III, § 1 à 5

1) Une résolution? Son début est paradoxal.

Le titre du chapitre III se veut définitif et bâti sur une démarche psychologique maîtrisée: on part d’une explication globale «tout», avec le résultat présent de l’action passée: «m’était expliqué». Le narrateur résume alors le chapitre I «femme de théâtre - toujours ce refus de nommer Aurélie-», puis le II: «souvenir d’Adrienne». Il conclut donc sur l’image qui reste en son esprit: «se dessinait, crayon». Il recouvre alors, comme avec un calque, les deux personnes, en une infinitive, comme si l’action se situait en soi. Cet infinitif permet d’ailleurs de passer naturellement de l’imparfait narratif au présent de l’énonciation: «il y a», où le tiret souligne la fermeté, voire le tranchant du jugement. Le choc émotionnel est en l’occurrence considérable: les 4 paragraphes suivants, très courts, les exclamatives, la conditionnelle flottante «si c’était la même», la brutalité du présentatif: «il y a», le flou inquiétant: «de quoi». Le décalage lui-même, opéré par le «vous», tout souligne la perturbation que provoque cette prise de conscience: «fou, entraînement fatal», avec le fantasme de la noyade. La réticence des points de suspension permet au narrateur de se reprendre, par un effort de volonté, avec un «nous» d’impératif corroborant son trouble. Nous retrouvons le temps de l’énoncé, au 3ème §, avec une syndèse: «et», comme en une invocation. Les membres de phrase s’équilibrent (de 7 à 10 syllabes dans ce 3ème §). Mais la passion, alliée à un sentiment de culpabilité certain, amène à l’interrogative: «Pourquoi?» Reste le présentatif: «C’était», qui calme l’effusion. Le présent de l’énonciation (celle de 1835 «existe»!), avec l’ambiguïté du référent temporel concerné par: «je revois» (1852 ou 1835? - et non je la revois, ce qui montre bien que nous sommes face à un amoureux transi!). Gérard cherche à donner à cette évocation le plus de réalité possible: les sentiments: «bonne et pure de cœur», le sens visuel: «je revois sa fenêtre», voire le sens auditif, avec les «fauvettes», et, plus nettement, le bruit des «fuseaux sonores» -avec les sifflantes et les o ouverts ou fermés-, la chanson, dont le début anime la fin du 4ème §, ne serait-ce que par son décalage par rapport à la justification... Ceci laisse place au fantasme quasi enfantin de la certitude de la possession (cf.; psychanalyse des contes de fée de Bruno Bettelheim), à la projection gratuite du désir: «elle m’attend encore». Remarquons que notre jeune amoureux a les pieds sur terre: on n’épouse pas, à l’époque, une fille sans dot! «Qui l’aurait épousée» (avec une contradiction interne avec le reste du texte: Sylvie a sa chambre, meublée, deviendra gantière... en fait, cette remarque souligne la puérilité du narrateur - comme son départ brutal pour Loisy, d’ailleurs!)

Nous avons donc vu un raisonnement, une auto-analyse s’instaurer dont le résultat, trop clair sans doute pour accéder à la conscience, a pour résultat d’évoquer celle qu’il avait oubliée au chap. II  pour Adrienne.

 

2) c’est qu’en fait, plusieurs femmes nous sont ici présentées:

«Ce souvenir» renvoie à l’apparition d’Adrienne aux cheveux d’or chantant pour rentrer dans la danse (II), apparition analysée par l’intelligence de Nerval toujours aux aguets: «à demi rêvé». Remarquons que, comme dans un texte argumentatif, il présente le problème. Mais c’est pour mieux, paradoxalement, nous entraîner, comme lui, dans le flux de la passion: «me prenait». Il s’agit bien d’une passion, avec ce qu’elle implique d’égoïsme: «vague», et d’absolu «sans espoir». Une tentative de reprise de soi-même, avec le: «conçu». Mais l’être passionné ne peut résister: «tous les soirs» (cf. I). La restrictive: «ne... que» souligne bien ce que ceci a d’irrépressible - même si cette passion le prend pendant un laps de temps bien précis, bien encadré... Et le reste du temps?) Tombe alors le coup de théâtre: apparaît  le nom d’Adrienne, avec une effusion poétique dans les termes qui ont déjà servi à évoquer l’actrice (Aurélie) au théâtre, avec les mêmes mots: «nuit, pâle, lune»; cf. «rayons pâles de la lune» en II, «clair de lune». Mais Adrienne est la femme des «vapeurs» (II, et ici); relevons la délicatesse des liquides, le jeu des harmonies imitatives en [a], les allitérations en nasales, avec, parfois, le claquement, vite estompé d’une occlusive sourde. Le monde en est transformé: «figure oubliée/netteté singulière». Le narrateur reste passif: «se dessinait désormais». Il se perd même dans sa contemplation esthétique, où, de façon très moderne, la couleur apparaît sur le dessin. Mais Adrienne est renvoyée vers le passé, même si, grâce à l’actrice, elle a... repris des couleurs! «musées», et Aurélie devient, paradoxalement, l’«original», avec l’adjectif attendu, vu sa présentation en I: «éblouissant.» (à moins que ne soit le contraire, car la comparaison laisse flotter une équivoque entre le comparant et la comparée...)

Néanmoins, cette prise de conscience, cette reconnaissance est sacrilège. Gérard réinverse le processus: l’actrice devient pur costume, pure apparence: «sous la forme». La croyance en la métempsycose permettrait de résoudre le dilemme... Mais c’est là rentrer dans les méandres angoissants du complexe d’Oedipe, car la mère de Nerval est morte, elle aussi; en qui a-t-elle alors pu se réincarner? Cette approche de l’interdit incestueux amène les termes fatals, «inconnu, feu follet» (=âme d’un mort dans la mentalité paysanne archaïque), et «eau morte» (très révélateur, si l’on se rappelle que l’eau est généralement un symbole de la féminité!). Apprécions le jeu sonore, en allitération angoissante, des fricatives sourdes: F-eu f-ollet f-uyant); Y participe aussi l’opposition inconnu/allusif et le connu, comme le marquent les allers et retours entre les déterminants indéfinis (un/une en encadrement) et définis (l’, le les, à l’intérieur du groupe). Voilà le paysage même qui angoisse Nerval et le renvoie à sa mère enterrée dans les plaines de Silésie. Ceci est très clair dans Sylvie, où la présence d’une eau croupissante ou endormie l’angoisse, où les «joncs» seraient un symbole clair ayant ailleurs comme écho tours et donjons ailleurs- symbole, dans les contes pour enfants, du pouvoir coercitif paternel- cf. V avec: «refléta, donjon, tours» et la fuite attendue quand le fantasme commence à affleurer à la conscience: «profanation», et... «vain souvenir». cf. aussi IX: «la tour de Gabrielle se reflète de loin sur les eaux d’un lac factice étoilé (!) de fleurs éphémères (!)... il faut échapper à l’air perfide qui s’exhale»...; à chaque fois, Gérard refuse la confrontation, car, comme s’il avait coulé comme le laisserait envisager l’entraînement - la pulsion? il reprend pied sur le réel. Ceci transforme Sylvie en protectrice; et notre interprétation psychanalytique est corroborée par le: «j’aimais tant» (qui aime-t-on tant quand on est enfant? - car le ton est ici enfantin...) Vient la phase d’auto-accusation, après la montée de la pulsion fantasmatique «pourquoi». Notons que le temps perd de sa valeur: «depuis 3 ans», comme si de rien n’était (car, pour l’inconscient, la durée n’existe pas: le confirme la rime pauvre (en prose!) «tant» et «ans»)... La relation se stabilise, avec le désir acceptable, donc accepté. Mais quel besoin de ces justifications, aux yeux de quelle instance supérieure? La mère? «Jolie fille, la plus belle» - avec les [i] répétés évoquant le désir? [digression hors commentaire aux élèves: encore une fois, cette interprétation n’a pas forcément été calculée par Nerval, c’est moi, le commentateur, au bac, vous!, qui ressens ainsi l’impact de la forme. Cela ne vous convainc pas? Trouvez autre chose!]. N’oublions pas le révélateur: «elle», en extra position emphatique, car les autres femmes n’existent plus dans le présent, occultées qu’elles sont par cet... appel? Passe pour Adrienne, sacralisée par sa vocation, mais Aurélie a beau être désincarnée par son rôle d’actrice, c’est bien Gérard qui la réduit à sa fonction... en fait, la seule non-existante est bien... la mère! Mais on sent que ce retour à Sylvie n’est pas sain, et repose sur un calcul: «sans doute». Le narrateur reconstruit son décor familier, il esquisse - pour filer la métaphore picturale déjà introduite par la comparative: «maîtres» - un tableau d’idylle campagnarde. Car subsiste une certaine distance: sa, les articles définis, le thème même de la chanson impliquant la passivité: «La belle» (figure archétypale de la chanson populaire française). Et avouons que le dernier paragraphe, pour touchant qu’il soit, reste empreint de muflerie: avec Sylvie, Nerval se sent enfin le maître (avec un rythme proche de l’alexandrin car la relation est, là, classique, traditionnelle).

Donc, si derrière l’actrice se cache la religieuse, cette dernière semble bien être aussi l’image de la mère. Seule, Sylvie permettrait de sublimer ce complexe d’Oedipe. Mais elle-même est tantôt idéalisée en un tableautin charmant, tantôt dépréciée puisque personne n’en voudrait. Ceci renvoie bien à l’attitude ambiguë de Gérard dans ses rapports avec les femmes, une réduite à son rôle (actrice), la deuxième nommée, mais impalpable, la troisième en eau morte, la quatrième, en... laissée pour compte, on oserait presque dire, avec un mauvais jeu de mots, faisant tapisserie, avec son travail de dentelle...

III) ces hésitations expliquent sans doute la facture complexe de ce passage où la simplicité des termes s’allie, sans choquer, à une grande complexité des sentiments et à la poésie la plus délicate.

simplicité des notations de temps: soirs/heure (deux fois), souvenir, nuit, années, temps, trois ans, encore.

des éléments naturels: sommeil, germe, fleur, éclose, lune, herbe verte, blanches vapeurs (avec un chiasme), feu follet, joncs, eau, pampre, rosier (cf. El Desdichado), fauvette, ruisseau (N.B.: ici coulant, donc la vie, et non la mort!)

flou des allusions, avec de brutaux traits de certitude, vite dépassés: à demi, vague, fantôme, à demi, ressemblance (#netteté singulière), estompé, se faire peinture, croquis (#original éblouissant), sous la forme, devenir, comme, fuyant (#reprenons pied). L’introduction de Sylvie permettrait-elle de mieux cerner la réalité? Oubliée, la platitude de «bien jolie fille». Et la comparative amusante: «la plus belle de Loisy», certes avec ses liquides, mais petit village! Ses qualités morales? «Bonne et pure de cœur... sans doute»! On se demande d’ailleurs si le pure de cœur n’impliquerait pas l’acceptation de la faute... physique! Au reste, ces deux qualités sont autant d’insultes pour l’actrice!  Gérard veut se réapproprier Sylvie en instaurant une simple scène digne de Watteau: la simplicité du décor floral; les «fauvettes» sont des oiseaux de jeune campagnarde. Elle travaille de ses mains, à faire de la dentelle (cf. V, le village: c’est presque une demoiselle depuis qu’elle exécute de fines dentelles, tandis que ses parents sont restés de bons villageois); elle est censée occuper son esprit à de vieilles chansons françaises dont Gérard était friand, comme marque d’ancienneté et de terroir. Rentre dans cette simplicité l’auto-persuasion: «elle m’attend encore», avec la justification triviale, économique, voire sordide...

Pourtant, de façon très naturelle, Gérard réussit à nous faire toucher la complexité de l’âme humaine: tout amour s’appuie sur les souvenirs d’amours passées: il y a un «amour», certes «vague», mais bien cadré dans le temps. Il est pourtant, comme dans les intermittences du cœur, en rapport avec un souvenir, et le nom d’«Adrienne» suffit pour amener une fusion poétique, subtile dans sa simplicité avec les deux appositions, l’image inattendue d’une fleur éclose sous la lune, les couleurs esquissées (rose, blond, vert, blanc, estompées par l’adjectif pâle avant), où la jeune fille devient nymphe évanescente, support de tous les désirs inaccessibles, car quasi impalpables. Notre amoureux semble alors capable «désormais» de se confronter en adulte à ces deux amours: celui du passé, celui du présent, comme le souligne la déclarative: - «la ressemblance», avec le tiret, laps de temps pour la mise en place de la perception d’un tableau, avec le recul de l’esthète? Mais Gérard s’en échappe encore une fois par le souvenir culturel (au pluriel, Nerval est un pilier de musées, cf. son voyage en Italie), incapable qu’il est de jouir du temps présent: admirons le flou du: «on»! Tout se passe comme si la culture évitait de se confronter brutalement à la réalité...

Pour une fois, ce subterfuge ne suffit pas: Gérard est profondément troublé, comme d’un sacrilège, comme le marque l’infinitive. Mais l’intelligence tente de reprendre le dessus: il y a de quoi devenir fou! Il auto-analyse son état psychique en une image révélatrice, en se dépersonnalisant: vous, et la confrontation à l’image fantasmatique angoissante: le feu follet etc. Mais notre auteur n’est pas fou, justement; il nous reprend avec lui: Reprenons pied.

La seule solution ne peut alors n’être qu’une troisième (ou quatrième?) femme: Sylvie, déjà évoquée en II. Mais l’amour est bien loin, pour éprouver le besoin de se trouver des raisons de la désirer: «bien jolie fille, la plus belle». Et en quoi ceci est propre à la personne même de Sylvie? Ne veut-il pas tout simplement une femme? Car son prénom n’est évoqué qu’une fois... Il se raccroche à cette réalité, par le «elle», en extra position emphatique, malgré l’ambiguïté du flou entretenu par l’abondance des e muets. Il rallume son désir en esquissant un charmant tableau champêtre: la fenêtre encadrée d’un rosier - car l’amoureux ne peut être que contemplatif, à l’extérieur de la chaumière - dans l’attente; donc, il a le temps de faire attention aux menus détails de la vie quotidienne: les fauvettes, la fabrique de la dentelle, la voix de la bien-aimée - remarquons ici le décalage roturier avec la scène d’amour courtois où l’Amant se charme du chant de sa Dame. Une marque d’amour tout de même: «favorite». Avec l’aveu implicite qu’elle serait facile, non à conquérir, mais à obtenir. Un couple donc peu équilibré.

Ainsi, avec des moyens très simples, mais non dénués de poésie, Gérard nous a fait pressentir la complexité de ses sentiments; c’est qu’en fait, si Sylvie présente la douce réalité (cf. XIV), il est attiré par l’actrice, qui lui rappelle la religieuse Adrienne pour laquelle notre narrateur ressent un attachement qui relève d’un complexe oedipien dont on relève de multiples traces dans ce passage. Ce dernier présente donc, comme son titre l’indique, la résolution de retrouver Sylvie, mais tout ce que nous avons pu étudier ne peut que nous laisser peu d’espoir quant au résultat de sa quête, comme l’indique la fin du chapitre XII et l’atteste le début du dernier chapitre de cette nouvelle très prenante...