Jean-Jacques
et Gérard
1) des allusions et références précises:
Ce
n’est qu’au chapitre IV que la présence de Rousseau se fait évidente. Mais
nous sommes dans le même processus littéraire que dans Les Confessions:
Pendant que la voiture monte les côtes, recomposons les souvenirs du temps où
j’y venais si souvent; n’est-ce point là la même démarche créatrice que
chez Jean-jacques, qui se rappelle son enfance (la situation étant plus
complexe chez Gérard, comme nous le fera découvrir le début de Dernier
Feuillet: Telles sont les Chimères qui charment (mot ô combien Rousseauiste)
et égarent au matin de la vie).
Ainsi
donc, au chapitre IV: dans «un voyage à Cythère», Ermenonville est
l’endroit où Rousseau a fini ses jours, chez le marquis de Girardin et le côté
champêtre très accentué de la scène n’est certainement pas étranger à
cette présence... cf. le village, la forêt d’Ermenonville où Rousseau a
achevé ses études d’herboriste. cf. V, les pervenches chères à Rousseau,
renvoyant à un passage des Confessions où, lors d’une promenade aux
Charmettes avec Mme de Warens, cette dernière trouve de pervenches. Le chapitre
s’achève par une allusion au roman épistolaire de Rousseau: La Nouvelle Héloïse:
je lui parlais de la Nouvelle Héloïse, dont je récitais par cœur quelques
passages... Sublime, tendre, etc. en un tableau mélangeant idylle bucolique et
culture livresque - en un comportement partagé par Rousseau, qui avoue dans ses
Confessions avoir oublié dehors un livre...
le
chapitre VI est tout imprégné du souvenir des pages consacrées par Rousseau
à Mlles Galley; la présence du ruisseau, précisé chez Gérard: la Thève, un
ruisseau chez Rousseau; Rousseau commence par l’étreinte au niveau de la
ceinture quand il monte en croupe derrière Mlle de Graffenried (4ème, 175)
sans rien essayer, comme Gérard quand il s’agit d’agrafer Sylvie vers la
fin d’Othys. La présence des cerises alliée à celle des fraises, des
groseilles ainsi que des pervenches - compte non tenu de l’itinéraire
invraisemblable de Gérard (cf. Châalis, où la route indiquée à gauche est
en fait à droite) souligne combien les indications chronologiques sont
fantaisistes. En fait, les cerises correspondent aux fameuses cerises dans le
corsage de Mlle de Graffenried. Au reste, le thème de l’innocence des cœurs
est commun aux deux textes.
VIII:
le bal de Loisy, avec citation approximative de Rousseau, sur la Nouvelle Héloïse.
Sylvie: j’ai frémi en tombant d’abord sur cette phrase: toute jeune
fille qui lira ce livre est perdue. Cependant j’ai passé outre, me fiant sur
ma raison... Vous étiez Saint-Preux, et je me retrouvais dans Julie... (cf. ce
roman épistolaire a profondément influencé la sensibilité du temps). La
citation exacte, puisqu’elle est ici approximative: Jamais fille chaste n’a
lu de romans... Celle qui, malgré ce titre, en osera lire une seule page est
une fille perdue... La suite est plus curieuse, avec Gérard qui se jette aux
pieds de Sylvie et confesse ses irrésolutions, ses caprices (situation passive,
de victime? cf. Mme Basile). Le destin intervient même (avec un aveu plus
profond que ne le croit Gérard): «j’évoquai le spectre funeste qui
traversait ma vie», dit-il en évoquant Aurélie...
IX:
à Montagny (=Mortefontaine), dans la maison de l’oncle Boucher, nous trouvons
une série de gravures de l’Emile et de la Nouvelle Héloïse,
par Moreau. Gérard arrive ensuite dans un paysage rousseauiste, puisque le
marquis de Girardin avait calqué son jardin en suivant les recommandations de la
Nouvelle Héloïse. Le dernier des noms de philosophe affiché dans le
Temple de la philosophie est celui de Rousseau. Avec humour, Gérard note
qu’il n’est déjà plus qu’une ruine. Sa conclusion, pour négative
qu’elle soit, reste teintée d’un optimisme que Rousseau aurait condamné:
la soif de connaître - rejetée par Rousseau - restera éternelle, mobile de
toute force et de toute activité! Gérard continue même en interpellant en
fait les cendres de Rousseau: Ô sage! Tu nous avais donné le lait des forts,
et nous étions trop faibles pour qu’il pût nous profiter. Nous avons oublié
tes leçons que savaient nos pères, et nous avons perdu le sens de ta parole,
dernier écho des sagesses antiques (cf. les lectures de Rousseau, et son
enthousiasme pour les premiers Romains!). Gérard évoque même le mythe, car,
comme l’aigle traditionnel, Rousseau serait mort en tournant les yeux vers le
soleil! Fidèle à sa mémoire affective, Gérard évoque dans le paysage la
tour de Gabrielle - tour élevée par le marquis de Girardin pour évoquer une
visite d’Henri IV et de Gabrielle d’Estrées ici - alors qu’elle a été détruite
lors de la Révolution! Gérard ne procède-t-il ici conformément à la mémoire
affective de Rousseau qui proclame
hautement
sa valeur, sa primauté lors de sa rédaction des Confessions, fût-ce même au
détriment de la plate vérité?
En
XII, le père Dodu conduit les anglais aux lieux de méditation de Rousseau; le
comportement de ces derniers n’est pas sans rappeler celui du narrateur qui
revient sur des lieux qui lui sont chers, en une sorte de culte, mais ce que ce
type de pèlerinage a de touchant - et de morbide en même temps, aussi bien
dans le cas des Anglais que dans celui de Gérard - est singulièrement atténué
par la personnalité rabelaisienne, au physique ancré dans le réel le plus
palpable qui soit, du héros éponyme de ce chapitre: il est immuable: je
reconnus tout de suite un vieux bûcheron; homme à toute main, aux mille tours
comme Ulysse ou Panurge, il construit des coucous - où nous retrouvons
l’obsession de l’écoulement du temps - cf. la démarche des Confessions -
comme au chapitre Résolution, avec une pendule Renaissance qui, elle, ne marche
pas - car trop compliquée (cf. la suite avec: la bête est nayée) ? Tout le
passage mêle donc à l’hagiographie (cf. consacré) les détails les plus
concrets, voire médiocres: promener les Anglais. Notre cicérone est efficace,
comme le soulignent les deux gérondifs, en les conduisant, en leur racontant,
avec le sens de l’anecdote qui fait mouche, en reprenant une tradition légendaire
sur la mort de Rousseau, évoquant la fin de Socrate. Nerval lui donne une
nouvelle crédibilité puisqu’il nous présente ici un dernier témoin. Nous
terminons dans Clochemerle, avec les querelles de clocher, les vieilles haines
ressassées ou les jalousies des mondes clos: le désaccord avec l’aubergiste.
Notre bûcheron, en contact avec les forces vives de la nature, se montre un peu
rebouteux, voire sorcier: guérir les vaches avec des procédés pour le moins
surprenants pour notre mentalité moderne... Il est de même très plaisant de
voir citer notre philosophe par un vieux paillard, anciennement disciple du
Sage: admirons l’allusif: conversations de Jean-jacques, avec le prénom qui
souligne l’intimité. Le paragraphe suivant s’achève sur une citation de
Rousseau, qui est une sorte de résumé réducteur de sa philosophie: l’homme
se corrompt dans l’air empoisonné des villes: ce n’est pas un problème écologique!
cette idée de dégradation sera reprise, en encore plus infantile, par la
remarque digne d’une brève de comptoir: voilà ce qu’on leur fait croire à
Paris, aux enfants. Le tout avec un décalage d’au moins 15 ans... et qui
souligne qu’aux yeux du père Dodu, Gérard est toujours un gamin. Sa réaction
est d’ailleurs fort peu adulte (je jugeai que j’étais perdu dans son esprit
- on retrouve le ton de l’autocritique de Rousseau envers lui-même dans
certains passages des Confessions où le jugement est à l’emporte-pièce). Le
texte continue sans nuance: les hommes sont égaux, en reprenant un slogan si général,
si généreux, qu’on attendrait une suite au même niveau alors qu’il
s’agit - nous le découvrons en souriant - d’une stratégie pour présenter
le métier du fiancé de Sylvie. Et
c’est donc le Père Dodu qui achève la romance piteuse de Gérard, par cette
remarque qui en devient plate... Le passage se termine sur une pirouette avec un
tiret de commentaire pour les lecteurs qui ignoreraient la position de Rousseau
en ce qui concerne l’allaitement des nourrissons. Le retour constant de cette
distanciation ironique souligne bien qu’il ne faut pas prendre complètement
au tragique cet échec.
La
présence de Rousseau s’estompe dans le chapitre suivant: Dans Aurélie, les
villages dans lesquels il descend avec elle rappellent ceux de la Suisse, avec
la présence de scieries. Mais ne forçons pas le texte en voulant à chaque détour
de page dénicher du Rousseau caché: sa présence est suffisamment palpable
ailleurs.
Comme
au Dernier feuillet qui évoque encore Rousseau, avec une certaine distance ou
froideur critique: Rousseau dit que le spectacle de la nature console de tout.
Nous retrouvons les bosquets de Julie à Clarens. Ermenonville n’est pas
visible de sa chambre, par manque de clocher - mais dans ce livre philosophique,
on a bien négligé l’église. Gérard n’a pas la répugnance de Rousseau -
dont ce dernier est revenu avec Le Devin de village - pour les spectacles
puisque c’est en allant voir un de ces derniers joués par Aurélie qu’il
apprend de Sylvie la mort d’Adrienne. cf. aussi ses talents d’auteur
dramatique dans Aurélie (XIII).
2)
Mais il y a aussi une présence
dans ce texte, très
sensible, des idées de Rousseau
et elles
influencent nettement certains passages.
a)
le mépris affiché par l’oncle Boucher à l’égard des actrices (d’où la
méfiance de Gérard vis-à-vis de Jenny Colon, alias Aurélie): «m’ayant prévenu
de n’étaient pas des femmes»... cf. Emile ou de l’éducation... et les
critiques de Rousseau contre le théâtre, dans son Discours sur les sciences
et les arts
b)
au risque de paraître artificiel, Adrienne religieuse est l’image idéalisée
de la baronne Adrien de Feuchères qui, anglicane de naissance (Sophie Dawes),
s’était convertie au catholicisme, comme Mme de Warens.
c)
le rejet de la culture livresque: c’est un paysage de Walter Scott, n’est-ce
pas, disait Sylvie, dans X, retour; Gérard ajoute: Moi, je tâche d’oublier
les livres... il en est de même pour l’attaque directe contre les airs d’opéra.
Elle phrasait.
d)
tout ce qui concerne l'opposition entre la Ville sordide, artificielle,
clinquante et la campagne, simple, bonne, humaine, en fait cultivée... ce qui
nous amène, de façon plus évidente à la forte présence, dans cette nouvelle
d’
3) une sensibilité rousseauiste
face
au paysage: description du chapitre V, où le goût de Rousseau pour les longues
marches - on dirait presque sa manie ambulatoire - est repris. Les éléments
naturels sont seulement un peu plus précis chez Gérard - du moins nous
semble-t-il, là où Rousseau procède souvent à grands traits rapides, en
appuyant surtout sur ses impressions...
les
hésitations face aux femmes: Mme Basile? Jean-Jacques prépare un texte pour
intéresser Mme de Warens, Gérard en fait de même pour Aurélie, cf. XIII
la
pureté de Sylvie, campagnarde, est soulignée, par opposition à l’artifice
des villes montré, voire dénoncé en la personne d’Aurélie: une femme de théâtre,
dont nous ne découvrirons le nom qu’à la fin du chapitre XI; cet amour
devient tragi-comique, comme dans la plupart des premières expériences de
Rousseau au chapitre XIII; Sylvie, elle, est présentée dans l’optique de la
simplicité, Nuit perdue: c’était un souvenir de la province depuis longtemps
oubliée, un écho lointain des fêtes naïves de la jeunesse... cf. aussi résolution,
avec les notations concernant Sylvie et les paysans qui l’entourent; IV: nous
sommes des gens de village, et Paris est si au-dessus; l’épisode du baiser
accepté par Sylvie dans ce pays patriarcal, cf. aussi toute l’atmosphère de
la longue remémoration qui va jusqu’au chapitre VIII; Sylvie y perd toute
simplicité; de dentellière, elle passe à gantière. N’a-t-on pas une déception,
encore plus forte, chez Rousseau quand il croise un de ses anciennes amours?