Je ne sçay comment je
dure,
Car mon dolent cuer
font d’yre
Et plaindre n’oze, ne
dire
Ma douloureuse aventure.
Ma dolente vie obscure,
Rien, fors la mort ne désire;
Je ne sais comment je
dure.
Et me faut, par
couverture,
Chanter que mon cœur
soupire
Et faire semblant de rire;
Mais Dieu sait ce que
j’endure.
Je ne sais comment je
dure.
Je
ne sais comment je dure,
Car
mon dolent cœur fond d’ire
fond de chagrin
Et
plaindre n’ose, ni dire
Ma
douloureuse aventure.
Ma
dolente vie obscure,
sombre, triste
Rien,
fors la mort ne désire;
excepté
Je
ne sais comment je dure.
Et
me faut, par couverture,
en
dissimulant
Chanter
que mon cœur soupire
Et
faire semblant de rire;
Mais
Dieu sait ce que j’endure.
Je
ne sais comment je dure.
sçay = graphie évoquant l’étymologie latine: SCIRE, cf. science;avec cédille pour le son [s];
Cuer=prononciation
en diphtongue; la graphie cœur permet de réintroduire le O latin, cf. cordial
N’oze:
graphie possible d’un [s] intervocalique, donc sonore; cf. la graphie «s»
pour douloureuse au v. suivant, ce qui nous prouve que l’orthographe n’a pas
encore de règles figées en fin XVIè. Ne= ni en fr. moderne (=et+ne… pas,
avec négation antérieure)
Riens:
graphie possible car influence de l’étymologie latine: RES.
Fault=
double graphie du l, vocalisé en u dans: il faut < il falt.
Que:
l’antécédent neutre «ce» est ici facultatif cf. v. 10 ! Comme en latin.
Dieux:
x < abréviation du US latin, présent dans DEUS.
introduction:
Christine de Pisan (1365 – 1431), fille d’un astrologue italien venu se
mettre au service de Charles V, fut mariée à un secrétaire du roi à 15 ans;
veuve 10 ans plus tard, elle doit lutter pour garder pied; protégée des
grands, elle s’attaque à tous les genres à la mode, dont le rondeau. Puis se
lancera dans la rédaction d’œuvres très travaillées, intéressantes par
leurs recherches formelles. Mais nous sommes plus sensible au charme (cf.
latin:CARMINA, les vers) des vers lyriques que lui inspire son drame personnel
I)
Un texte lyrique:
Car
vécu, ce au présent, bien marqué, cf. texte qui nous fait partager de
plain-pied l’état d’esprit de la poétesse, voire y participer, en commune
union.
Les
sentiments personnels sont convoqués vu la présence constante de la première
personne: sujet quand il s’agit de verbes d’état: «je dure»; «je
ne sais» contredirait cette constatation ? Mais la connaissance, active,
est niée ici; la première personne s’avère en déterminant sinon;
serait-elle sujet du seul verbe d’action: chanter, mais le «me» est un
sujet... indirect puisque le sujet de la principale est un infinitif; il
s’agit donc d’un ressenti…
Cette
émotion (étymologiquement : mouvement hors de soi, cela sort) est palpable
ici: d’abord de par la forme même du rondeau: le retour du refrain induit un
effet de durée, de sentiment qui perdure. Elle est rendue prégnante par le
rythme saccadé de l’heptasyllabe, vers rare en français, soutenue par la résonance
des e muets, constants dans ces rimes féminines, au rebours de la règle quasi
absolue dans les vers à forme fixe de l’alternance des rimes féminines et
masculines.
La redite elle-même du mot central: cœur, souligne cette émotion, avec une économie de moyens rare: il n'y a aucun effet amphigourique ou superfétatoire. Les sonorités sur l’ensemble de cette courte pièce sont très fermées, et participent à l’effet d’étouffement généré par la musique subtile de ce rondeau.
L’émotion
s’exprime aussi par une pseudo période qui se déroulerait
sur 4 vers au début ; en fait, le poème se déroule de façon hachée,
en courtes saccades empreintes de sanglots, renforcé par le lamento: «je ne
sais comment je dure», le dernier étant final. Notons que la première strophe
est très marquée par des syndèses (deux fois en début de vers: Car, Et); de
même, la fin du vers 4 rebondit, par le parallélisme, comme en écho, avec le
v. 5 ; la phrase suivante est en asyndète: derechef, le 3ème couplet est
en syndèse: Attaque brutale du: Et (8), comme en cascade: Et (10), puis Mais
(11); les segments de phrase sont en mode binaire, c’est un balancement
fascinant : font d‘yre et plaindre n‘oze; plaindre ne dire; dolente…
obscure encadrant la vie, le balancement vie/mort; chanter, faire semblant; le
ressassement: je ne sais, avec Dieu qui, lui, voit le fond du cœur, oui, tout
ceci incarne bien l’état d’émotion, comme le retour des mêmes rimes:
savantes d’abord, avec l’effet d’assonance de dure et d’yre, lui-même
en rime subtile avec: dire, l‘alliance du plus simple avec le plus raffiné…
Ce travail répond en fait à l‘émotion, avec les rimes suffisantes, voire
plus (dure/ture, comme repris au 3ème couplet).
II)
Tout ceci nous étreint, nous fait partager le deuil de Christine de Pisan. Mais
ce que ce texte pourrait avoir d’autobiographique, avec sa souffrance
personnelle extrême (quand elle a perdu son mari à 25 ans après 10 ans de
mariage, à une époque où une femme seule avec ses enfants doit lutter pour
faire vivre sa famille, car socialement condamnée si elle ne se remarie pas)
est transcendé par la poésie, ce qui la rend élégiaque:
Avec
l’effet lancinant du refrain. Ce texte est au-delà du regret: il y a
l’acceptation de l’inéluctable, et sa méditation, l’impossibilité, vécue,
d’autre chose: Riens au début du v. 6
Reste
la douleur, en polyptote: dolent en adjectif, douloureuse ensuite, dolente
derechef… avec la persistance de la conscience: Je, deux fois (1), mon (2), Ma
(4,5), Je deux fois (7), me (8), mon (9, cf. 2), comme en encadrement, en
reprise de la souffrance, Je (11°, je deux fois dans le rentrement. Il s’agit
bien d’une personne au cœur torturé (cf. endure en fin de vers 11),
inconsolable, vu l’expression lexicale de la douleur: ire, plaindre, en prétérition
au v. 4. Il n’est pas jusqu’au hasard qui ne participe à sa destinée
tragique: aventure
Le
vers est chant, alors que son cœur soupire (cf. les harmonies imitatives, ainsi
que le jeu de correspondances (comme les échos en glas des rimes, sans cesse répétées,
comme l’évidence de l’absence) entre des occlusives souvent sourdes et les
fricatives ou sifflantes comme si
son texte était au-delà des mots: la souffrance est indicible: Dieu sait ce
que j’endure, avec l’implicite, amenée, comme en lapsus psychanalytique,
par le «dire» de la rime avec un «dure» antérieure, avec un effet
d’assonance assuré: je ne sais comment le dire. L’effort pour le dire est
marqué par l’abondance des marques de coordination, avec des effets
de syndèse, à la présence étouffante, angoissante: Car, Et (initiales
de vers). Et derechef en syndèse (v. 8), repris en 10, avec le «Mais», comme
un cri éclatant avec écho (sait) au v. 11. Se dégage musicalement, comme en
creux, le portrait d’une femme endeuillée.: font d’yre. Mais elle n’a même
pas la possibilité de faire son propre travail de deuil: plaindre n’oze, ne
dire. Le lecteur ne sait pourquoi: est-ce que la douleur est trop forte et que
son expression achèverait la triste destinée de la veuve? Mais le vers 6 vient
contredire cette interprétation: en fait, sa situation est d’autant plus
tragique qu’elle se doit, par convenance sociale, de donner le change: me
fault, par couverture chanter: il faut user du subterfuge poétique pour avoir
le droit à l’expression, il faut même jouer un rôle hypocrite: faire
semblant de rire: un deuil prolongé est inacceptable car, forcené, il n’est
pas profondément chrétien et ne répond pas au comportement de l’époque. Ce
drame est donc tout intérieur et ce sont les plaintes d’une âme déchirée
par la disparition d’un être cher que nous entendons et à laquelle le
rondeau prête sa forme...
(conclusion)
Ce qui ressort donc de ce texte élégiaque, de façon très actuelle, c’est
l’impossibilité de dire qui est hautement affirmée, de façon paradoxale
comme toujours, en une sorte de mise en abyme. C’est ainsi que Mallarmé dans Salut
parle lui aussi de : Rien… La souffrance intime due à la perte d’un être
cher est au-delà des paroles.
Reste
la contrainte inhumaine de l’oppression sociale (crypto-marxisme?):
l’opposition entre v. 2 et 3 est éclairante ici. Corroborée par la fin de 8,
avec l’atroce v. 10. Cf. l’espérance de vie commune à cette époque. En
fait, sa situation échappe à l’humanité commune, v.11. Aussi le dernier
vers éclate-t-il comme l’ultime râle de l’agonie, quand chaque jour est
une nouvelle mort: je ne sais comment je dure...