Introduction
Lecture
de : « Remords posthume »
Rappel
de la question
A
l’instar de Ronsard, Baudelaire dans ce poème convoque implicitement le «carpe
diem» horacien pour faire regretter à Jeanne Duval, «le serpent qui danse»,
de ne pas partager le même amour idéal. Il l’invoque, post mortem d’où le
titre. Le
remords encadre ce sonnet puisqu’il en clôt le dernier alexandrin. Baudelaire
pratique une esthétique du contraste : les deux premiers quatrains,
parfaitement réguliers, sont consacrés, en deux temporelles à l’initiale de
chaque strophe (lorsque – repris au début du vers 3, quand), à l’érection
du monument funéraire, les deux tercets irréguliers (rimes croisées puis une
rime plate pour finir) induisent la prosopopée du tombeau ; le dernier
vers, détaché, éveille la même terreur que les 3 derniers quatrains d’«une
charogne»… Nous sommes sensible ici au rapport subtil entre la sensualité
(I) et la mort... (II)
I)
Ce poème, qui évoque une jouissance, induite par la
relation directe du « tu » en quasi apostrophe initiale, passée, se
veut d’une profonde sensualité de par sa musique : les labiales délicates
du v. 1 (dorMiras, Ma Belle ténéBreuse), puis gutturales aux v. 3, surtout 4
(Qu’un Caveau pluvi/eux et Qu’une fosse Creuse), labiales au v. 5 (Pierre
oPPriMant ta Poitrine Peureuse), liquides au v. 13 (pLeuRent Les moRts), les échos
internes – ou assonances – entre la césure à l’hémistiche et la fin du
vers, v. 3, v. 4 cf. v. 5 son écho interne, v. 11, v. 12, les harmonies des
voyelles nasales des v. 9, à 11, v. 12 en a. L’architecture est raffinée :
« monument » de « marbre noir », seule couleur
explicitement mentionnée, mais qui se retrouve dans : « ténébreuse,
caveau pluvieux, nuits », voire : « flancs » et « peau »
puisque Jeanne Duval était métisse… La communion sexuelle est convoquée,
pour être mieux déniée : certes, il s’agit du dernier sommeil, par
euphémisme : « tu dormiras », « alcôve » pour le
cercueil, « manoir » qui retrouve son sens étymologique aussi
d’endroit où l’on reste, toute la périphrase du v. 11, on ne trouve qu’à
la fin le terme : « morts », et son effet : la corruption
de la chair, la putréfaction… Car le corps est bien présent avec les appâts
féminins auxquels est sensible Baudelaire : les seins (« poitrine
peureuse » : la palpitation du désir ?), le bassin (v. 6,
« flancs »), avec l’attraction éprouvée par le poète :
« charmant », sans oublier la langueur : « nonchaloir »
– soulignée par les liquides [r, l] et les [a]. corroborée par les deux tétramètres
(=rythme3/3//3/3) des vers 5 et 6. Le
« cœur » est au rendez-vous amoureux, en structure binaire,
conforme à la double postulation baudelairienne, entre le corps (« battre »)
et l’esprit (« vouloir »), cf. le rythme :du v. 7 :
4/2//2/4 ; les « pieds » (cf. le serpent qui danse : A te
voir marcher en cadence, Belle d’abandon) sont évoqués par le rythme :
3/3//2/4, avec la reprise : « courir
leur course » : la
polyptote est évidente… Ainsi que le comportement papillonnant, pour rester
poli, de Jeanne Duval : « aventureuse ». Mais la jouissance est
sujette à caution : le vertige du vide nous a pris dès le début du v ;
2 : «au fond», renforcé ensuite par la structure binaire en parallèle :
«caveau pluvi/eux» avec sa diérèse et «fosse creuse» ; la restriction
est très forte : «ne… que… et que» aux vers 3 et 4. Repris par «la
pierre»= la pierre tombale avec son singulier oppressant, «opprimant», «empêchera»
au début du vers 7, avec les 3 verbes d’action ainsi entravés. La jouissance
disparaît définitivement avec la répétition de « tombeau », au début
des vers 9 et 10, individualisé qu’il est par le premier article défini
« le » (le second « le » est de vérité générale,
gnomique), ce qui le rend d’autant plus tangible. Place au poète : «mon
rêve», ce que soulignent les voyelles nasales du v. 9, et son tétramètre 3/3//3/3.
Il est idéalisé au v. 10 par la généralisation : «le poète» et la
place de l’adverbe «toujours» antéposé. Le poète laisse un temps de
suspens, au v. 11 : « grandes » pour longues, avec l’insomnie :
« d’où le somme est banni « – qui le taraudait lui aussi :
il menace Jeanne du même malaise que lui-même subit… et il prend ainsi le
contre-pied de la définition banale de la mort : un long sommeil. Le
reproche à l’encontre de l’aimée est violent et insultant : non
seulement « courtisane », mais qui plus est « imparfaite » ;
même dans le mal, Jeanne est imparfaite… malgré le tétramètre du v. 12 !
Ce qu’elle ignore ? l’Amour (pressenti par le «rêve infini» du
v. 9) avec un grand A, qui est la réponse à : «ce que pleurent les morts»,
en fait la solution de cette périphrase empreinte d’émotion… La prosopopée
laisse, avec comme seule transition la rupture du tiret, la place derechef au poète,
qui provoque chez l’aimée, sans fard, l’horreur de devenir une charogne, répugnance
renforcée par la syndèse : «Et», le singulier dont «ver» est affecté,
et le trop direct : «ta peau», cf. le début du serpent qui danse. On
retrouve ici la même démarche que chez Ronsard, dans ses Sonnets
pour Hélène, II, 24, «Quand vous serez bien vieille au soir, à la
chandelle, Assise auprès du feu, dévidant et filant […] Vivez, si m’en
croyez, n’attendez à demain. Cueillez, dès aujourd’hui, les roses de la
vie.»
II)
Car notre amoureux est rempli de vindicte, de
haine : s’il tient tant à éveiller le remords chez un(e) mort(e),
c’est qu’elle a commis une faute dont elle est redevable (comptable,
responsable) car si une telle situation ne dépendait pas d’elle, ce seraient
de simples regrets…
Au
début, nous pensons à une déclaration d’amour : «belle ténébreuse»,
tournure ô combien baudelairienne, avec le «ma» de la possession, soulignée
par la volupté de la sensation esthétique : «monument construit en
marbre noir», d’une élégance raffinée Les
3 premiers vers de cette période (=longue phrase) sont en singulier contraste
avec le 4ème : à «alcôve et manoir» répondent «caveau»
dont la technicité est déniée par l’adjectif «pluvi/eux» et sa diérèse,
et le prosaïque : «fosse» qui le déprécie, lui-même suivi de
l’adjectif pléonastique, «creuse». Ne s’agit-il pas pour l’amoureux, déçu
dans sa passion, de montrer qu’il est pressé que le trou soit rempli ?
Le mépris est renforcé par les voyelles fermées de ce vers 4. Le poète se
complaît dans la souffrance infligée – même si un cadavre est réputé ne
rien ressentir ! - par delà la projection temporelle dans le futur,
c’est bien une perspective qui s’ouvre, un regard désirant dans le présent :
«assouplit». Et rien n’est épargné à Jeanne Duval, au milieu de ce cycle
qui lui est consacré, dans cette première section des Fleurs du mal : «la pierre», l’impact du participe :
«opprimant», avec un tétramètre étouffant. Et l’adjectif «peureuse»,
comme si les seins essayaient de se rétracter pour échapper à la pression de
la pierre tombale, en hypallage, insinue une angoisse profonde, car la beauté
de Jeanne – sorcière fascinante : charmant, avec l’archaïque «nonchaloir»,
comme incarnant l’élégance des dames du temps jadis –
le désir qu’éveillent ses « flancs » (ce terme renvoie à
son animalité dont Baudelaire était l’esclave, à son esprit défendant) est
condamnée d’emblée : un « cœur » qui ne bat plus est mort,
et les désirs de Jeanne ne pourront plus s’accomplir («vouloir»), elle sera
soumise à demeure et ne pourra plus «courir», en prostituée – ou péripatéticienne
– qu’elle était en fait… Ceci sera dit plus élégamment plus tard :
«courtisane». Notons que les déplacements de Jeanne échappent à sa volonté
propre : les pieds semblent ici avoir leur propre autonomie, ce que
souligne le pléonasme : « courir leur course ». À cette femme
libérée, Baudelaire, en homme du XIXème qui n’échappe pas à sa condition
ni à ses préjugés de mâle, promet le tombeau, deux fois. Les fricatives
(conFident de mon rêVe inFini) montrent que le monde de l’idéal lui est
destiné, à lui, non à elle : elle n’est pas concernée… alors
qu’elle devrait être sa confidente. L’aparté (cf. parenthèse) souligne la
mélancolie de Baudelaire, son spleen qui dépasse le mal du siècle romantique
–se délecter, non sans complaisance, de l’évanescence du monde. Les images
du tombeau abondent dans ce recueil d’ailleurs, cf. XXXVIII, un fantôme, I
les Ténèbres. Baudelaire menace ensuite l’aimée des mêmes souffrances que
lui : l’insomnie (v. 11), avec le démonstratif «ces» qui renvoie à
son expérience personnelle, avec le terme «banni» en fin de vers qui donne
une connotation médiévale à ce sonnet, comme le terme «somme», senti comme
vieux qui renvoie
à la réalité physiologique du sommeil. Le
texte relève alors du merveilleux (vulgairement, avant Todorov, on parlait
alors de fantastique) : anthropomorphisé, le tombeau prend la parole, mise
en valeur par le rejet, et le passage, par mépris, au voussoiement. La femme ne
va même pas au bout de sa turpitude ni ne sait s’assumer : « imparfaite »,
car il s’agit des Fleurs du mal et
non du Mal, de faire du beau avec le médiocre, le Guignon, l’Ennui : le
monde n’est plus enchanté. Le terme sert dénonce de façon virulente
l’absence d’idéal de la personne incriminée. Elle est pure ignorance,
brute : « n’avoir pas connu ». Le texte prend une tonalité
profondément macabre : «ce que pleurent les morts». L’oubli n’est
pas possible, pas de Léthé. Cet adynaton laisse place à la répulsion que
provoque la corruption des chairs post mortem. Le vers final du sonnet, attendu,
sidère par sa violence…… rythme frappant : 3/3//3/4 avec une pause en
fait avant l’indicateur de comparaison « comme ». Nous sommes
sensible musicalement à l’opposition entre consonnes sourdes (Ta Peau Comme)
et sonores (V/G)/nasales(M) ainsi que liquides (L/R): Le VeR RonGeRa… MMe
un ReMoRds… ainsi que les harmonies : rA
tA, Omme…