts, mais non sans pertinence, Sénèque critique, après en avoir bien profité, il est vrai... Tout ceci est évidemment déprécié en des termes fortement négatifs, voire péjoratifs: nous avions déjà rencontré AUFEREBATUR, SUBRIPIEBATUR (deux passifs), puis un actif: EXCIDEBAT; c'est pour tomber ici sur ERIPIUNTUR, SUBDUCUNTUR avec la passivité critique de la voix (2 fois), EFFLUUNT - 1 actif, ici au pl., par souci de VARIATIO? - ). TURPISSIMA, PER NEGLEGENTIAM, alors qu'il faut pratiquer en permanence la DILIGENTIA (cf. DILIGENTEM en 4). De même, MALE, puis NIHIL. Sénèque n'écrit-il pas plus loin, à propose de Marcellinus, un ami goguenard qui se défend de la philosophie par des plaisanteries: QUANTO PLURIS FUERIT QUOM MULTIS MINORIS VIDERETUR (combien il eut de valeur, quand beaucoup l'estimaient moins), lettre 29, 8.

L'appel au réalisme du début de 2 est profondément romain: un citoyen se doit d'affronter la réalité sans fard, mais au lieu de rencontrer plusieurs parangons de cette qualité romaine, la question rhétorique de Sénèque (QUEM DABIS) nous montre bien qu'il n'existe pas, notre gestionnaire, cf. les édiles, procurateurs et autres questeurs: PONAT PRETIUM, AESTIMET...

Sans avoir l'air d'y toucher, Sénèque remet même en cause ce qu'il y a de plus important pour un romain: sa MEMORIA qui lui permet de transcender la mort, justement; il n'en est rien: QUICQUID AETATIS RETRO EST, MORS TENET. L'enthousiasme, la pugnacité romaine en prennent ici un coup. Certes, il affirmera plus loin (21, 5): HABEBO APUD POSTEROS GRATIAM, POSSUM MECUM DURATURA NOMINA EDUCERE (j'aurai du crédit auprès de ceux qui nous suivront, je peux emmener avec moi des noms qui seront ainsi destinés à durer), mais cette durée, Sénèque sait bien qu'elle est passagère: PROFUNDA SUPRA NOS ALTITUDO TEMPORIS VENIET la masse profonde du temps (viendra sur nous) nous recouvrira... les quelques génies qui surnagent? IN IDEM QUANDOQUE SILENTIUM ABITURA destinés à disparaître dans le même silence... même si SE DIU VINDICABUNT, cf. le début de notre approche 3)! Le sens de la possession, qui explique en partie l'impérialisme romain, et ses colonies de vétérans, se retrouve dans le MANUM INJECERIS; mais fort peu généralisé, le sentiment que OMNIA ALIENA SUNT; un romain digne de ce nom adhérerait-il d'ailleurs au TANTUM réducteur à côté de NOSTRUM? L'expression: PROSPICIMUS MORTEM ne renvoie-t-elle pas à cette FORTITUDO chère au soldat romain, à sa VIRTUS? Sénèque retourne cela comme une peau de lapin, pour rendre impalpable ce qui fait encore à son époque la gloire de Rome: le courage n'existe pas puisque MAGNA PARS (MORTIS) IAM PRAETERIT. Ainsi, la quête de la sportule fait-elle partie de ces MINIMA et VILISSIMA que le client reçoit de son patron et pour lesquelles il lui est redevable au point de devoir le soutenir dans ses démarches politico-électorales; faut-il alors voir une attaque subreptice contre cette habitude qui obérait d'ailleurs les premiers travaux de la journée, quand, par un retournement subtil, Sénèque montre que le patron, lui, ne peut pas rendre le temps ainsi perdu; Le terme implicite GRATIA n'est pas utilisé ici par hasard: c'est en fait aussi bien celle du client, reconnaissant, que la popularité de son patron, le QUIDEM en l'occurrence, par sa réticence montrant aussi que celle-ci est plus rare que celle-là! Le LUXURIOSUM est bien la critique que mérite un chevalier du temps qui a réussi, les membres de l'ORDO EQUESTRIS étant d'ailleurs spécialistes des opérations bancaires, et à ce titre, spécialistes de la RATIO. Au reste, dans ce texte, l'expression RATIONEM REDDERE se retrouve bien, sans artifice de notre part. Etre REDACTUS AD INOPIAM NON SUO VITIO renvoie aux spéculations de ceux qui ont misé par ex. sur une expédition maritime ou prêté à un failli, si bien que Sénèque en revient à l'idéal sobre des vieux romains: là se trouve la solution des problèmes, dans cet âge d'or, trop souvent ressassé pour être convaincant: se contenter du minimum (l'édiction de lois somptuaires, répétées depuis Caton le Censeur, montrant combien cet idéal s'est évaporé). Aussi le MAJORIBUS NOSTRIS donne-t-il à SAT EST un écho singulier! Et l'image du fond de l'amphore, vu les difficultés éprouvés par les romains pour la conservation de la boisson de Bacchus avant l'arrivée du tonneau gaulois, ne manque pas d'âpreté, pour ne pas évoquer l'âcreté! Nous serions alors face à un IN VINO VERITAS, revu et corrigé à la mode stoïcienne. Ce dernier clin d'oeil explique aussi l'intérêt que l'on éprouve à lire cette correspondance: il y a là une intelligence toujours vivante, qui ne se veut pas dupe de ses propres valeurs... Et nous sentons, en notre époque d'apparat, de faux-semblants, avous-le, de bling-bling, combien une telle démarche nous est précieuse...

(Nous venons d'appréhender les rapports entre cette lettre et la conception romaine du monde...)

4) Oui, Sénèque est bien vivant (Z!)... On le sent présent, le calame à la main, soignant son texte:figures de style...et ses arguments: plan.

PS: cette mise en exergue a été basculée en fin de travail, pour ne pas t'effrayer; je l'ai conservée ici, IN MEMORIAM; je la conserve IN EXTENSO sans en changer un iota

(Je découvre maintenant l'ampleur de ce pensum [mais des collègues vont intervenir, ouf!]- étymologiquement, c'est le poids de laine donné à filer chaque jour par la matrone à ses esclaves, d'où... travail - étymologiquement, torture! - ennuyeux... - Mais n'oublions jamais, pour nous rassurer, que le mot «école» vient, étymologiquement, (TER REPETITA PLACENT!) d'un mot grec qui signifie «loisir», comme l'OTIUM romain: c'est le loisir intellectuel auquel devait se consacrer tout philosophe. Son antonyme? Le NEGOTIUM, qui a donné négoce; sans vouloir déplaire aux cyber-commerçants, ne les trouvons-nous pas ici dûment jugés à leur propre valeur? Valeur, vous avez dit valeur? Ne pensez plus à envoyer votre contribution financière - moralement due, en d'autres temps - à notre association, FAI: Flèche Activité Informatique, à l'époque où cet acronyme signifiait aussi Fournisseur d'Accès à Internet)!