La
satire sociale dans Micromégas
I
la mise en coupe réglée des professions intellectuelles : philosophes,
mathématiciens, professeurs, artistes (sculpteurs, peintres), musiciens
Ø
Le
persiflage commence contre les mathématiciens en particulier les algébristes
avec une petite pique, en apposition : «gens toujours utiles au public»
dont l’outrance vire à l’antiphrase. De
plus, «Ils sont trop verbeux, comme l’atteste leur logorrhée, évoquée
par la période, dénoncée par la répétition, vitriolée par l’incise ultérieure :
«ils trouveront, dis-je,» Ici, comme la suite de l’histoire philosophique
l’attestera, Voltaire se fait l’avocat du Diable, puisque il déterminera
les mathématiques, au détriment de la métaphysique ou de la philosophie,
comme seules aptes à rendre compte de la réalité… Quoiqu’il en soit,
c’est l’esprit de système qui empêche la réflexion autonome et pertinente en
VI, 3 § : «les philosophes du vaisseau firent un système ; mais
quelque système qu’ils fissent, ils ne purent jamais deviner qui parlait».
Voltaire remet ainsi en cause la formation et la démarche des philosophes, même
des Lumières (suivez son regard : Rousseau et consorts par ex. ?). La
lâcheté de ces intellectuels – comme celle de Janotus de Bragmardo chez
Rabelais – est marquée par l’apposition : «un raisonneur de la
troupe, plus hardi que les autres»… Mais le chapitre VII, 3 remet les
pendules à l’heure ; passons sur la remarque ambiguë : «nous disséquons
des mouches», la suite est moins polémique et plus directe : «nous
sommes d’accord sur deux ou trois points que nous entendons (c’est-à-dire
comprenons), et nous nous disputons sur deux ou trois mille que nous
n’entendons point»… Les choses dont ils convenaient relèvent de
l’astronomie et de la physique, toutes sciences relevant des mathématiques…
Ø
Avec
un projectile dans le jardin de ceux qui affichent des prétentions
intellectuelles, au début de I, § 4 : «Quant à son esprit, c’est
l’un des plus cultivés que nous ayons».
La prétention des Jésuites à former la jeunesse est dépréciée par
la mention de l’habitude : cela n’a rien d’exceptionnel, et il
pourrait en être tout autrement : «selon la coutume». Dans le même
temps, il évoque leur main-mise absolue sur… l’univers?«au collège
des jésuites de sa planète». Notons que Voltaire garde toujours un chien de
sa chienne pour celui à qui il se sent supérieur, vu son propre génie
(pense-t-il), Pascal, cf. les Lettres philosophiques ou Lettres anglaises.
Une simple remarque suffit : la mention des sources «à ce que dit sa
sœur». Le plaisir rhétorique du chiasme («géomètre assez médiocre, et un
fort mauvais métaphysicien») ne doit pas tromper : l’attaque de
Voltaire contre Pascal est simplement insultante et n’a rien de convaincant :
elle est fausse, vu l’excellence des travaux mathématiques de Pascal,
particulièrement en géométrie avec son Traité sur les cycloïdes,
pour ne pas évoquer sa pascaline, sa machine à calculer reconnue comme un des
ancêtres de l’ordinateur. Et par son rejet méprisant des Pensées,
Voltaire confirme qu’il est un écrivain, et non un philosophe ;
d’ailleurs, au rebours de Rousseau, il n’a pas bâti un système… Plus
loin, d’ailleurs, car Pascal est une obsession chez Voltaire, en II, §1, les
réflexions des deux protagonistes sur la quête permanente des êtres vivants
reviennent à confirmer le divertissement au sens pascalien du terme. Voltaire
partagerait donc son point de vue ? Mais là où Pascal, dans l’optique
de son Apologie de la religion chrétienne dont les Pensées sont
l’embryon, proposait comme seule solution la Foi, Micromégas, lui, ne l’a
jamais vue à l’œuvre, même chez des êtres plus parfaits, surtout quand il
conclut : «J’arriverai peut-être un jour au pays où il ne manque rien ;
mais jusqu’à présent personne ne m’a donné de nouvelles positives de ce
pays-là». C’est donc bien que cette solution est fallacieuse, avec ou sans
abêtissement. CQFD.
La suffisance intellectuelle est curable, à une condition, évoquée par
Voltaire en fin de I, § 5 : «Comme le Sirien avait bon esprit, il comprit
bien vite…». En fait, les coups de patte sont fréquents, ainsi contre
Aristote, en I, § 4. «la forme substantielle des puces». Abondent les traits
décochés en passant, en fait contre les intellectuels ou affichés tels qui
passent à sa portée : le plaisir du bon mot l’emporte toujours
(Voltaire est de la veine des Ménage, Maréchal de Boufflers, Vauvenargues,
voire Chamfort). Il suffit de simples allusions aux succès du temps : «l’esprit
et le cœur», I, § 5, en italiques pour mieux référer au traité de Rollin.
(De la manière d’étudier et d’enseigner les belles-lettres par rapport
à l’esprit et au cœur, en 1728) Comme pour l’ouvrage de William Derham,
dans le même § (Théologie astronomique, ou Démonstration de l’existence
et des attributs de Dieu, par l’examen et la description des cieux enrichie
des figures). Voltaire en profite pour donner une leçon de méthodologie
scientifique : l’observation IN
SITU prime… : «Micromégas était sur les lieux, c’est un bon
observateur». Ceci est corroboré par le II, 1 : «après beaucoup de
raisonnements fort ingénieux et fort incertains, il en fallut revenir aux faits»
[Micromégas est bien dans le droit fil des Eléments de la
philosophie de Newton, en 1738, soit une année avant l’élaboration du
sujet du conte]. Les historiens – un des titres auxquels Voltaire aspirait (cf.
son Siècle de Louis XIV)– ne sont pas en reste : «je vais
raconter… sans y mettre du mien : ce qui n’est pas un petit effort pour
un historien» (dernière phrase de IV, litote virulente). Revient en leitmotiv
la nécessité pour les intellectuels d’en revenir aux faits, comme
l’atteste la réflexion désabusée en fin de V : «il se trompait sur
les apparences, : ce qui n’arrive que trop, soit qu’on se serve ou non
d’un microscope». Ce nécessaire retour au réel – critique récurrente
contre les chercheurs, supposés trop théoriques - est corroboré par tout le
§ 3, VII. Il suffit de voir «les choses dont ils convenaient».
Ø
Cyrano
de Bergerac échappe à la pointe de la flèche : même s’il n’est pas
mentionné, les moyens de transport utilisés en I, 5, par notre héros, «rayon
de soleil ou comète» relèvent de ses œuvres (Etats et empires du soleil,
le même : de la lune) ; est-ce dû à son obsession – présentée
par Rostand ! - de l’autonomie personnelle ? Les chercheurs de pure
souche sont aussi récompensés, début du § 2, III : «Comme l’a fort
bien deviné un illustre habitant de notre petit globe (toujours les périphrases
dépréciatives)», Huygens (1629 – 1695), auteur de Systema saturnium
en 1659, en latin, comme de juste dans les productions scientifiques de l’époque…
Même ceux qui ont droit à son admiration n’échappent pas à son
esprit satirique : IV, fin : «une volée de philosophes», avec la
remarque anodine, mais subtilement ambiguë : «faire des observations dont
personne ne s’était avisé jusqu’alors», ce alors que cette expédition même
suscita à Cirey un vif enthousiasme, et une ode de Voltaire : A
Messieurs de l’Académie des sciences. Ces braves philosophes s’avèrent
être des géomètres, et ne perdent pas le nord : là où les matelots
pensent à leur ventre : «prennent des tonneaux de vin», les géomètres
cherchent à sauver ce qui est le plus précieux pour eux : «quarts de
cercle, secteurs», certes, c’est touchant mais au moment où l’on se
demande ce que diable ces instruments viennent faire dans cette galère, ils
n’oublient pas – comme notre coquin salé, voire salace, de Voltaire - «les
filles laponnes», les deux jeunes filles que Maupertuis rapporta effectivement
de Laponie: l’allusion est directe, surtout avec le verbe : «prennent»,
ce que corrobore la suite, vu le comportement supposé du petit animal – Honni
soit qui mal y pense ?
Ø
Fontenelle
est battu en brèche, ici comme représentant des vulgarisateurs scientifiques
sans précision, qui enjolivent la réalité de leurs bavardages parasites… C’était
le cas pour ses Entretiens sur la pluralité des mondes ; cette
vulgarisation enrubannée (sic !) se retrouve dans l’ouvrage d’un
familier de Cirey, Algarotti, avec le Newtonianisme pour les dames.
Evidemment, les travaux de Voltaire sur Newton, ceux de Mme du Châtelet, avec
ses Institutions de physique s’inscrivent en faux par rapport à une
telle démarche. Donc, l’allusion en fin de I, § 5 à un secrétaire de l’Académie,
notre saturnien,
renvoie, pour le lecteur de l’époque, à un français plus connu :
Fontenelle, secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences pendant 40 ans
jusqu’à l’âge de 83 ans ; Ce dernier ne s’y est pas trompé, vu ses
efforts pour empêcher la parution à Paris de notre texte… Il est qualifié
d’«homme de beaucoup d’esprit», en fait sans génie, mais talentueux :
la suite est cruelle avec «qui n’avait à la vérité rien inventé, mais qui
rendait un fort bon compte des inventions des autres, et qui faisait
passablement de petits vers et de grands calculs». Ce grand est donc bien un
petit, avec le retournement en ritournelle, habituel dans cette œuvre. Ce qui
est très sarcastique, et très dépréciatif, - c’est d’ailleurs un nain,
mais il serait mal placé pour protester puisqu'il est un géant par rapport aux
mites que sont les humains - Fontenelle est tout de même l’auteur des Entretiens
sur la Pluralité des mondes
et de la lettre
sur les aveugles.
Nous le retrouverons d’abord, au début de II, § 1 où la charge
s’accentue : ici la satire sociale laisse la place au règlement de
compte : Voltaire se moque ouvertement, avec : «elle est comme une
assemblée de blondes et de brunes, dont les parures… - Eh ! qu’ai-je
à faire de vos brunes ?» de l’ouvrage précité de Fontenelle : Entretiens
sur la pluralité des mondes, où un dialogue entre une marquise et
l’auteur, lors du Premier soir, se tenait en ces termes :
«La beauté du jour est comme une beauté blonde qui a plus de brillant ;
mais la beauté de la nuit est une beauté brune qui est plus touchante. –
Vous êtes bien généreuse […] de donner cet avantage aux brunes, vous qui ne
l’êtes pas.» Il continue avec sa querelle de ménage, amenant à la rupture
en III. Avec les insultes fleuries : qui le connaît mieux que sa maîtresse ?
et la formule : «nos cinq lunes sont moins errantes que toi», prend tout
son piquant obscène, voire sa tête dans la lune, un lunatique. Fontenelle
devient un satellite en orbite : «notre anneau est moins changeant que toi»,
en un échange du symbole sexuel évident… et le détail domestique qui amuse :
«le philosophe l’embrassa, pleura avec elle, tout philosophe qu’il était»
(une telle remarque dût-elle déplaire à Rousseau, collu qu’il était pour
ses effusions lacrymales !) car philosopher c’est apprendre à mourir ;
la suite sombre dans le ridicule du comportement le plus commun, la quotidienneté
la plus plate : «et elle alla se consoler…», etc. le chapitre IV en
remet une couche : «qui jugeait quelquefois un peu trop vite», une
obsession chez Voltaire, début du § 2, en se moquant, comme dans la farce
de maître Patelin, des Mais accumulés ; vers la fin : «comme il
était grand raisonneur…», sous-entendu : petit esprit ; au détour
de la fin du Vème chapitre, une petite perfidie est censée rappeler
un mauvais souvenir à Fontenelle : sa surprise lors de ses ébats avec Mme
de Tencin par La Fresnais, avec le bon mot de Bolingbroke : «Ah, j’ai
pris la nature sur le fait» … Et nous retrouvons un de nos fils conducteurs,
notre Fontenelle, à la fin du chapitre VIIème, bon exemple de la
volonté de Voltaire de faire une com-position formellement stable malgré la
liberté que donne le conte, fidèle à la leçon de ses cours de rhétorique
chez les Jésuites ! faut-il conclure de son exclamation que Fontenelle
avait le tic d’une interjection suivie d’un je, avec une courte phrase
creuse ? En fait,
Ø
L’autocritique
est présente, en I, § 5 : «il ne put d’abord… se défendre de ce
sourire de supériorité qui échappe quelquefois aux plus sages», on n’est
jamais mieux servi que par soi-même…
Ø
Les
artistes y ont droit, en général, avec le début de I, §2 «tous nos
sculpteurs et tous nos peintres» d’où impression de pléthore, avec
l’indifférenciation induite, ces deux beaux-arts se devant, par définition
pour Voltaire, de respecter les proportions de la nature ! Une boutade sur
la musique de Lulli équivaut à un coup de poignard dans le dos, en I, § 5 :
«comme un musicien italien se met à rire de la musique de Lulli quand il vient
en France» avec son aboutissement en 1752, curieuse coïncidence temporelle
avec celle de l’édition princeps de Micromégas : la querelle des
Bouffons (du nom de la troupe italienne présentant la Serva Padrona de Pergolèse
à Paris…)
II
la critique du centre du pouvoir, au départ par la bande : au début, la
royauté n’est pas dénoncée en tant que telle, elle sera attaquée
frontalement au dernier chapitre :
Ø
D’emblée,
un jeu
de mots dans le premier paragraphe en une passe rapide. «nom qui convient
fort à tous les grands», sachant que micro signifie petit, et mégas grand en
grec, et qu’un des chapitres des Caractères de La Bruyère
s’intitule : les Grands. Qui doivent fort mal prendre l’insistance «convient
fort, tous, grands»=remarquables par leur petitesse, pour ceux qui ont la
majuscule ! Ils ne le sont donc que de nom). Une ambiguïté en V, 1 :
«je suis obligé de prier» (à chaque fois que Voltaire fait preuve d’une
politesse affectée, il y a anguille sous roche) «les importants de faire ici
une petite remarque avec moi». Certes, il s’agit des ceux qui sont grands
physiquement, mais il y a aussi la volonté de ravaler l’orgueil des nobles…
Ø
Notons
que certains souverains ont des états très petits, I, § 1, vu «la petite
fourmilière», un retour à la réalité peu plaisant pour eux… I, § 2 :
«les états de quelques souverains d’Allemagne ou d’Italie dont on peut
faire le tour en une demi-heure, comparés à l’empire de Turquie, de Moscovie
ou de la Chine»… Et non de la France ou de l’Angleterre, empires donc
moyens… Encore une pique en passant ! Voltaire fait fréquemment d’une
pierre deux coups !
Ø
L’irrespect
affiché, impertinent, est repris en écho par la restriction en structure
binaire en
début de I, 5ème § : «une cour qui n’était remplie que de
tracasseries et de petitesses» - une constance dans Micromégas, comme
l’attestent par ex. les petits et les grands calculs du saturnien -, et où
avoir les femmes de son côté (cf. fin du I, § 4) est nécessaire, mais
insuffisant pour éviter l’exil. Notre roturier garde toujours une petite dent
contre la morgue nobiliaire : nous n’en voulons pour preuve que la fausse
hypothèse : «peut-être ne daignerait-on pas vous regarder à ma cour»,
VI, 2 ; la suite prend tout son sel : «je ne méprise personne»…
Ø
Ceci
est bien facile, comme la constatation – amère ? – que la société
est opaque, par définition semble-t-il, Les informations sont faussées :
«les gazettes dirent que… mais on ne sait jamais dans ce monde le dessous des
cartes», en fin de IV (faut-il dans ce cas supposer qu’on ne connaîtra la vérité
qu’une fois mort ? Piètre consolation, dans le droit fil du relativisme
affiché dans Candide)
Ø
Coups
de pattes contre l’armée :
la ridiculisation de la haute taille des soldats prussiens en IV, 1 : «un
très petit chien de manchon (=chien minuscule servant de chauffe-main dans les
manches des dames) qui suivrait un capitaine des gardes du roi de Prusse» –
en kyrielle.
Plus polémique (sic !) : «ce qu’elles penseraient de ces
batailles qui nous ont valu deux villages qu’il a fallu rendre» (fin
du § 1 de V) ; Avec la remise en cause de la flagornerie militaire au
début du § 2 du même chapitre: Voltaire abhorre les matamores : «je ne
doute pas que si quelque capitaine des grands grenadiers lit jamais cet ouvrage»
(hypothèse apparemment farfelue, sous-entendu : tous des analphabètes),
«il ne hausse de deux grands pieds au moins les bonnets de sa troupe ;
mais je l’avertis qu’il aura beau faire, et que lui et les siens ne seront
jamais que des infiniment petits» – in cauda venenum ! Il achève donc
par l’insulte pascalienne. Le thème des guerres inutiles est récurrent, et
devient nettement plus virulent en VII, 1 : «il y a cent mille fous de
notre espèce, couverts de chapeaux, qui tuent cent mille autres animaux
couverts d’un turban, ou qui sont massacré par eux,» malgré le relativisme
affiché, misanthropique : «presque par toute la terre, c’est ainsi
qu’on en use de temps immémorial» - qui est épargné ? Les
habitants de l’Eldorado ? les conquêtes sont dépréciées, elles qui
font la gloire d’un Roy : «quelque tas de boue grand comme votre talon»…
(l’absurdité est totale) repris plus loin… en 2, La guerre fraîche et
joyeuse, en dentelles, laisse place à un tableau de charnier, un bilan des
pertes : «au bout de dix ans, il ne reste jamais la centième partie de
ces misérables… la faim, la fatigue ou l’intempérance (=ivrognes et
paillards) les emportent presque tous». De toute façon, ils ne sont que de
purs exécutants exécutés ; les responsables sont les ministres et leurs
secrétaires : «ces barbares sédentaires qui du fond de leur cabinet
ordonnent, dans le temps de leur digestion, le massacre d‘un million
d’hommes» (chiffre outrancier pour l’époque), L’alliance du trône et de
l’autel est brièvement mais efficacement dénoncé : «et qui ensuite en
font remercier Dieu solennellement» (=les Te DEUM, cf. Candide). Et tous
ces hommes se battent (le terme est mélioratif, vu ce qui précède), «s’égorgent»
plutôt pour de l’argent : «apparemment, vous ne tuez personne pour de
l’argent»…
Ø
le
terme de Roy est lui-même implicitement remis en cause en VII, fin de 1:
«un certain homme que l’on nomme Sultan ou à un autre» (l’indifférenciation
est cruelle !) «qu’on nomme» – c’est donc purement lexical, une
simple querelle de mots : toutes nos querelles sont langagières, disait
Montaigne !, «je ne sais pourquoi» (Insistance sur le fait que ce soit
inexpliqué, donc inexplicable puisque ce philosophe parle d’or), «César».
La suite fleure le crime de lèse-majesté : la périphrase, «l’animal
pour lequel ils s’égorgent» est bien un Roy, avec la distance entre lui et
ses sujets, transformés en «animaux», comme lui. L’orgueil, voire la
monarchie absolue – car ceci est mon droit, mon bon vouloir etc. a été
attaqué avant : «Ni l’un ni l’autre n’a jamais vu ni ne verra
jamais le petit coin de terre»… La charge s’accentue encore avec
l’attaque frontale contre les ministres, dépréciés en «barbares sédentaires»
en VII, 2, indifférents au sort des hommes : «ordonnent, dans le
temps de leur digestion, le massacre d’un million d’hommes».
Ø
Le
bilan est globalement négatif, ce qu’un des philosophes finit par avouer en
VII, 1 : «si l’on en excepte un petit nombre d’habitants fort peu
considérés» (les philosophes eux-mêmes), «tout le reste est un assemblage
de fous, de méchants et de malheureux» (il s’agit du clergé, de la noblesse
et du Tiers-état ?). Le symptôme le plus évident en étant les guerres
territoriales, le désir de conquête, la libido dominandi, dirait Pascal,
propre à l’être humain, d’après la constatation désabusée d’un
philosophe plus franc que les autres (VII, 1), cf. la fin des coups de patte
contre l’armée… Les hommes deviennent des bêtes fauves : «animaux,
tuent, massacrés», pour s’achever par un massacre général : «animaux
qui s’égorgent mutuellement», comme si le chapitre VII donnait le fin mot de
tout : le système social est aberrant, la guerre est absurde, vu son objet :
fétu, tas de boue… (et aux antipodes, en fait, de la morale enseignée par le
Christ - ce que j’ajoute car à cette époque, vu l’imprégnation religieuse
des esprits, c’est forcément l’idée qui venait ensuite à l’esprit du
lecteur), cf. le livre blanc à la fin, en épigone du trinch rabelaisien. Plus
loin, au § 2, un soupçon de misanthropie : «fourmilière d’assassins
ridicules».
III
attaque contre le clergé, avec prudence
Ø
puisque
après la pique contre les jésuites en I, § 4 («selon la coutume, au collège
des jésuites de sa planète», comme Voltaire l’a subi lui-même. Sans trop
s’en plaindre ; ce sont plutôt les jésuites qui se sont mordu les
doigts de l’efficacité de leur formation…)
Ø
en
tout éclectisme, Voltaire se moque d’un chef religieux musulman, un «muphti»,
croqué (I, § 4), en 2 adjectifs. «grand vétillard et fort ignorant», où
nous retrouvons les termes grand et fort de I, § 1 ; les chefs
d’accusation fleurent les procès inquisitoriaux : «propositions
suspectes, malsonnantes, téméraires, hérétiques, sentant l’hérésie»,
tous termes relevant du tribunal du Saint-Office où l’accumulation écrase
l’accusé, avec une gradation peu cohérente : on attendrait plutôt :
malsonnantes, suspectes, téméraires, sentant l’hérésie, avec la
condamnation, non en couperet, mais enflammée : hérétiques…; notons
que procès (évoqué par l’euphémique : «quelque affaire») gagné, le
muphti, sans doute fier de son succès judiciaire, se montre indifférent aux
moqueries dont il est l’objet… En fait, Voltaire connaît les chansons
pamphlétaires (cf. les Mazarinades), d’essence populaire, mais il est
conscient de leur manque d’impact immédiat, ce qui explique que le Pouvoir,
grâce à l’encadrement
de la population, via les forces de l’ordre et le clergé, soit
au-dessus de cela, ce que prouve la relative. «dont celui-ci ne s’embarrassa
guère» ; seule solution, comme Voltaire suite à son embastillement pour son
algarade avec le Comte de Rohan-Chabot. «moi, Monsieur, je commence mon nom,
vous, vous finissez le vôtre !» : «l’ordre de ne paraître
à la cour», d’être banni, une mort sociale pour les arrivistes...
Ø
La
fin du chapitre III privilégie les attaques anti-cléricales, d’abord contre
la mise à l’index et l’inquisition : «ils apprirent de fort beaux
secrets qui seraient sous presse sans messieurs les inquisiteurs» – le mépris
de la politesse affectée – «qui ont trouvé quelques propositions assez
dures» (allusions aux propositions luthériennes ?). La suite taxe au
moins un haut responsable du clergé («illustre», donc s’il y en a un, il y
en a d’autres) d’hypocrisie car il a gardé l’original dans sa bibliothèque,
et pour le protéger, et pour en profiter ; donc, l’église voit ses
membres les plus brillants y adhérer sans conviction profonde : «j’en
ai lu le manuscrit dans la bibliothèque de l’illustre archevêque de…, qui
m’a laissé voir ses livres avec cette générosité et cette bonté qu’on
se saurait assez louer». La flagornerie est ici inimitable, compte non tenu des
«enfants» de cet archevêque dûment évoqué dans les premières éditions
alors qu’il est tenu par le vœu de chasteté (or, des enfants…), et de
pauvreté (or, une bibliothèque…) Voltaire continue par une simple égratignure
contre le père Castel : «je sais bien que le père Castel écrira, et même
assez plaisamment» (le compliment qui tue, avec le dépréciatif : assez, du
genre : peut mieux faire dans les carnets trimestriels), «contre
l’existence de ces deux lunes. Mais je m’en rapporte à ceux qui raisonnent
par analogie», Ici, la seule crédible puisque, objectivement, nul n’a les
moyens de vérifier sur place ! Le père Castel est donc un pur idéologue,
dans le cadre d’une logique sans fondement autre que ses propres bases… Et
il termine par une flèche de Parthe, en l’excluant, implicitement et bien
benoîtement, de «ces bons philosophes-là»…
Ø
Une
petite moquerie : «l’aumônier du vaisseau récita les prières des
exorcismes», VI, 3.
Ø
On
peut ponctuer quelques dérives fleurant l’hérésie, donc la remise en cause
de la Foi au sens canonique du terme : VII, 1 : «Etre éternel», après
le «Ô Dieu» en apostrophe, de VI, 5, en une prière jaculatoire que l’on
avait déjà au § 2, VI. Dieu :
il y
aurait toute une recherche à faire sur Lui dans ce conte : par ex.
l’interjection figée : «à Dieu ne plaise» concernant Derham, en I ;
la mort est la loi universelle de la nature en II, 1, et nulle survie de l’âme
n’est évoquée à ce propos en II, 1 toujours : il s’agit de rendre
son corps aux éléments, en strict matérialisme épicurien, II, 2. Avouons que
la notion d’«auteur de la nature» est très floue: ce n’est de toute façon
pas le Dieu d’Amour,
personnel et révélé qu’est le Christ, ni son Père… Il s’agit du
grand Architecte : «les vues que le Créateur avait sur votre petite
habitation : j’admire en tout sa sagesse» ; II, 2, ce que confirme
la mention du terme : «proportions». «L’ouvrage de la Providence».
Cette dernière notion plus orthodoxe est aussitôt contrebalancée par la mise
sur le même plan de «Dieu, l’espace, la matière» etc. comme substances
essentiellement différentes… l’âme qui ne peut être logée dans la
baleine semble être simplement l’intelligence, en fin de IV. En début de VI,
il en est de même : «s’ils pensaient, ils auraient donc l’équivalent
d’une âme». Il y a de toute façon, constamment, le renvoi au réel tangible :
«il pouvait en toute sûreté croire», avec une insistance prégnante :
«qu’il est en effet des êtres», au début de VI, 6. Dans le droit fil de
cette distanciation, la présentation ridicule – question de couvre-chefs –
de la lutte contre l’expansion ottomane, politico-religieuse… Au reste,
l’attaque anti-religieuse, ou, au moins, contre la pratique sociale du
christianisme est évidente en fin de VII, 2 : les ministres avides de
sang en font ensuite «remercier Dieu solennellement»… Notons que le disciple
de Locke obtient l’aval de Voltaire dans le débat sur la nature de l’âme,
VII, 3 – 7 : «je révère la puissance éternelle». La suite dénie
tout fondement crédible à la théologie… d’où le coup de pied de l’âne
au thomiste de service car Voltaire termine par la mise au pilori du ridicule de
ce que le christianisme a produit de plus intellectuel… dans le dernier § de
VII