V,
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1) le regard
d’un promeneur:
Le texte commence de façon
anecdotique: après le voyage vers Cythère, le groupe de jeunes (le frère de
Sylvie, Sylvie et Gérard) doit rentrer se coucher, à Loisy comme l’indique
banalement le présentatif: «c’était». Nous sommes dans le cadre du récit,
cf. les passés simples «conduisis, retournai, tardai». Les notations
topographiques s’accumulent, car notre narrateur n’a rien oublié de cette
promenade nocturne: Loisy, l’ancienne maison du garde, Montagny, avec la
justification: «je demeurais chez mon oncle». La notation implicite «Saint-
S...» est en fait Saint-Sulpice du Désert, qui, dès la fin du XVIII, a cessé
d’abriter des religieux. Il a appartenu à Sophie Dawes - alias Baronne Adrien
(cf. Adrienne) de Feuchères - ce qui montre que Gérant construit ses souvenirs
pour en faire une oeuvre littéraire cohérente où tout se tient et fonctionne
en écho: avant sa sécularisation en 1778, c’était un couvent d’hommes et
non de femmes (au rebours du 3ème §). Nous sommes en terrain connu: «le petit
bois qui sépare, sente (=petit sentier alors qu’un sentier est déjà un
chemin étroit... tout se ligue pour égarer Gérard) qui longe». Mais les
nasales génèrent un début de suspens «engager, dans, sente, profonde, longe,
Ermenonville». Le terme «sente» lui-même, en ces lieux sans mystères, a un
côté plus sauvage, moins fréquenté que sentier, avec la légère inquiétude
généré par profonde? Le promeneur est gaillard: «conduisis, retournai,
quittant, traverser, engager». Mais il se perd: «je m’attendais ensuite».
Son sens de l’orientation est pris en défaut: «il fallait suivre» se dit-il
en son for intérieur. Il laisse alors son regard
«je voyais» chercher un repère, en vain - «se cachait sous les
nuages, éclairant à peine, sombre, sans routes tracées, toujours devant moi,
sans pouvoir distinguer». Notre promeneur s’arrête. Sa conscience
observatrice laisse la place au sommeil, réparateur apparemment, car il se
situe dans un simple tiret, sans commentaire. Il se retrouve en territoire
connu: «je reconnus», par étapes: «peu à peu les points» (avec les
labiales sourdes révélant une meilleure acuité visuelle). Il se réoriente
(cf. «sous mes pas, A droite et à gauche, devant moi, du haut, sur la plaine,
où», du § précédent, maintenant,« à ma gauche, de l’autre côté»,
avec le verbe: «je vis».) Le regard prend ses points de repère, avec les
notations topographiques précises qui abondent dans le deuxième paragraphe,
outre ceux déjà évoqués: «près de là, au-dessus, l’horizon, au-delà,
au midi, sur les premiers coteaux». Les indications visuelles nous brossent un
paysage avec ses masses, mêlant nature et édifices humains: «la longue ligne»,
une hauteur: «la butte», les lignes brisées: «ébréchées», des rondeurs:
«les touffes», des structures imposantes malgré leur délabrement «masures»:
«hautes», «pans de murailles», les ouvertures: «trèfles» (l’homme a ici
minéralisé la nature) et «ogives» (fenêtres en pointe); d’autres points
de repères, d’autres masses: «manoir gothique, le haut donjon, les quatre
tours». Tout ceci pourrait donner une impression d’écrasement, mais le
promeneur circule dans un espace marqué par l’homme: il n’est que de
reprendre les lieux parcourus: on passe de l'ancienne maison du garde, à celle
de l’oncle, à Montagny, puis Loisy, Saint-S...
la présence d’un couvent. La nature s’impose alors sur quelques
lignes (roches, bruyères, forêts, entassements, étangs, plaine brumeuse),
mais même là, la culture humaine a laissé sa marque: les roches sont
druidiques, ce paysage est décrit selon un processus historique linéaire,
d’abord celtique «druidiques», puis romaine «Romains»; on passe plus loin
à Charlemagne: avec l’étymologie de «Gens-d’Armes» et «carlovingienne»
(adjectif possible au XIX pour carolingienne, de Carolus, Charles en latin); au
dessus des touffes de bois renvoie peut-être aux essartages des moines pour défricher
la forêt: l’abbaye. «A côté», marquant la présence du pouvoir séculier
(l’alliance ultérieure du sabre et du goupillon, telle que le présentaient
les anti-cléricaux butés?): un manoir gothique, avec la conservation de sa
protection militaire: «entouré d’eau comme autrefois»; Il ne serait pas
surprenant que le haut donjon de la Tournelle et que les quatre tours de
Bertrand-Fosse soient plus récents: ainsi, nous aurions un rapide survol de ce
que les hommes ont laissé comme traces de leur présence sur notre sol. Ce qui
laisserait alors croire à un tableau bien construit, mais figé. Il n’en est
rien.
2) Dans sa narration, Gérard passe
d’un acteur devenu passif à un paysage qui s’anime de lui-même:
En effet, les «je» du début
laissent Gérard maître des lieux, qui connaît les raccourcis et sait prendre
des initiatives: «quittant le chemin pour traverser». Il est en forme: «je ne
tardai pas»... «un quart de lieue» (=1km) ne lui est rien. Il reprendra son
autonomie au deuxième paragraphe avec le: «je résolus»; Mais, entre-temps,
place à la nature, anthropomorphisée: «se» (réfléchi, donc acte volontaire
et conscient) «cachait», comme en se jouant: «de temps à autre», avec le
curieux: «sous les nuages», qui nous fait perdre nos repères (on attendrait:
derrière les nuages). «La lune» est sujet du participe présent «éclairant»,
elle agit; la flore s’anime elle-même: «les bruyères se multipliaient...»
La nature s’impose en soi, en une phrase nominale, en dehors de tout présence
humaine, de façon inattendue: «des lisières de forêts», certes (donc
exploitées), mais «sans routes tracées»! avec la répétition «toujours»
des «rochers» qui semblent vouloir fantastiquement s’opposer (avec dentales
et gutturales: «druidiques de la contrée») à la progression du promeneur,
avec le déterminant démonstratif qui impose leur masse: «ces» deux fois. Il
s’agit en fait d’une accumulation de mémoriaux, plus humains que les hommes
oublieux de leurs ancêtres: «qui gardent le souvenir». «Exterminés» donne
une connotation funèbre au texte, comme le «grès sombre» d’avant. Les étangs
«se découpent», avec un réfléchi vivifiant et à l’infinitif pour mieux
monter l’action en soi, en dehors de toute modalité; n’oublions pas
d'ailleurs l'autre réfléchi «cf. s’était passée la fête»; les étangs
deviennent miroirs, comme si la nature était la maison familière du promeneur.
Un habitat agréable avec les notations tactile et olfactive: «tiède et embaumé».
Les bruyères deviennent lit: «en me couchant sur des touffes». Au réveil,
lent «peu à peu», la nature n’a rien perdu de sa magie de la nuit: à
nouveau le réfléchi: se dessiner; les édifices inanimés, minéraux en fait,
deviennent créateurs d’un tableau bien cadré: les hautes masures... découpaient
sur l’horizon... Relevons le déterminatif possessif: «leurs» (pans). Tout
s’inverse, sous notre regard: là où les premiers feux, prosaïquement se
reflètent, c’est le manoir lui-même qui «reflète», comme si son image
dans l’eau était plus réelle que sa structure massive sur terre. La haut
donjon se dresse verticalement «au midi», sur les premiers coteaux. Il est
donc indubitable, non seulement que la nature s’anime, mais encore que les bâtiments,
pour statiques par définition qu’ils soient, semblent se recréer poétiquement
sous nos yeux.
Il y a donc ici promeneur solitaire,
mais, pour paraphraser Rousseau, cher à Gérard (cf. les allusions à La
Nouvelle Héloïse (IX, et fin du XII ), rêverie. Sans doute y aurait-il
d’ailleurs, derrière cette rêverie, une image fantasmatique et estompée de
la Rencontre - avec celle qu’il recherche depuis toujours, cf. la dérive
initiatique dans la nature complice, le sommeil préparateur, le jeu des lignes
de force, la plupart droites ou s’érigeant vers le ciel, avec le symbole du
miroir. Car le troisième § recèle un terme révélateur dans sa discrétion:
«je m’en gardai comme d’une profanation», alors qu’il s’agit de jeter
un coup d’œil vers ce qui est sacré, enfermé et... interdit!