Art
poétique
Composé
dès 1874, paru d’abord dans Paris-Moderne, du 25 juillet 1882. Dans le
recueil intitulé Cellulairement – et dispersé ultérieurement – il
est daté : Mons, avril 1874…L'Art poétique fut considéré comme
un manifeste symboliste lorsqu'il parut 10 ans plus tard dans Jadis et Naguère.
Toujours soucieux de rester indépendant, Verlaine en minimisa l'importance, déclarant
que ce n'était "qu'une chanson après tout. En réalité il ne prétendait
pas faire école mais définissait sa conception personnelle de la poésie.
poème
dédié à Charles Morice, qui en avait publié une violente critique, et qui
devint un ami fervent de Verlaine ; il lui consacra en 1887 un essai, le
premier paru du vivant du poète
(L'Art Poétique
est la treizième pièce de Jadis et Naguère)
En
quoi ce texte est-il une illustration de son incipit ?
Tout ceci
confirme le premier et le second vers, ce dernier étant corroboré par
·
sa définition
en compréhension, par son effet, cf. fin de la première strophe : «vague»
certes, «plus soluble dans … l’air», donc au prix d’une incohérence
logique, (même si elle est amoindrie syntaxiquement par l’anaphore équilibrante
«plus») en cette époque de scientisme échevelé : soluble dans l’eau
dit-on communément. Car l’impair renvoie en fait à l’irrationnel,
l’onirique là où le pair est classique, strict équilibre, cf. strophe 6,
avec strophe 5 pour le siècle des Lumières, ces deux périodes en hystéron-protéron
– ce qui ne nous surprendra pas : même dans la dénonciation des tares
de ses prédécesseurs pseudo-poètes (pour lui, au moins ou du moins), Verlaine
se veut poète. Onirique avons-nous dit ? cf. v. 16 voire v. 31 ; et
la démarche verlainienne nous dispense de facto de toute cohérence interne :
en cela nous sommes fidèle à sa méthode. Aussi pouvons-nous reprendre – car
c’est cela qui nous effleure maintenant : le mouvement induit dans la
matière par l’opposition vertical-horizontal : «qui pèse ou qui pose»,
paradoxalement nié antérieurement : «sans rien», avec renforcement de
la négation, elle-même incarnée par la répétition des labiales sourdes [p]
à l’initiale ou au cœur des mots. Ceci se poursuit à la strophe suivante :
ne point, sans quelque méprise : il s’agit de pratiquer
l’approximation, car la précision lexicale chère aux classiques (cf.
Boileau, art poétique) n’est pas de mise ici, d’où le quasi oxymore :
«chanson grise», l’alliance des contraires (CONJUNCTIO OPPOSITIORUM qui
permet la création de la pierre philosophale) chère à cet alchimiste du verbe
qu’est Verlaine, avant Mallarmé : «Indécis au Précis», le tout
symbolisé (bien sûr !) par les majuscules et renforcé par l’allitération
en sifflante. Vient alors la réalisation tangible, sensible, concrète de ce
qu’énonçait en creux, par la négation, ce qui précède : l’anaphore
des «C’est» au présent, pour des évocations-invocations (cf.
l’exclamatif final !) de… l’indicible ? Que non pas :
Verlaine résout par l’exemple sa propre antinomie qui s’achève donc en
paradoxe… comment voir des yeux derrière des voiles, sinon par la force de
l’imaginaire dont sont, semble-t-il, férus les partisans du voile pour les
femmes ? Il en est de même pour les mirages dus à la chaleur :
tremblant, là où la lumière crue, verticale, est plutôt tranchante,
discriminante…sans oublier l’impossibilité d’un bleu
(fouillis) avec les étoiles, propres à la nuit, elles-mêmes étant
blanches ou jaunes, l’attiédissement de l’automne nous renvoyant lui-même
au jour, le tout sur deux vers alanguis, tout en balancements subtils avec ses
chiasmes… S’ensuit d’autres ruptures ; après la phrase nominale (v.
1), l’impératif (v. 2), l’affirmation déclarative (V.5), la rupture dans
la phrase par l’absence de pause phono-sémantique au v. 6, alors qu’elle
est attendue, retour à la phrase nominale (v. 7), les présentatives-exclamatives
(strophe 3), la syndèse «car» lance un «nous voulons» où le
tutoiement du dialogue fait place au collectif (voire à un «nous» de
modestie, fort peu de mise ici ; Verlaine a-t-il alors la prémonition
qu’il sera sacré Prince des poètes, avec un nous de majesté ? Nous ne
pouvons pas ne pas sentir ici un écho humoristique d’un adage bien connu cf.
le roi dit : nous voulons), avec un archaïsme de bon aloi,
assez inattendu après les adjectifs simples de la strophe précédente
(encore une rupture ! Le texte en fait abonde en disjonctions,
rapprochements incompatibles, ce que couvre la musique du Poète). Notons aussi
une incohérence : Après une pléthore de majuscules, «la nuance», au
singulier déconcertant, se réduit à une minuscule, remise contradictoirement
au pinacle avec les restrictifs : «rien que», «seule», lui-même rompu
en visière par la double structure binaire du v. 16, «la flûte au cor» (quel
désaccord !) étant autant en opposition que le rêve est en adéquation
avec lui-même ! Autre variation : la nuance passe de cod, à sujet en
passant par une phrase nominale, en anacoluthe. La suite est à l’avenant :
passons sur la construction osée : «fuir du plus loin» – comment
est-ce possible ? Il y a là un
passage à la limite, de l’autre côté du miroir. Verlaine est un nouveau
Charon qui nous sert de passe-muraille, au-delà du réel – s’accumulent à
l’envi en structure ternaire parallèle ce qui révulse Verlaine, avec le
commun : «esprit cruel», et le plus recherché : «la Pointe
assassine», qui nous renvoie à la logomachie, à la saillie lors de dialogues
à fleurets mouchetés. Nous restons perplexe devant le «Rire impur» :
Verlaine entend-il prendre là le contre-pied exact de Rabelais ? Et tous
ces singuliers s’avèrent… singuliers ! Sans oublier ces abstractions,
y compris la personnification brutale de l’azur : «les yeux de l’Azur»
(préfigurant celui de Mallarmé ?). Nous sombrons ensuite sans transition
dans le pur trivial, avec un démonstratif de rejet : «cet», et un
globalisateur méprisant : «tout», avec l’intervention obvie, donc
d’autant plus inattendu de l’olfaction, ce après l’audition, au v. 1, le
tactile, au v. 3, la synesthésie du v. 7 : auditivo-visuelle, vision (dans
tous les sens du terme) en strophe 3, v. 14, audition au v. 16, voire ce qui
caractérise l’homme : la pointe avec le cœur touché, la tête
avec l’Esprit, donc le cerveau, le rire, donc la bouche, les yeux. Mais
encore une fois, tout ceci ne peut pas aller sans mélange : l’ail
renvoie aussi bien à l’odorat qu’au sens gustatif ! Ambiguë aussi la
construction qui suit, après l’anthropomorphisation de l’éloquence dégradée
par le terme : «cou» ; l’absence de ponctuation à : «tu
feras bien» fait (sic !) que, de prime abord, on entend l’acquiescement
de Verlaine à cet assassinat alors qu’il introduit l’infinitive, encore une
fois avec une rupture, ici dans le niveau de langue : cette expression est
familière… comme le traitement infligé à la poésie : pour assagit la
rime, faut-il qu’elle soit hystérique ! Ce qui demande un traitement de
choc, d’où l’insistant : «en train d’énergie», quelque peu
obscur. Le niveau des constructions s’oppose : l’élégant : «l’on
n’y veille» sans sa négation pas, avec le «l’» d’euphonie pour éviter
le hiatus, est ravalé par l’interrogation familière sans inversion : «elle
ira jusqu’où» (sous-entendu aussi : comme une folle débridée).
Derechef, retournement avec l’interrogation tragico-comique, en accusation qui
se veut blasphématoire, vu l’apostrophe violente et l’interpellation
brutale au v. 25. l’anaphore semble chercher un coupable, en une quête qui
semble condamnée à l’avance. Nous ne pouvons résister à la dénonciation
ici d’une correction politiquement correcte de Verlaine par une édition
scolaire (Foucher, pour ne pas le nommer) où un «nègre fou» devient un «enfant
fou». L’avantage de «nègre» est bien sûr de descendre le vers à 8
syllabes à l’oreille, en contradiction ainsi avec l’ensemble du poème. Ce
n’est pas le seul endroit : d’autres vers passent à quasi 10 syllabes,
comme au v. 4, voire 11 syllabes, comme au v. 11 où l’alanguissement évoqué
induit une prononciation en légère diérèse, et de «ciel» et d’«attiédi»…
Encore donc des distorsions efficaces, ce qui nous ramène à l’impair,
entendu (et non vu !) l’irrespect,
(musicalement, car Verlaine est trop fin ciseleur de rimes – justement !
– pour ne pas se montrer techniquement irréprochable) de l’homorythmie.
L’harmonie en [u] sur 3 vers permet d’évoquer le clinquant artificiel de ce
procédé poétique et l’attaque se développe sur cet ensemble, avec la dépréciation :
bijou, certes, mais d’un sou, et la remise en cause du travail du poète :
creux et faux sous la lime, sur un rythme répétitif, comme les coups de cet
outil : 2/2/2/3, v. 28. La suite est en contradiction interne : encore
et toujours ! La phrase nominale claque, comme les deux gutturales sourdes
initiales des deux vers suivants. Le texte fonctionne en concaténation, brisée :
2 mots du v. 1 sont repris en 29 et 30, comme le «fuit» de 31 reprend celui de
17, ou 31 qui reprend 11, avec des occurrences différentes. Et Verlaine de réussir
à incarner une disparition, censée échapper donc à notre emprise, à notre
toucher alors que là, «on» «sent» (qui est ce on, d’ailleurs ?) ;
le reste est très évanescent, d’un flou subtil : «âme, en allée»
(donc mort ?), «autres». Et ce départ évoque celui que l’on fait à
«la bonne aventure» – comme la bonne
chanson - qui elle-même nous échappe : «Éparse», comme quoi
l’important n’est pas la prise mais la chasse, pour citer Pascal. Avouons
que Verlaine ne cherche pas la cohérence logique mais à toucher nos affects,
et son moyen privilégié est ici de choisir ses mots non sans quelque méprise.
Le vent s’anime (sic !), s’humanise, crispé qu’il est, avec
l’archaïsme : aller + participe présent. ET le sens s’évapore ou se
multiplie. Certes, le vent sent la menthe et le thym, mais la construction induit
aussi qu’il se déplace pour aller respirer les fragrances de ces plantes
aromatiques, qui concerne aussi bien le goût que l’odorat ; ainsi nos
sens sont satisfaits : tactile avec crispé, visuel avec matin, auditif
avec vent ; avec des moyens raffinés, Verlaine nous offre pour finir un
final sous forme d’envol, comme le soulignent les 3 points de suspension. Il
achève par une pirouette qui renvoie aux oubliettes de la fabrique de littérature.
Sans nuance : «Et tout le reste», le jugement, non, la condamnation est
sans appel, «littérature» en perd son statut de nom pour finir en adjectif,
en un raccourci qui est une mise à
mort. Ne survit donc que le souvenir du vers, ce qui nous invite à revenir –
versus - au début du poème pour com-prendre comment Verlaine a pu ainsi l’évoquer,
lui donner non pas voix, mais musique…
Les
critères d’un art Poétique ne sont-ils pas sujets à caution dans ce poème ?
·
Ceci a bien l’apparence d’un Art poétique :
conseils ou injonctions ? (tout ce qui est énuméré ensuite peut donner
lieu à force renvois et citation du texte, pour ceux qui craignent d’être
mutiques à l’oral, ils ont ici de quoi s’occuper !)
-
phrases nominales jussives (en les
mettant au pinacle : avant tout chose !),
-
multiplication des éléments de
liaison ou de contrainte (pour cela !)
-
impératifs
-
exclamatives, donc jeu sur les affects.
-
Même les phrases déclaratives, une
lexicalisation de l’ordre : nous voulons, il faut.
-
Le mode subjonctif.
-
L’évidence des présentatifs, martelés
par l’anaphore.
-
La réitération de la proposition
centrale : «de la musique».
-
Impression aussi d’une complétude
absolue, vu la conjonction des contraires, cf. l’indécis au précis,
l’abondance en fait des oxymores.
-
Tout ceci est corroboré par le refus
d’autres écoles.
-
Notons que des exemples viennent
illustrer le propos (strophes 3, 8 et 9) qui se dégage donc, et par
affirmations et par dénégations/différenciations avec une séparation définitive,
tranchée pour conclure: «Et tout le reste».
-
Relève aussi de cet art le mélange
des niveaux de langue : archaïque, familier, relevé…
-
Avec un plan bien dégagé, comme on
l’attend de tout art poétique digne de ce nom, poésie didactique s’il en fût
: l’impair en 1 («avant tout chose») ; en 2 («aussi» : le choix
des mots, avec un exemple en strophe 3) ; une explication : «car»,
avec la nuance prônée. En 3 strophes ce qui est rejeté : Gautier et sa
«couleur» à la strophe 4, le XVIIIè et son «esprit» 5 ; le
classicisme, puis ses descendants directs : les parnassiens, en 6, le
travail formel de ces derniers dénoncé de façon virulente en 7. Reprise de
l’affirmation de 1 en strophe 8 ; réalisation de deux vers sur plusieurs
vers, ce qui préfigure la théorie mallarméenne sur le vers ; mise au
pinacle de ces réalisations par le dégagement sans ménagement des autres écoles,
en vrac : «tout le reste»
·
Mais
tout ce que nous avons développé en 3ème partie de la question 1
prouve à l’envi que nous ne sommes pas face à un système édicté, à un
montage intellectuel clef en main.
De la musique avant toute chose,
Et pour cela préfère l'Impair
Plus vague et plus soluble dans l'air,
Sans rien en lui qui pèse ou qui pose.
Il faut aussi que tu n'ailles point
Choisir tes mots sans quelque méprise
Rien de plus cher que la chanson grise
Où l'Indécis au Précis se joint.
C'est des beaux yeux derrière des voiles,
C'est le grand jour tremblant de midi,
C'est, par un ciel d'automne attiédi,
Le bleu fouillis des claires étoiles !
Car nous voulons la Nuance encor,
Pas la Couleur, rien que la nuance !
Oh ! la nuance seule fiance
Le rêve au rêve et la flûte au cor !
Fuis du plus loin la Pointe assassine,
L'Esprit cruel et le rire impur,
Qui font pleurer les yeux de l'Azur,
Et tout cet ail de basse cuisine !
Prends l'éloquence et tords-lui son cou !
Tu feras bien, en train d'énergie,
De rendre un peu la Rime assagie.
Si l'on n'y veille, elle ira jusqu'où ?
0 qui dira les torts de la Rime !
Quel enfant sourd ou quel nègre fou
Nous a forgé ce bijou d'un sou
Qui sonne creux et faux sous la lime ?
De la musique encore et toujours !
Que ton vers soit la chose envolée
Qu'on sent qui fuit d'une âme en allée
Vers d'autres cieux à d'autres amours.
Que ton vers soit la bonne aventure
Éparse au vent crispé du matin
Qui va fleurant la menthe et le thym...
Et tout le reste est littérature.