SALUT
Rien, cette écume, vierge
vers
A ne désigner que la
coupe;
Telle loin se noie une
troupe
De sirènes mainte à
l’envers.
Nous naviguons, ô mes
divers
Amis, moi déjà sur la
poupe
Vous l’avant fastueux
qui coupe
Le flot de foudres et
d’hivers;
Une ivresse belle
m’engage
Sans craindre même son
tangage
De porter debout ce salut
Solitude, récif, étoile
A n’importe ce qui valut
Le blanc souci de notre
toile.
De Stéphane Mallarmé.
1)
un poème de circonstance :
l’auteur a 51 ans et préside, à deux reprises, un des banquets de La
Plume où une centaine de gens de Lettres se réunit périodiquement. Ce
sonnet (cf. fiche !) paraît le 15 février 1893 et est prononcé en manière
de toast (d’ailleurs son premier titre !) à un de ces banquets. Mallarmé
le place au seuil de son recueil intitulé Poésies.
2)
En même temps ce poème est
conforme à la théorie poétique de Mallarmé ; c’est un poème
symbolique, comme l’a défini Moréas, dans le Figaro littéraire du 18
septembre 1886. D’après Mallarmé,
-
il
y a deux langages : à côté d’un langage courant, «d’universel
reportage», le poète crée un langage propre par lequel il s’agit de suggérer,
au-delà de la réalité particulière de chaque mot qu’il nie, l’idée
musicale et suave, la notion pure et ce, par la vertu du vers «qui, de
plusieurs vocables, refait un mot total, neuf, étranger
à la langue et comme incantatoire, un mot parfait, vaste, natif».
-
Il
faut retrouver en fait les
vertus de la langue primordiale (où le signifiant aurait correspondu au signifié,
en stricte terminologie saussurienne, cf. allitération et harmonie imitative)
par une sorte d’alchimie où, grâce au jeu de l’analogie et de la métaphore,
les mots peuvent reprendre l’initiative et suggérer vraiment une réalité
nouvelle, cf. en 1866 à Coppée : «dans le poème, les mots se reflètent
les uns les autres» ; de même dans crise
de vers (1892) : Ils s’allument de reflets réciproques comme une
virtuelle traînée de feu sur des pierreries». Donc il y aurait un signifiant
et plusieurs signifiés, voire la signification réside dans le signifiant lui-même,
la matière musicale (n’est-ce pas la raison pour laquelle Mallarmé a mérité
le surnom d’hermétique, sachant aussi qu’Hermès est le messager des Dieux ?)
-
Le
vers n’est qu’un élément d’une unité suprême qui est : «Le livre»
(cf. La Bible !) «l’unité de
mesure devient la page où, à partir du blanc – matérialisation du silence
– s’élabore l’œuvre sortant du néant».«Le livre» n’a jamais été
écrit par Mallarmé – trop ambitieux ? – et ses poésies sont pour lui
des préparations à ce Grand Œuvre, au sens alchimique du terme. Un extrait
peut-être : l’abscons Jamais un
coup de dés n’abolira le hasard.
Mouvement du texte : 1 Q :
le néant existant, 2 Q: le bateau des poètes, 1 T : distique :
l’ivresse, 2T (en fait, ici, 1 Q : le toast lui-même.
S’entremêlent de fait, de
façon quasi inextricable, dans e sonnet symboliste, 3 reflets qui se renvoient
les uns aux autres :
1)
le
toast lui-même au banquet des poètes, entendu en 1893
2)
le
bateau ivre : un voyage maritime
3)
la
création poétique
sur un rythme rapide
(octosyllabes), aux résonances musicales (1 rime suffisante [up], 2 rimes
riches [ver] 2 fois (cf. 2Q [iver] : léonine,[aly]1 fois, 2 rimes léonines
(angaj], [twal]) soulignant l’épanouissement joyeux d’une chère lie,
l’ivresse de la haute mer et l’effusion provoquée par le bonheur de créer
avec des mots.
A ) Ainsi en levant son verre, avec le mot du titre
qu’il profère : salut, l’émetteur commence par un : «rien»
paradoxal. Il attire ainsi l’attention, par ce que l’on prend pour une
antiphrase. Le déterminant démonstratif «cette» renvoie à la «coupe» (cf.
v. 2) qu’il tient en main et nous met la scène sous les yeux, l’écume étant
celle des bulles du champagne, le vers, par un jeu d’homophonie étant aussi
le verre vierge – comme le souligne l’identité sonore des initiales sur les
mots – non encore effleuré par les lèvres du buveur. Et c’est bien le cas,
si l’on ne désigne que la coupe, avec l’enjambement comme pour illustrer la
montée de la main. S’ensuit une comparaison entre les bulles qui remontent et
des sirènes. Cette nostalgie de la
femme (loin, absente, voire morte : se noie, multiple : «une troupe»),
fascinante par leur beauté et leur chant (sirènes) est d’autant plus étreignante
que mainte ont disparu comme telles :mainte à l’envers ; l’énallage
ici renforce cette impression de disparition, peut-être dû au milieu sans
doute essentiellement masculin de la salle du banquet. Ce que ce premier
quatrain avait d’impersonnel disparaît dans un «nous» collectif qui réunit
tous les commensaux, unis par la fraternité du banquet, malgré leurs
personnalités diverses, comme le souligne l’apostrophe aux convives et le
contre-rejet : ô mes divers amis». Le fait de se mettre au premier plan :
«moi» est une coquetterie ici, car le pronom personnel accentué est après la
césure ; le «déjà» montre
que le temps a passé trop vite – Mallarmé à 51 ans - avec la première
place au banquet qui devient la dernière. Poliment, il laisse la place aux
autres, avec un compliment : «Vous» au début du vers, une métaphore
valorisante : «fastueux», en diérèse, l’allitération en [v], et
l’harmonie vocalique qui leur donne finalement toute la place : ils se développent
en enjambement sur 2 vers, avec les deux gutturales sourdes claquant en rappel
à l’ordre. Les convives forment un groupe heureux, à l’abri aussi des
intempéries : nous sommes en février. Emporté par son enthousiasme,
voire l’ivresse due au groupe, à la convivialité – ce qui ne va pas sans
un déséquilibre physique, en un clin d’œil amusé aux effets de l’alcool
sur certains (comme dans les symposiums socratiques), le porteur de toast se lève :
il se montre accomplissant l’action, comme dans la phrase consacrée : je
lève mon verre etc., ici c’est : ce salut, qui renvoie au texte lui-même
du texte : il le porte à la solitude de chacun, dont la sienne, seul
debout, à la tête de la table ; le récif est celui d’une erreur d’élocution
– ou les problèmes de la vie – l’étoile étant ce que chacun poursuit
dans sa quête du bonheur. En fait l’important est d’être ensemble :
«à n’importe ce qui valut». Il achève en évoquant la nappe blanche, en un
superbe hypallage, comme pour pousser, après son toast (l’ancien titre de poésie),
les convives à passer à l’action : le repas, en forme ici d’agapes :
l’important étant d’être en commune union. Puisqu’ils sont tous embarqués
– non seulement au sens pascalien du terme mais aussi parce qu’ils sont
embarqués sur la même galère…
B ) Ce salut est aussi une invitation au voyage :sans
se laisser plonger dans d’absconses considérations sur le «rien» par
rapport au voyage, au sens du divertissement pascalien (?), il appert que,
d’emblée, la thématique maritime s’impose : «écume», présente
physiquement, concrétisée par le déterminant démonstratif: «cette», ce que
confirme un rapide survol du champ lexical de la mer : «se noie, sirènes,
naviguons, poupe, flot, tangage, récif, voile», pour les mots les plus courus
et les plus directement perceptibles. Notons que le champ d’exploration qui se
propose aux travailleurs de la mer est comme «vierge», et que le terme «coupe»
n’est pas sans écho avec : coupée, ouverture ménagée dans le flanc
d’un navire pour permettre à l’équipage d’y pénétrer ; un
personnage important est reçu «à la coupée». Ceci évoque, de façon
très évanescente, le fantasme des marins, en fait d'abord par allusion, puis
par la disparition - ce qui rend nostalgique ? : les sirènes; le poète cisèle
ici son texte: la comparaison n'est qu'un rapprochement possible et non une réalité
tangible: «telle» l’éloignement est révélateur: «loin», la noyade même
implique la disparition: «se noie», l'inadéquation de l'expression globale:
«Telles se noient des sirènes» laisse perplexe, le terme militaire «troupe»
pour cet ensemble de femmes-poissons semble peu pertinent, la syllepse :
mainte(s) accentue l'obscurité de l'ensemble; en fait, ceci se termine,
passons le jeu de mots, en queue de poissons : à l’envers. S’ensuit,
après cette forme de dénégation de l’image rêvée, la constatation
objective du voyage : tout le monde est embarqué : Nous naviguons,
(Nous en début de 2ème quatrain, au présent d'énonciation, très
vivant, avec le pronom personnel soulignant qu'une communauté, un groupe cohérent
est bien là, les commensaux) avec la diversité raciale des équipages, encore
maintenant. Comme un capitaine («mes»), Mallarmé est sur la «poupe» - on
imagine un trois-mâts, les autres forment figure de proue, en avant comme
l’adjectif «fastueux», et sa diérèse, en fin de vers. Les tempêtes
s’amoncellent, avec les fricatives évocatrices, et l’apparente incohérence
de l’image : «flots de
foudres» (feu St Helme ?) . De même, l’hiver se multiplie, en un rythme
angoissant :224. Le ciel se dégage rapidement, comme il arrive souvent sur
mer, c’est l’ivresse du voyage, avec l’harmonie des voyelles ouvertes, et
323, ainsi que l'abondance des e muets, plus la restriction voilée de la négation :
«sans craindre», en fait double vu le sens négatif de craindre, avec le «même»,
outrance personnelle de la part d’un sédentaire comme Mallarmé. Et notre
capitaine de se dresser, portant un porte-voix, comme le marquent les occlusives
dentales et labiales, «De porter debout ce salut» (323) pour saluer un autre
navire de haut-bord, avec le «ce» très vivant, induisant une mise en abîme?
La «Solitude» est bien celle de l’homme libre qui chérit la mer, le
«récif» est ce qui le menace en permanence de mort et l’«étoile» est sa
bonne étoile, mais aussi l’étoile polaire qui lui indique le nord. Notons
que, par obsession d'une expression linguistique correcte, nous avons affecté
d’un déterminant ces 3 noms: il n'en est rien chez Mallarmé, qui les
interpelle comme des personnes, comme des noms propres… Et notre marin de
jouir de son voyage en lui-même, quelle qu’en soit la raison scientifique, économique,
militaire : «n’importe ce qui valut le souci» qui passe de noir à «blanc»,
car tout ceci ne va pas sans fatigue…
C) Car cette voile, blanche par hypallage, est aussi la métaphore- angoissante pour Mallarmé, même si elle peut être source d’inspiration si l’on en croit Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui… - de la page blanche en attente, grosse de l’inspiration, source traditionnelle de toute poésie. Certes, le résultat n’est rien, pour qui vise plus haut… Et l’inspiration n’est rien sans le travail (cf. Baudelaire : «L’Art est long et le temps est court»…) On retrouve en fait dans ce texte l'angoisse de Mallarmé face à la page blanche et au silence: la couleur de l'écume, le vers non encore prononcé, non encore exprimé: vierge vers, avec sa forte allitération ; le vide s’induit ensuite de par la tournure hermétique de la restrictive ; en fait, le vers sert aussi à dégager un espace pour sa coupe, sa césure, une pause de silence. Et toute poésie n’est-elle pas dans cet espace libre, cf. les blancs de vers et de strophe, le refus de la justification, la place laissée ainsi à l’émotion de tout lecteur bénévole ? Ceci est corroboré par l’utilisation subtile des mots qui, loin de se référer à une réalité tangible, semblent nous en éloigner : une comparaison n’est qu’une approximation, et avant même que son objet soit précisément évoqué, ce dernier disparaît : loin, se noie. Les Sirènes, personnages mythiques, donc surnaturels, s’échappent, elles aussi, disparaissent, à peine mentionnées, d’abord en rejet, puis en retournement, en inversion tant syntaxique que sémantique. Notre créateur se trouve des épigones mais qui ne sont pas des alter ego : divers, avec le rejet : amis, mais tous embarqués sur la nef de la poésie : nous naviguons ; lui, prince des poètes, de par son âge aussi, déjà sur le château-arrière, la poupe, les autres (vous), le cénacle des jeunes poètes, voit s’ouvrir devant lui l’horizon non pas des ténèbres futures, comme dans les Bohémiens de Baudelaire, mais de la Création esthétique (avant fastueux) ; les fricatives en allitération soulignent que, par-delà les obstacles réitérés (cf.; les pluriels surprenant, tant pour foudre – on dit plutôt la foudre – que pour hivers puisque nous somme lors du seul hiver 1893), ils vont réussir, nonobstant la banquise bourgeoise, obstacle externe, et la difficulté de leurs projets (obstacle interne !). de fait, Mallarmé leur trace la route d’un possible : une ivresse belle, il se donne ainsi implicitement en exemple, non par orgueil (solitude, récif) mais pour montrer que cela est réalisable. Certes, l’inspiration ne va pas sans difficulté ni investissement cruel (sans craindre, avec le surenchérissement du : même), le vers tangue d’une rime à l’autre au risque de noyer son créateur dans sa propre folie créatrice, mais le toast a bel et bien lieu, la parole est ici performative : de porter debout ce (admirons le démonstratif bien venu) salut (cf. le titre de ce poème ! belle mise en abyme !!! ou en abysse, puisque nous sommes dans le milieu maritime). Le Créateur est solitaire, face à sa page blanche, qui le repousse comme un récif mais son idéal l’oriente : étoile en fin de vers. En fait en poésie, peu importe le sujet, c’est la tension, la chasse qui compte (et non la prise pour reprendre Pascal) : à n’importe ce qui valut. Reste ce désir farouche, éternellement insatisfait, de la perfection formelle : le blanc souci de notre toile (la page… le noir du souci étant celui de l’encre ?). Perfection incarnée ici par la régularité de ce sonnet, dont la seule exception est le rythme rapide, quasi enthousiaste - le dieu est en lui?, de l'octosyllabe au rebours du classique alexandrin, attendu dans un sonnet parfaitement conforme...