Site sur Réda :
http://membres.lycos.fr/jfduclos/nouv.htm
Jacques
Réda est né à Lunéville en 1929. Son cycle secondaire a été effectué
en partie au collège jésuite Saint-François de Sales à Évreux (les Jésuites
ont quitté cet établissement vers 1963, me semble-t-il : la Normandie
profonde était sans doute difficile à peaufiner – et le reste encore :
les résultats au brevet des collèges et au bac sont encore inférieurs aux
moyennes nationales (sniff)). C’est en préfigurant ces échecs que jacques Réda
commence, sans les finir, des études de droit ?
Ce
dernier a dirigé la Nouvelle
Revue française de 1987 à 1996. Salué comme l’un des meilleurs
poètes français contemporains, il est également l’auteur de récits en
prose et jazzophile. Ce membre du comité de lecture des éditions Gallimard en
a dirigé la collection « Le chemin ».Le Retour
au calme paraît, comme de juste, chez Gallimard en 1989.
Jacques
Réda, Retour au calme
La
bicyclette
Passant
dans la rue un dimanche à six heures, soudain,
Au
bout d’un corridor fermé de vitres en losange,
On
voit un torrent de soleil qui roule entre des branches
Et
se pulvérise à travers les feuilles d’un jardin,
Avec
des éclats palpitants au milieu du pavage
Et
des gouttes d’or — en suspens aux rayons d’un vélo.
C’est
un grand vélo noir, de proportions parfaites,
Qui
touche à peine au mur. Il a la grâce d’une bête
En
éveil dans sa fixité calme : c’est un oiseau.
La
rue est vide. Le jardin continue en silence
De
déverser à flots ce feu vert et doré qui danse
Pieds
nus, à petits pas légers sur le froid du carreau.
Parfois
un chien aboie ainsi qu’aux abords d’un village.
On
pense à des murs écroulés, à des bois, des étangs.
La
bicyclette vibre alors, on dirait qu’elle entend.
Et
voudrait-on s’en emparer, puisque rien ne l’entrave,
On
devine qu’avant d’avoir effleuré le guidon
Éblouissant,
on la verrait s’enlever d’un seul bond
À
travers le vitrage à demi noyé qui chancelle,
Et
lancer dans le feu du soir les grappes d’étincelles
Qui
font à présent de ses roues deux astres en fusion.
Comment
la métamorphose s’opère-t-elle ?
Le
terme grec lui-même est éclairant : il s’agit d’un changement de
forme, donc d’un
passage d’un état à un autre ; ceci induit bien sûr la mise en
place des circonstances précises, ne serait-ce que pour donner sa crédibilité
à un tel phénomène qui, sinon, relèverait du merveilleux, au sens de Stefan
Todorov. Elles sont amenées naturellement, de façon obvie : «Passant»
en début de récit ; l’accumulation des circonstants au sens grammatical
du terme, qui répondent aux vieilles questions de la rhétorique classique –
comme si Jacques Réda n’avait rien oublié de la leçon de ses Maîtres –
est renforcée par l’harmonie des nasales, la structure ternaire, le rythme
des éléments se raccourcissant légèrement sur des e muets, ce qui concourt
à mette en valeur le soudain qui éclate brutalement en fin de v. 1. Cette présence
instante de l’instant sera corroborée par l’anaphore des présentatifs :
«c’est» plus loin, le verbe : «continue» au v. 10, le «parfois» à
l’initiale du v. 13, le «alors» au milieu du v. 15, juste avant une pause
phono-sémantique.
Mais le flou (paradoxal, certes, et voulu ici) de l’ensemble fait déjà
affleurer l’impression de changement :
«Passant», en apposition à un «on», certes proche d’un gérondif,
mais aussi d’un passant, l’article défini «la», démenti par «un»… Le
regard s’éloigne : «Au bout d’un corridor», couloir classique dans
une maison bourgeoise, avec sa porte composée «de vitres en losange», le tout
en voyelles fermées, comme pour mieux se heurter à «fermé», juste au milieu
de ce vers de 14 syllabes, comme les autres d’ailleurs (sauf le 7 !).
Mais cette porte fermée, qui permet de donner au spectacle un cadre bien
strict,
régulé, n’est pas un obstacle pour le regard présent ; Ainsi,
l’acuité visuelle («on voit» en début de v. 3) avec laquelle Jacques Réda
opère dans sa présentation concrète des événements, donne à ce texte une
connotation fantastique. L’effet de lumière n’en est que plus aveuglant :
«soleil» au milieu du vers, même s’il est couchant comme le confirmera le
v. 20, et la scène s’anime alors qu’avant, tout n’était que
contemplation, avec le champ sémantique du mouvement, (illustré aussi par la
préposition : à travers) : roule, se pulvérise, éclats palpitants,
l’ensemble déroulant ses volutes sur une longue période qui n’entre pas
pour peu dans le processus de transformation. La métaphore filée de l’eau
nous entraîne comme un raz-de-marée poétique : «torrent, roule, gouttes
d’or – en suspens», lui-même souligné par le tiret cadratin, qui sera
repris, comme une virtuelle traînée de feu sur des pierreries, pour citer
Mallarmé, par : «étangs» en fin de v. 14, «noyé» en 19, «fusion»
qui transforme judicieusement le feu en liquide et permet la fusion (justement !)
des deux réseaux métaphoriques, comme pour mieux rendre tangible autant que
visible la métamorphose.
Comme
un tel résultat a-t-il été obtenu ? Un retour au début nous permettra
de comprendre… (ce pour te montrer que même si ta méthode est subjective,
elle se prête à une démonstration qui s’affirme – faute de mieux ?
– comme cohérente !). Se pulvérise implique une dispersion après
l’apparition : qui roule entre, dans un milieu naturel, qui l’accepte
sans rejet : branches, feuille, jardin, repris plus loin au v. 10. Cette
simplicité sans artifice est renforcée par le pavage, solide mais sans
raffinement, comme le village et l’aboiement d’un chien, ou le vitrage. Il
s’agit d’un milieu banal qui se prête aux reflets, au v. 5 (comme annonçant
la réflexion des vers 16-17, elle-même induisant le rêve) : la lumière
se disperse en éclats, les rayons du soleil se mêlent naturellement – car le
tiret cadratin souligne seulement la permanence de la contemplation d’un
observateur sans identité, ce qui permet au lecteur d’y participer – à
ceux d’un vélo. L’incongruité de cet objet commun, prosaïque, donc en
rupture en fin d’une telle description subtile des jeux de lumière du soleil
couchant (sujet ô combien éculé, comme le prouve à l’envi les photos
d’amateur) ne transparaît pas, avec justement ces glissements sémantiques,
suspens n’étant pas ans renvoyer aussi à suspension. Au reste, Réda nous
empêche tout rejet : il nous impose la présence de la bicyclette
d’abord par la reprise du terme, ensuite par le présentatif, et pour finir
par l’instauration, au premier tiers du texte, d’un
superbe alexandrin
bien frappé, avec la synérèse de : proportion, les monosyllabes
du début laissant place à cette appréciation esthétique, de type classique.
Il se permet même une plaisanterie ad usum paedagogi : en trichant, on
arrive à lire ce vers sur 14 syllabes au prix d’une diérèse sur [nu-ar].
Mais il impose sa présence sans lourdeur, comme l’indique la relative
suivante – avec l’assouplissement induit par les deux e muets amuïs,
en un quasi alexandrin, qui évolue en ondulations vocaliques, dont la
seconde acmé est la succession des 3 a, enveloppés de liquides, avec des
mesures sur 2, au moins jusqu’à : «grâce». Ce terme religieux (cf.
antérieurement «parfaites» : cette métamorphose, loin d’être
monstrueuse, se préfigure comme une épiphanie) devient le propre de
l’animalité, inférée par le définitif : «il a», suivi de
l’article défini, ce que reprendra le présentatif : «c’est», le
flou de l’article indéfini étant reprécisé par les deux expansions en
oxymore apparent – ce qui entre bien dans l’esprit d’une transformation,
naturelle vu le «calme» au centre du vers.
La série des asyndètes, trope propre à exprimer le passage immédiat
d’un
état à un autre, se poursuit sur une brève constatation, comme un
bilan indiscutable, d’une évidence frappante : un oiseau, en fin
de vers. La brutale rupture, par la phrase prosaïque : «la rue est
vide», claque en proclamation avec le report des accents sur la syllabe vi- et
implique comme un sursaut d’incrédulité : certes, le changement a eu
lieu, mais il paraît si obvie qu’on regarde autour de soi, car la réalité
visible : «c’est un oiseau», laisse incrédule. C’est que rien n’a
changé : «continue», avec un rythme 3x3, et la permanence des nasales :
le premier plan du tableau s’anime sous nos yeux, en 2 vers enjambés, et la
souplesse des fricatives [v,f,fv,f], des dentales [d,d,d], puis des labiales
sourdes, elles aussi initiales [p,p,p], le tout allié aux liquides
[r,l,r,r,l,r,l,r,r], comme lui-même en transfiguration : «flots/feu,
vert/doré, feu/froid», en sympathies inattendues, compte non tenu de la
contradiction entre la multiplication des reflets : «pieds/pas» et le
collectif singulier final : «carreau», en une anthropomorphisation que
nous osons qualifier de, sans craindre la redondance du terme : manifeste.
Comme l’est la lourdeur de notre justification, par rapport à la subtilité
simple (cf. «nus, petits, légers») du texte. Et le «froid» en syllepse
n’est pas sans rendre tout ceci sensible («déverser, flots, froid» à la
fin), visible («ce, vert, doré, danse, pieds nus»), audible («petits pas légers») :
le travail de l’artiste permet le plus grand naturel, sans artifice
perceptible…
Comme
naturellement, l’aboi d’un chien intervient : nous sommes passé de la
perception visuelle à l’audition, délicatement amené par les «pas légers»…
Cette manifestation sonore s’incarne par l’opposition, en harmonie
imitative, des voyelles ouvertes et fermées, avec aussi 2 fois la diphtongue :
[wa]. Avons-nous changé d’endroit, en un déplacement merveilleux ? Avec
le comparatif archaïque et très relevé, presque maniéré : «ainsi
qu’»aux abords. La réalité elle-même s’en trouve changée par notre
imaginaire ainsi interpellé : «on pense à des murs écroulés», comme
aux environs d’un
village, avec la nature de plus en plus sauvage, après l’évocation de
la destruction des habitations – ou des enclos, donc libération ? :
«bois, étangs» (encore le milieu liquide). Et l’engin, avec le technique :
«La bicyclette», en début de vers – nous sommes bien dans le réel -, après
le banal vélo de fin de vers 6, de réagir à ce qui s’avère un appel, ce,
sous nos yeux mêmes : «vibre alors», en une relation de cause à effet,
donc indubitable, et sous forme de retour au réel, après un court passage par
le rêve éveillé (Donc, ce vers 14 n’entre pas pour peu dans la crédibilité
que l’on accorde à cette métamorphose : cette évocation onirique sert
aussi de transition). La série d’hypothèses, soulignées
par la parataxe, évoque paradoxalement la réalité de la métamorphose ;
la vibration est en fait une réponse à une sensation, rapport d’effet à
cause, réaction à un stimulus, comportement étudié en biologie : nous
sommes donc face à un être vivant, et animé. La syndèse
«Et» vient surenchérir, car cet être est devenu désirable, comme
l’évoque l’intensité des nasales, tangible : «s’en emparer» au
centre du v. 16, présent vu le rythme 4/4//3/3, détaché, comme absolu, comme
le précise la double négation : «rien/entrave», cette liberté propre
à un être autonome s’illustrant par la longue période qui finit ce poème ;
certes, cela reste virtuel : «on devine», comme en suspens : «avant
d’avoir, on la verrait», mais ceci relève de la précaution oratoire, car,
ensuite, le mouvement est bien là : «s’enlever» après la césure, et
«lancer» en début de v. 20. La métaphore filée de l’animal laisse, après
l’expression d’un seul bond, place à deux novae, déjà annoncées par «éblouissant»
en rejet – ponctuons la présence discrète, mais permanente d’un
observateur, vu l’effet sur la vision (cf. v. 3, 14,15,16,17,18) : le
soleil, de reflets qu’il était sur le guidon (trivial, lui aussi, commun),
devient la matière même du vélo, qui, comme lui, traverse le verre (cf. v.
19), en un mélange des éléments premiers : air (s’enlever), terre
(vitrage), eau (noyé), feu, sans pour autant que la réalité commune soit
occultée : le vitrage est courant, mais sort lui aussi métamorphosé,
transfiguré par l’écriture : «à demi noyé», et lui aussi en
mouvement, comme celui des vers : «qui chancelle». Est-ce pour mieux
mettre en valeur, par contraste, le feu d’artifice final ? Au point de
concurrencer le soleil couchant : «dans le feu du soir», avec la précision
voulue des articles définis, toujours pour nous renvoyer à la réalité :
la métamorphose a lieu, hic et nunc, ici et maintenant (cf. le présent, «à
présent»), par la puissance du verbe poétique. Les effets se multiplient, vu
les pluriels, avec la surabondance généreuse d’une création : «grappes».
L’encadrement du vers final par : «qui font/fusion» permet
l’aboutissement du processus, ce par l’alchimie poétique : les «étincelles»
semblent se réunir pour une ultime illumination finale, pour renvoyer à la
simplicité rimbaldienne… Et Réda se permet même de forcer le trait :
il rapproche roues d’astres, pour, par cette proximité, ce
calque, nous imposer cette évidence ; certes, l’objet métamorphosé
garde trace de son passé, mais c’est pour mieux le transfigurer, en une
pentecôte matérialiste : deux astres en fusion.
Comment
l’ensemble des ressources poétique est-il mobilisé, convoqué (jeu de mots :
le poète est un porte-voix ! un VATES, «prophète», chez Virgile) pour
créer un effet de sérénité et d’harmonie ?
La
cohérence des réseaux lexicaux, en fait, l’entrelacement à effet polysémique
de plusieurs champs sémantiques (où les métaphores abondent : torrent,
roule, feu, etc.) n’entre pas pour peu dans l’effet de sérénité généré
par ce poème : passons sur le corridor (avec ses termes simples :
pavage, carreau, vitrage),
voire la ville (rue, puis diminutif affectif en village, voire murs écroulés,
car l’urbain laisse la place au rural), pour nous attarder sur le soleil
couchant (v. 3-6, 9-10, 18 : éblouissant, 19-21) qui finit par se
fusionner avec le vélo (d’abord en objet parfait 6-7, puis animé15-17, et
s’achevant en astres : 21) en passant par l’eau et différents éléments
naturels (jardin, bois, étangs), pour ne pas citer les 4 éléments (cf. partie
1) ! Tout ceci induit une impression d’apaisement dans la quiétude
d’un soir (d’automne ? vert et doré), car l’aboiement du chien n’a
rien que de naturel : ce n’est pas un cri d’alarme, mais d’habitude
(ainsi qu’aux abords) comme l’indique la comparaison. De fait, nous sommes
dans le cadre (sic !) de la vie ordinaire. Quoi de plus courant que ce
corridor, cette bicyclette. Cette rue n’a rien que de banal, c’est le monde
de la normalité, donc de la sérénité : rien de choquant, de blessant,
tout coule de source, sans effort forcené, au rebours des efforts physiques
intenses qu’impose l’utilisation d’un vélo, ce d’autant plus qu’il a
tout du vélo de course… Nonobstant, ce nonchaloir n’est pas le plus plat,
sauvé qu’il est de son insignifiance par la poésie de Réda !
Car
il rend cette métamorphose harmonieuse de par une versification très sûre,
voire sophistiquée (que dis-tu de cette transition ? Elle pue
l’artifice, certes, mais n’en existe pas moins !). Le poète commence
par une structure croisée où il joue sur les rimes et les assonances, puis une
rime flottante : «pavage», qui sera repris plus loin par : «village»,
en assonance avec : «entrave» ; le reste correspond à la structure
(classique malgré sa variation interne) initiale : embrassées, suivie de
deux embrassées mêlées intimement aux deux premières (o, èt, èt, o,
ans,ans,o), notre assonance, puis deux rimes plates, la dernière se fusionnant
(sic !) avec deux embrassées ; la reprise de cet écho subtil
participe à l’euphonie de l’ensemble, une impression d’accord parfait…
convoquée aussi par
les voyelles nasales alternant avec des voyelles ouvertes, en un effet
musical plein de douceur, corroboré par la valeur des rimes suffisantes ou
pauvres, avec une seule riche, le [sel] de la (presque !) fin… le rythme
n’est pas de reste : des vers de 14 syllabes, sauf – et pour cause,
nous l’avons vu ci-dessus – le v. 7, alexandrin en 3/3//4/2 avec sa diérèse
très marquée… , avec des césures en balancement régulier, des mesures
habituellement de 3 ou 4 syllabes, contribuant à l’équilibre de
l’ensemble, où les phrases rapides, courtes, descriptives, quasi prosaïques,
alternent de façon équilibrée avec des longues périodes qui déroulent leurs
volutes : toujours cette idée de courbe infinie, de cycle sans fin induits
par le… vélo ! Cette adéquation entre cet objet et les moyens utilisés
pour lui donner vie explique pourquoi ce poème – relevant pourtant du
fantastique au sens de Todorov – est empreint d’une sérénité
rassurante…
Nous n’oublierons pas non plus les sonorités très travaillées des
vers : ainsi l’harmonie des nasales du v. 1, les voyelles fermées du v2,
etc. de même pour les allitérations : liquides au v. 3,
fricatives du v. 4, etc. les exemples abondent et ce serait te faire
injure que de développer ce point : c’est même si évident que j’en
deviens insultant, en insistant ainsi, non ?
Bref,
ce texte respire la tranquillité, voire la quiétude, et nous trouvons son équivalent
en prose avec le texte de Philippe Delerm, la Dynamo, dans La première gorgée
de bière et autres plaisirs minuscules,
L’Arpenteur, 1997
Ce
petit frôlement qui freine et frotte en ronronnant contre la roue. Il y avait
si longtemps que l’on n’avait plus fait de bicyclette entre chien et loup !
Une voiture est passée en klaxonnant, alors on a retrouvé ce vieux geste :
se pencher en arrière, la main gauche ballante, et appuyer sur le
bouton-poussoir – à distance des rayons, bien sûr. Bonheur de déclencher
cet assentiment docile de la petite bouteille de lait qui s’incline contre la
roue. Le mince faisceau du phare fait aussitôt la nuit toute bleue. Mais
c’est la musique qui compte. Le petit frr frr rassurant semble n’avoir
jamais cessé. On devient sa propre centrale électrique, à pédalées rondes.
Ce n’est pas le frottement du garde-boue qui se déplace. Non, l’adhérence
caoutchoutée du pneu au bouchon rainuré de la dynamo donne moins la sensation
d’une entrave que celle d’un engourdissement bénéfique. La campagne
alentour s’endort sous la vibration régulière.
Remontent alors des matinées d’enfance, la route de l’école avec le
souvenir des doigts glacés. Des soirs d’été où on allait chercher le lait
à la ferme voisine – en contrepoint le bringuebalement de la boîte de métal
dont la petite chaîne danse. Des aubes en partance de pêche, avec derrière
soi une maison qui dort et les cannes de bambou légèrement entrechoquées. La
dynamo ouvre toujours le chemin d’une liberté à déguster dans le presque
gris, le pas tout à fait mauve. C’est fait pour pédaler tout doux, tout
sage, attentif au déroulement du mécanisme pneumatique. Sur fond de dynamo, on
se déplace rond à la cadence d’un moteur de vent qui mouline avec l’air de
rien des routes de mémoire.
Comment
Delerm, en s’appuyant sur les notations sensorielles et sur les images, recrée
un
monde magique ?
D’emblée,
nos sens auditif et tactile sont touchés (via les fricatives à l’initiale
des 3 mots essentiels, les liquides abondantes, et les nasales évocatrices), le
frôlement incarné par le truchement du démonstratif, et l’évidence, comme
hors du temps, de la phrase nominale qui permet de partager naturellement les
impressions de l’émetteur, discret (cf. les «on» ultérieurs), comme le
conteur des récits fabuleux, ce pour mieux nous introduire dans un monde
magique, car le terme «ronronnant» implique la présence d’une vie animale
autonome qui participe à cet effet ; le cadre de l’anecdote, grâce au
retour en arrière du présentatif : «il y avait», est bien précisé :
«fait de la bicyclette», à une heure elle aussi mystérieuse, «entre chien
et loup», image rurale qui participe à l’épaisseur temporelle du texte cf.
«vieux geste»), où les périodes se mêleront (cf. le deuxième paragraphe),
clarté propice à la rêverie (cf. fin du texte : «routes de mémoire»),
à l’évocation des souvenirs, et à leur retour, comme vivifiés, dans notre
présent, ce qui ne va pas sans quelque regret, avec l’intensif : «si»…
un bref retour au passé proche : «est passée, on a retrouvé» et la
phrase nominale suivante permet de se retrouver naturellement, sans rupture –
comme attendu dans un instant, qui perdure, de bonheur – au sein de
l’anecdote : «le faisceau fait», avec sa révélation étonnante, comme
une épiphanie : «toute bleue»… Les notations temporelles qui scandent
le texte soulignent cette complicité : «alors, aussitôt, jamais», dans
ce texte qui nous ensorcelle, en nous mêlant intimement à cette expérience,
en la revivant avec le narrateur, et sa focalisation interne. Avec une
impression d’éternel retour : «on n’avait plus, re-trouvé, n’avoir
jamais cessé, re-montent, des matinées, des soirs, des aubes, toujours…»
Abondent les notations concrètes : le mouvement du corps pour allumer, et
la prudence qui y est inhérente, par crainte de le mettre les doigts dans les
rayons, ce que souligne le complice : «bien sûr«, communion avec
l’engin que corrobore l’adjectif : «docile», voire le terme
assentiment qui induit la présence d’une volonté positive, le tout sans
difficulté aucune, vu le réfléchi : «qui s’incline» (cf. plus loin :
«rassurant», «pédalées rondes» – deux fois cet adjectif, plus loin :
on se déplace rond, marqué par la syllepse, donc tout en souplesse,
participant ainsi au charme de ce texte. La complicité avec le crépuscule est
totale, avec un côté quasi surnaturel qui ne nous échappe pas… Même la métaphore :
«la petite bouteille de lait» nous renvoie à ce passé révolu que nous
revivons. Comment ne pas penser à la célèbre petite madeleine de Proust, où
la réminiscence s’opérait par le goût, alors qu’ici il s’agit de l’ouïe
et de la vue, voire du toucher… Mais le spécialiste de la littérature française
qu’est P. Delerm, ce professeur de français en collège, n’a pas pu ne pas
y penser, ce en quoi aussi ce texte est envoûtant ! Et tout se transforme,
comme par enchantement : le jaune opère la métamorphose de la nuit qui
devient toute bleue (cf. ensuite le presque gris, pas tout à fait mauve), en
une immédiateté : «aussitôt» qui renforce l’efficacité du sortilège
utilisé, Delerm insiste sur l’importance de l’audition dans cette opération
mystérieuse : «C’est la musique», en un présentatif indubitable, ce
corroboreront ensuite les deux dénégations : «Ce n’est pas», puis en
début de phrase : «Non», le tout comme s’il agissait d’une formule
magique qui frappe par ses onomatopées, avec en écho le frr frr, sans
l’utilisation de moyens fantastiques (petit, petite, mince, petit, petite, légères,
presque, pas tout à fait, l’air de rien – où nous retrouvons la notation
musicale), il s’agit bien d’un enchantement, non d’un événement
extraordinaire. La synesthésie : toucher/ouïe/vue opère sans rupture :
le frr est aussi bien d’ordre tactile qu’auditif, quand, naturellement, la
centrale électrique est d’ordre visuel et auditif. L’être humain devient
producteur d’électricité, de lumière, un Lucifer, au sens étymologique du
terme, mais ici un bon
petit diable. Delerm ose même un néologisme, et un raccourci saisissant :
«pédalées rondes». Un bref renvoi à la réalité, pour mieux la dénier,
souligne par contraste combien l’enchantement est prégnant : le réel
est là (freine, bicyclette, klaxonnant, main gauche, bouton-poussoir, rayons,
roue, faisceau, phare, centrale électrique, garde-boue qui se déplace,
caoutchoutée – avec l ‘erreur volontaire d’adhésion, qui implique
volonté, au liue du physique, technique et attendu : adhérence _ du pneu,
rainuré, boîte de métal, maison, cannes de bambou, dynamo pour la deuxième
fois, avant la troisième, mécanisme pneumatique – à double sens, puisque désignant
la centrale, mais aussi bien le souffle du coureur, voire la source
d’inspiration elle-même…), transfiguré : bonheur, assentiment, adhésion,
engourdissement bénéfique, avec son impact sur le monde : la campagne
s’endort, avec la cause de ce phénomène (au sens étymologique du terme) :
la vibration régulière ; il y a là une osmose qui est de l’orde du
magique…
Ce
premier paragraphe nous amène comme naturellement au retour des jours
d’antan, et Delerm a ainsi ressourcé, comme recréé un lieu commun, ô
combien éculé : le bon vieux temps, la pérennité de ce topos étant
attestée par exemple par un rondeau de Marot : de l’amour du siècle
antique…Après l’évocation de l’environnement : «alentour»,
plongée dans le for intérieur, au rythme des coups de pédale, comme scandés
par les phrases qui s’enchaînent en remontées du passé pour amener une réflexion
personnelle, mais généralisée, rendue naturelle par la dynamo : «ouvre
toujours le chemin d’une liberté» (allusion à Sartre, avec sa trilogie :
les chemins de la Liberté ?) et s’achever, après une phrase en palier,
sur la métaphore d’un moulin en route… N’oublions pas le passage, via les
phrases nominales, d’un imparfait de répétition : «on allait» à un
présent touchant où l’expérience est revécue : «danse, dort», par
le truchement des notations sensorielles, encore et toujours : «doigts
glacés», le chemin de l’école n’étant pénible qu’en période de
froid, surtout le matin. De même, à une époque où le lait UHT n’encombrait
pas les épiceries de campagne, la quête du lait, le tout marqué du sceau de
la réalité : par delà les années, le souvenir est resté, avec ses
notations les plus anecdotiques : qui, parmi les gens de cette génération,
n’a pas joué avec le cliquetis de la
chaînette retentant le couvercle de la boîte au lait, elle-même
bringuebalant ? Car on l’accrochait au guidon, et non à l’arrière,
non pas faute de tendeur, mais pour éviter qu’un cahot ne fasse sauter le
couvercle et qu’ainsi le liquide, précieux pour le petit-déjeuner du
lendemain, ne se répande. Les notations sonores abondent, comme le souligne le
subtil «contrepoint» ; visuel que l’effet d’aller [de projection («en
partance de pêche», encore un raccourci pour : quand on partait pour la pêche :
Delerm privilégiant ici l’impression, et non la description, puisque les
autres notations y suppléent ailleurs amplement )] et retour : «derrière
soi une maison qui dort», avec l’audition de l’entrechoquement des cannes.
«Déguster» vient compléter les notations sensorielles, en synesthésie
encore : «gris/mauve», en fusion («c’est fait pour») avec le tactile :
«doux», mis en exergue par le parallélisme de la construction et l’anaphore
de «tout», repris par les dentales sourdes d’«attentif», la complicité étant
induite par l’expression à double sens : «c’est fait pour». Le
paysage a disparu, la dynamo sert de musique de fond (fond, air !) le
rythme est régulier : cadence, la métaphore filée : moteur de vent
qui mouline, sans difficulté (se réfléchi, rond), l’air de rien, la route
s’est transformée magiquement en chemin de mémoire, constatation devenue
indubitable, absolument convaincante, vu les exemples abondants antérieurs ;
nous retrouvons ainsi un plan cohérent, qui a été suivi imperturbablement,
comme sans y penser… mais il est bien là, sans obérer en rien le charme de
ce passage…
Comment
Delerm donne-t-il à cet objet banal une dimension poétique ?
Car
il y a bien passage : Delerm donne à un objet courant, commun, d’une
banalité plate, une dimension poétique… il mélange à l’envi les
registres : ainsi, «freine» est technique (cf. partie 1, avec le relevé
de tous les termes concrets renvoyant au vélo), «frotte» est ambivalent, «ronronnant»
est nettement ici lyrique ; le rapprochement : «bicyclette» et «chien
et loup» est inattendu, et cette distorsion subtile entre le mot concret et
cette métaphore paysanne se résout dans l’effusion poétique, comme nous étreint
la complicité établie par : «on a retrouvé ce vieux geste» ; la
précision dans la description des mouvements, quasi clinique, permet au déplacement
en vélo, le soir, de s’opérer : nous sommes en selle, et ce n’est pas
la remarque prudente, comme amusée, du «bien sûr» qui nous démentira.
Effusion poétique, quasi soupir de plaisir que le bonheur qui éclate au début
de la phrase suivante, comme absolu, vu son absence d’article, la tonalité poétique
du texte étant renforcée par la métaphore de la bouteille qui s’incline
comme en révérence contre le prosaïque : la roue… Il y a là un délicat
et précis mélange des registres, revivifiant les expériences les plus
communes, ce avec les moyens les plus simples en apparence, puisque Delerm nous
fait revivre sans mièvrerie notre surprise enfantine quand la brusque
apparition de la lumière changeait la couleur ambiante ! Et il se permet même
de dénier l’importance de cette notation, non sans humour : «Mais
c’est la musique qui compte», avec une relative qui renvoie au langage puéril,
comme le marque l’expression suivante : «le petit frr frr». On passe à
la notation technique, voire scientifique : «centrale électrique», puis
une expression poétique : «en pédalées rondes»… Retour à la banalité :
garde-boue, comme attendu, car trop souvent excentré, donc frottant contre la
jante… Une telle précision nous portant à penser qu’un tel texte ne peut
être apprécié que par des, au minimum quadra en 1997 (cf. la quête du
lait)… Et le tout à l’avenant, même si nous notons pour mémoire la fusion
des périodes de la vie : enfance, adolescence avec la pêche à l’aube,
des heures : matinées, soirs, aubes, des saisons : doigts glacés,
etc. avec le mélange des expressions rapides, familières : «se déplace
rond», les expressions franchement poétiques : «le chemin d’une liberté»
à déguster, suivi des : «routes de mémoire»
C’est
ce que le texte de Delerm nous a permis de parcourir, en nous renvoyant à nos
sensations passées pour mieux nous les faire revivre par la grâce d’images
prises sur le vif ; ainsi se recrée un monde magique, celui de notre
enfance, ce qui renvoie bien au sens de poétique, création, par l’élégance
et le choix des expressions : Delerm lui donne la parole.