La place de la Nature dans les Fêtes galantes
Un tel propos semble paradoxal (mais Verlaine apprécie les contradictions, tant dans sa vie que dans des «Romances sans paroles», en recueil aussi bien qu’en vers, dans A Clymène !): de fait, les Fêtes galantes, à la suite du succès du tableau de Watteau, désignent des peintures, parfois destinées à orner des trumeaux ou des dessus de porte, qui représentent des groupes, vêtus en costumes élégants de cour ou de théâtre, qui conversent et se divertissent dans des sites champêtres ou des jardins, donc dans une nature sur laquelle l’homme a fortement pesé : l’art est passé par là puisque c’est la version rococo de la fête ou du concert champêtre, thème cher à la Renaissance et à l’époque baroque… si l’on suit le Dictionnaire universel de la peinture.
Nonobstant, l’œuvre elle-même tranche ce dilemme par :
1. Les titres (avec esquisse d’un plan de l’œuvre)
Prenons d’abord, sans prévention, les titres mêmes des poèmes qui s’égrènent de Clair de lune, comme ouverture sur un cosmos à échelle humaine, jusqu’au Colloque sentimental qui s’achève sur l’absence: en effet, ce dernier se clôt sur un distique où la nature a repris ses droits sur une céréale destinée aux chevaux domestiqués, «les avoines» devenues «folles». La clarté initiale générée par la lune dans le poème liminaire a laissé ainsi place à la nuit dans le dernier vers du recueil, comme en écho négatif.
Cet encadrement relevé, l’élément classique commun à : Sur l’herbe, L’Allée, A la promenade, Dans la grotte est la terre, comme appelée par le mot «paysage» au premier vers du recueil. L’eau, déjà évoquée dans : Clair de lune, affleure dans Les Coquillages et En patinant. Cet élément est repris, d’abord de façon implicite, peut-être en hommage à Watteau, dans le poème Cythère, avec son île bien connue, donc eau et terre mêlées, ensuite plus concrètement dans En bateau. Le Faune reprend immédiatement après le thème de la terre. Dans L’Amour par terre, plus loin, ce thème est explicitement repris, avec un clin d’œil sensuel sans ambiguïté. Il semble clore ainsi ce cycle, en écho de sens avec le Faune, comme il y a identité de finale entre Mandoline, Colombine et… En Sourdine.
Remarquons aussi que ces différents titres renvoyant à la terre et/ou à l’eau de façon concrète, presque tangible, sont séparés par des titres évoquant des groupes très artificiels, donc encore un contraste : Pantomime (Commedia dell’arte : Pierrot, Cassandre, Arlequin, Colombine, un par strophe), les Ingénus au titre si peu mérité, avec la comédie de la naïveté, suivi de Cortège avec sa dame opulente, Fantoches (Commedia : Scaramouche, Pulcinella, le Dottor Gratiano), Mandoline (avec ses personnages de comédie), A Clymène, poème pseudo-courtois, Lettre en pirouette, voire en pied de nez, les Indolents que sont les littéraires Tircis et Dorimène, Colombine (Commedia : le personnage féminin éponyme, Léandre, Pierrot, Cassandre, Arlequin). Et tout se tait sur Colloque sentimental…
En patinant, le plus long poème du recueil, remarquable aussi par sa centralité ainsi que par son titre ludique, comme une plaisanterie sur l’art de versifier, mentionne clairement «les cinq sens» à la sixième strophe. Mais c’est pour mieux souligner leur… indigence, par l’adjectif «seuls», au pluriel pour surenchérir sur la contradiction, en une sorte d’adynaton, avec l’insistance d’abord de la coordination d’opposition subjective «mais», puis de deux adverbes d’intensité «tout», «bien», le tout (sic !) en accumulation ternaire, scandée par les pauses phono-sémantiques des virgules… et la dernière autodérision : le «et» pour ajouter un «sans»… La fête est lancée, comme par automatisme au vers 22, ce qui renvoie aussi bien sûr au titre même du recueil.
Il n’est que de reprendre les poèmes dans leur succession pour constater la prégnance des sens :
Clair de lune induit visuel et auditif : un simple relevé lexical corrobore la pertinence de notre propos. La vue est évoquée par «paysage, masques, dansant – œil et oreille, déguisements, clair de lune (bis), oiseaux, arbres, jets d’eau (bis), marbre», l’ouïe par «bergamasques, jouant du luth, chantant, mode mineur, chanson (en polyptote avec chantant), oiseaux».
Dans Pantomime, le gustatif se mêle à l’olfactif : «vide un flacon, entame un pâté», puis le visuel : «verse une larme, pirouette», pour finir sur un auditif : «entendre des voix», onirique : «rêve».
Le vin, souligné comme gustatif par l’adjectif «exquis» en fin de vers 3, avec la qualité recherchée du vieillissement se retrouve dans le troisième poème, avec un refrain audible : Do, mi, sol.
L’Allée privilégie le visuel… par les couleurs : fardée et peinte (en doublon), verdit, bleue, incarnadine, les contrastes : frêle… énormes (v. 2), assombries (fin v. 3)… l’éclat (césure à l’hémistiche du v. 14). Notons la multiplicité des sens appelés par : «l’éventail qu’elle froisse en ses doigts fluets» (avec les fricatives, l’écho en [wa], etc.).
Il en est de même A la promenade où le tactile affleure («flottant, nonchalance, doux, ride, imperceptible» (en quasi antinomie), «soufflet, moue»), comme le visuel («pâle, clairs» en fin du décasyllabe 2, «mouvements, lueur du soleil, l’ombre, bleue, regard») ainsi que l’auditif au vers 11 : «devisons» (=échanger de menus propos, dans un niveau de langue archaïque/vieilli) avec sa diérèse «délici-eusement», en un seul mot après la césure du décasyllabe, dans le silence évocateur des deux dernières strophes qui s’étirent en une longue période (=longue phrase où les propositions déroulent leurs volutes) où la polysyndète (=abondance des «et») et l’accumulation des relatives encastrées («de qui, qu’, lequel») n’éclaircissent pas la syntaxe du propos : le jeu sensuel, et muet, purement gestuel, entre les partenaires est incarné par l’opposition : «soufflet/baiser», ce dernier à peine sensible : «extrême, petit», immédiatement contredit par le jugement outrancier, cf. tout le vers 17, présenté comme indicible, voire innommable : «la chose», impression que renforce l’enjambement de la strophe ; Verlaine se permet même le clin d’œil d’une explication de texte : «contraste», souligné par la pause phono-sémantique de la virgule, sa place à la césure du décasyllabe, elle-même déniée par l’amuïssement du e muet sur la voyelle initiale du suspens induit par : «au demeurant» (ces dernières remarques pour montrer le travail d’orfèvre de Verlaine sur son texte)…
Le regard illumine l’amant à
la fin de
«A mon bras votre bras poli
S'appuya…
Pauvre ange, elle chantait, votre note criarde:
"Que rien ici-bas n'est certain,
Et que toujours, avec quelque soin qu'il se farde,
Se trahit l'égoïsme humain;
Que c'est un dur métier que d'être belle femme,
Et que c'est le travail banal
De la danseuse folle et froide qui se pâme
Dans son sourire machinal;
…
J'ai souvent évoqué cette lune enchantée,
Ce silence et cette langueur,
Et cette confidence horrible chuchotée
Au confessionnal du cœur.»
En fait, si certains considèrent
(comme Olivier Bivort, édition du livre de poche) qu’il s’agit d’une communion
spirituelle et amoureuse, comme dans
«
Que son âme depuis toujours pleure et réclame.»
l’identité des structures binaires verbales finales («tremble et s’étonne/pleure et s’étonne») ne suffit pas à justifier cette interprétation positive, car «notre âme» n’est pas «l’âme que son âme»… en une dichotomie surmontée («enfin il a trouvée»). Les temps ne sont pas les mêmes, «le soir» (bis) pour l’un, «le soleil du matin» pour le poème optimiste et… intimiste, ce qu’est loin d’être Les Ingénus; le terme «équivoque» est d’une ambiguïté négative, le terme «belles», d’une familiarité peu respectueuse, «spécieux» est trompeur, «depuis ce temps» n’est pas «depuis toujours» et si la première réaction est identique : «tremble/pleure» la suite diverge : «s’étonne», donc une mauvaise surprise encore non assimilée, au rebours de : «réclame»…
Cortège est très visuel : «brocart» en fin d’octosyllabe (avec le froissement du «mouchoir» rendu audible par les diphtongues ([wa]), l’opposition entre les voyelles ouvertes et fermées, les trois dentales finale du v. 3. De DenTelle), «gantée avec art», artifice souligné par les voyelles ouvertes et les trois nasales (an-ain-an), «négrillon tout rouge» (sic !), «robe en suspens, attentif, yeux, gorge blanche, somptueux».
Comme Les Coquillages où chacun est spécifique : «pourpre/sang, langueurs/pâleurs, oreille, nuque rose», avec le suspens sexuel du coquillage féminin le plus secret…
Nous les retrouvons tous, à en croire le poète dans En Patinant. Tactile avec l’écho des voyelles ouvertes : l’air est frais (v. 9), l’ardeur du soleil (v. 15), zéphir (v. 17) ; visuel : roses (v . 10), lilas (v. 13) au même endroit dans le vers ; olfactif : senteurs (v. 12), effluve en rejet au v. 19… On est donc loin des cinq sens puisque manquent à cette convocation le gustatif et l’auditif. On retrouve les fleurs et leurs odeurs (plus prosaïques !) en été ; les amants communiquent sans paroles, du vers 45 à 48 et ceci se retrouve juste à la fin : fleurira – quoi qu’on caquette : les paroles inutiles sont bien un équivalent ironique du silence
Le vers 3, dans Fantoches, renvoie à la vue, en un contraste violent (lui-même encadré par : «mauvais, excellent»): «noirs sur la lune» ; «l’herbe» est «brune», le «minois» d’Isabella, la fille du juriste – et non d’un médecin, cf. «simples»=plantes médicinales ! – le dottor Gratiano, est «piquantۚ», en synesthésie ; la vue est donc intéressée au premier chef («sous la charmille, en tapinois, demi-nue, beau»), même si la finale est cacophonique, et par le sens (v. 11 : langoureux rossignol en pléonasme#v. 12, clame se détresse à tue-tête) et par les sons : voyelles discordantes entre fermées en 11 et ouvertes en 12, sauf le [y], 4 dentales sourdes à la fin.
Cythère, l’île de l’Amour, puisque la déesse Vénus serait née
sur son rivage et qu’elle était dans
Les trois sens dans En Bateau : la vue («étoile, eau noire, briquet, œillade, la lune»), le toucher («les deux mains» - ici, obscène !), l’ouïe («gratte sa guitare, confesse bas»)
Réduits à deux dans Le Faune : vue (le «faune de terre cuite… au centre des boulingrins») et ouïe («son des tambourins») comme dans Mandoline où le titre laisse subodorer que l’audition sera privilégiée : «sérénades» en fin de vers et au pluriel, «écouteuses» – idem, qui fleure son néologisme peu attrayant, cf. «fades» -, «chanteuses» – rare en utilisation adjectivale -, «maint» vers avec un sg de l’adjectif pédant et une expression bien plate : «faire des versۚ», «la mandoline jase» pour finir, en un verbe peu esthétique (péjoratif, connotant la frivolité, la divulgation d’un secret, la médisance). L’artifice est dénoncé par les tenues arborées, à la 3ème strophe, comme les couleurs déconcertantes de la lune à la strophe suivante : «rose et grise», en demi-teintes, imprécises.
Dans A Clymène, abondent les synesthésies : «voix/vision» (2ème strophe) ; olfaction/vue («arôme insigne» – donc remarquable, à voir !)/«pâleur» ; derechef, en inversant l’ordre : vue/olfaction («candeur de ton odeur»), repris par «Tons et parfums», après l’ouïe («Musique», repris par «cadences»). On retrouve ainsi au v. 18 le terme baudelairien de «correspondances» (avec le raffiné : «almes» pour nourricières, bienfaisantes). Ces fusions, comme incarnant l’union amoureuse, et son acceptation en une expression proche du blasphème («Ainsi soit-il» ! Mais le Cantique des cantiques vient nuancer la virulence de notre terme…) doivent être prises à la légère : cf. l’apostrophe Chère, le cliché éculé : yeux couleur des cieux, dérange et trouble l’horizon de ma raison – curieuse géographie personnelle ! Notons l’autodérision –, l’image impalpable de : «Nimbes d’anges défunts» (disparus, à peine évoqués, comme les sirènes de Mallarmé, mainte à l’envers, dans «Toast» (Poésies) ; l’identité de Clymène (le premier titre étant : Chanson d’amour, puis Galimathias (sic !), plus connu sans h !) s’y perd. Serait-ce la «Musique» v. 14? Tout ceci est d’ailleurs préfiguré par les adynatons (adynata, diraient les puristes ! impossibilités) des deux premiers vers : comment percevoir des «romances sans paroles» ou de «mystiques barcarolles» ?
D’ailleurs les pièces suivantes, Lettre et Les Indolents fleurent la comédie : ceci permet une distance ironique avec la sensualité, comme avec les sens, peu présents, avec la seule vue (yeux, v. 1, cf. v. 17, œil noir/bleu, le jour/la nuit, en début et fin du même vers 6, puis formant un chiasme ; C’est qu’il s’agit d’une missive empreinte de moquerie vu la politesse affectée, puis l’autodérision finale. Le ricanement réitéré (v. 6, puis 18) des indolents renvoie à leur échange verbal, audible certes, mais aux antipodes d’une relation réelle, ce qui provoque la moquerie des «deux silvains hilares»…
Mais l’on retrouve la sensualité et deux sens, dans Colombine : yeux trois fois dans ce poème, l’audition avec la séquence musicale du v. 13, le dis-moi du v. 28 ; faut-il percevoir de l’olfactif dans «rose» ?
Moins explicitement sexuel, puisque très allusif, avec l’arc bandé du v. 3 qui évoque l’érection, et le songe du v. 4 qui dure tout un jour, L’Amour par terre, malgré l’ambiguïté du titre qui fonctionne comme une invite obscène évoque la vue avec le verbe «voir» (deux fois) puis «tableau» (v. 14), «œil» (id.), les couleurs du v. 15, «pourpre» et «or», couleurs royales…. Si le vent de l’autre nuit (2 occurrences) n’est donc plus là, la présence du souffle est perceptible au v. 9, avec l’absence du souffle de la vie, puisque ce poème exude la tristesse (3 fois ! dont deux avec une interjection). Le piédestal semble une pierre tombale avec son inscription peu déchiffrable (v. 7 – 8)…
Le poème suivant, ne serait-ce que par son titre, En Sourdine, évoque le sens auditif, peu excité : «silence profond»… Les sens extasiés du v. 6 ont comme disparu. Restent la sensation tactile, quasi évanescente, du «souffle berceur et doux», la vision d’un «gazon roux» en lac («rider les ondes»), de «chênes noirs», puis le chant du «rossignol», porte-parole du «désespoir».
Dans le dernier poème, il serait trop directement répugnant d’évoquer l’olfactif, pour ne pas parler du gustatif. Les trois autres sens se retrouvent dans le deuxième distique, mais ils s’amuïssent avec «morts/molles» en assonance, «à peine». A mon seul nom=audition ; vois-tu=vue ; joindre les bouches=tactile, reprenant dans le désordre les mentions du deuxième distique en terminant d’abord sur la vue (bleu/noir), puis l’ouïe, comme inutile : la nuit seule entendit…Le mot extase, de présent qu’il était dans le premier poème, n’existe même plus comme souvenir ici. Le recueil s’achève sur des paroles inutiles, sans récepteur ni émetteur en fait ; le message est inutile. Comme la poésie ?
3. les 4 éléments – en hommage à Bachelard - qui se manifestent au fil des poèmes :
L’eau, de façon inattendue vu le titre, dans Clair de Lune, avec la répétition de jets d’eau, éternellement recommencés. Dans Pantomime on retrouve l’air dans le dernier tercet (fin du v. 11). Si, explicitement, Sur l’herbe, de par son titre, évoque la terre, au deuxième quatrain, abonde le champ lexical du feu : flamme, noirceur, étoile. Ainsi les quatre éléments sont-ils évoqués en ce début du recueil.
Si c’est implicitement que la terre se retrouve dans les trois poèmes suivants (avec l’Allée où passe, sous les ramures, une femme désirée, non sans réticence ; A la promenade, où le déplacement («vont flottant, mouvements d’ailes») des couples semble faire place, lors de leur échange verbal («devisons») à une pause très sensuelle («lutinent» ; Dans la grotte, encore de par son titre), le champ lexical de l’air est particulièrement riche dans les 5 premiers vers d’A la promenade, («ciel, flottant légers, airs, mouvement d’ailes, vent doux ride») avec le contraste du feu, souligné dans les 3 vers suivants (syndèse en début du vers 6 de :Et, étagement des compléments du nom, la lueur du soleil en une notation impressionniste : bleue, l’opposition : lueur et ombre, les deux e muets amuïs).
Notons que Dans la grotte, au-delà du titre déjà mentionné, comme pour conforter l’inscription du texte dans l’espace, les compléments de lieu abondent, avec des natures et des constructions variées : adverbes : là (v. 1), céans (archaïque=ici, v. 5), en groupe nominal : à vos genoux, v. 1, dans maints combats, v. 6, à bas , v. 7, aux Champs-Élysées, v. 10 (=les dessous de la terre), en complément du nom : le nom propre Hyrcanie, en fin de v. 3.
Dans Les Ingénus, le sens étymologique souligne bien l’importance du Lieu, puisque ce terme signifie en latin «nés dans», d’où, par dérivation du sens, le fait de ne pas être sorti de chez soi, que ce soit un trou (sens péjoratif), d’où niaiserie ou que le monde extérieur soit corrompu (sens laudatif), d’où innocence, comme dans le conte philosophique de Voltaire ; on trouve un dérivé de la terre avec «terrain» au v. 2, en compagnie du «vent», donc de l’air en fin de vers.
Si, dans Cortège, se déroule une théorie (=procession en grec) de par les escaliers, sans autre mention locale, la décoration de la grotte, cette dernière déjà évoquée auparavant, permet de mêler à l’élément solide le liquide, par le terme coquillage. Le distributif déterminant «chaque» au tout début du poème, après le titre au pluriel, multiplie leur nombre, puis ils sont décrits en les rapprochant de la femme aimée et possédée, par un pronom en accumulation au début de chaque strophe, souligné par un balancement (celui-ci… et celui-là) au 4ème tercet. Ici, cette décoration, grotesque au sens étymologique du terme, permet de mêler intimement l’eau, puisque les coquillages ne se conçoivent pas sans elle, et la terre : «incrusté dans la grotte» et est l’incarnation d’une fusion des deux éléments précités
L’air et le feu sont rappelés plusieurs fois dans le poème suivant , par leur champ lexical: l’air si frais (v. 9), senteurs (v. 12), pousser leur haleine (v. 14), Tant le Zéphir souffle (v. 17 ; expression hyperbolique : le zéphir est peu intense… et paradoxalement banal avec son orthographe simplifiée là on l’on attendrait zéphyr), Dispersant l’… effluve, ciels en fin de v. 25, rafraîchissantes brises , Un vent (v. 34-35), lancèrent leurs odeurs (v. 38), bises (v. 50) ; le feu avec l’Été férut (v. 4, verbe archaïque=frappa), l’ardeur du soleil (en quasi pléonasme au v. 15), canicule en fin de v. 44. Les deux strophes finales, avec la vitesse évoquée, rappelle bien sûr l’air…
La terre se rappelle à nous dans Fantoches, avec le Dottor Gratiano qui herborise (mais cueillir des simples n’est pas si simple, puisqu’il faut les reconnaître) dans la banale herbe brune. Brûlée par l’été ?
Cythère, précédant En bateau ne va pas sans rappeler l’eau, puisque c’est une île et nous y rencontrons les trois autres éléments (l’un quasi explicitement avec le vent du v. 5, l’air ambiant est agréable), la fièvre est un feu intérieur (en fin de v. 9), le pavillon au début du premier tercet (v. 1) se dresse sur la terre.
L’eau (v. 2, v. 15) encadre En Bateau, en surenchérissement du titre. Il est en jeu avec le feu, lui-même encadrant la première strophe, avec l’étoile (début v. 1) et le briquet (v.3).
Ce jeu de la fusion se retrouve dans Le Faune à la fin du v. 1, avec terre cuite (ce faune est une décoration banale d’un jardin au XIXème, avec un matériau nettement meilleur marché que le marbre…
Mandoline s’achève sur l’évocation de l’air, avec «les frissons de brise» (sic !) au v. 16, comme attendu vu le titre, puisque c’est un instrument de musique générant une mélodie sautillante et excitante, propre à éveiller la gaieté, mais dont la monotonie finit par lasser, lassitude dont certains poèmes font preuve. Ceci est repris dans A Clymène (dont l’étymologie est elle-même pertinente puisque ce terme signifie : «(celle) étant entendue/écoutée», voire «obéie», donc en rapport avec la voix), par «barcarolles», v. 1, évoquant un type d’air, puis «voix» au v. 5, «musique» au v. 15?
Les deux pièces suivantes, vu leur artifice théâtral ne renvoient à aucun des 4 éléments…
Un autre élément, outre la terre impliquée par le monde au v. 21, se retrouve dans la quatrième strophe de Lettre : le feu a vec les flammes, où la métaphore des feux de l’amour est présentée comme telle, vu le superlatif de supériorité : les plus célèbres, suivi du complément du nom ténèbres : les grands cœurs.
Tout ceci se retrouve dans L’Amour par terre, l’air à l’initiale des deux premières strophes : «le vent», avec un écho au v. 6 avec «le souffle du matin», les mentions de la terre ont lieu par le truchement du «parc» en fin du v. 2, «jeté bas», au v. 5, «(debout) le piédestal» au v. 7 puis 9, «l’allée» au v. 16 ? Comme dans En sourdine où air, terre, eau, voire feu sont intimement mêlés à la quatrième strophe : «souffle» (air), «rider les ondes» (métaphore aquatique), «gazon» (terre) «roux» (feu). Et ne peut-on voir dans les paroles évanescentes de Colloque sentimental un dernier souffle… sur terre ?
Ainsi, Verlaine évoque-t-il les quatre éléments en privilégiant sur l’ensemble de son recueil la terre, l’eau étant mise au pinacle au début pour laisser la place à l’air, avec une touche espacée de feu… Ainsi se finissent les Fêtes galantes… De la musique en toute chose !
4. les trois domaines chers à Aristote avec les règnes
N’allons pas plus chercher une nature sauvage, non travaillée : la taille, le travail humain sont là pour s’en occuper.
Ø la présence des arbres comme cadre pour l’amour (Clair de lune, A la promenade, singulier dans : l’Amour par terre) avec leurs ramures (l’Allée, En patinant, Mandoline), tilleuls (A la promenade), pins, arbousiers proches des arbustes (En Sourdine), chênes noirs (En Sourdine), branches (Les Ingénus, En Sourdine), charmille (Fantoches), buisson (Colombine, en décor)
Ø du gazon (implicitement : Sur l’herbe) les simples (plantes médicinales – aphrodisiaques ou abortives ?) et l’herbe brune (Fantoches), boulingrins (Le Faune), gazon roux (En Sourdine), gazon redevenu sauvage dans le parc de Colloque sentimental : avoines folles.
Ø les fleurs de nos jardins: roses, lilas et fleurs (En patinant, voire le verbe fleurira en fin de poème), rosiers, roses (Cythère), rose au chapeau (donc fleur coupée ou artificielle ! Colombine)
Ø la mousse (L’Allée) non sur des arbres mais sur des bancs,
Ø les oiseaux (Clair de lune), - dans un parc onirique, puisqu’ils concernent l’âme, perruches – en cage - (L’Allée, Lettre), ailes (A la promenade, en métaphore), papillon (L’amour par terre), - dans un parc -, rossignol (qui se moque ! Fantoches), pathétique dans En sourdine, - donc en fait un poncif poétique bien éculé, cygne – en métaphore (A Clymène),
Ø la tigresse (Dans la grotte), ici animal mythologique, le singe, en animal de compagnie curieusement en compagnie d’un négrillon – sic ! (Cortège), les coquillages (en décoration artificielle dans une grotte non naturelle, en fait des moules), chien, chat, nos chers animaux domestiques (Lettre),
Ø
Nous n’évoquerons pas ici les êtres humains : personnages
de la commedia dell’arte comme amants heureux ou déçus, ils sont par trop
au-delà de
5. le corps et l’âme, si l’on suit Platon:
Nous retrouvons tout un blason du corps féminin dans ce recueil…
Même s’il débute paradoxalement par l’âme, dans Clair de Lune, ici associée au paysage, en une inversion inattendue du rapprochement. Les termes sont certes positifs : «choisi» en fin de v. 1, «charmant» (puisque l’on cherche à charmer plutôt quelque chose d’agréable. Quoique…), v. 2, suivi du v. 6 : «L’amour vainqueur et la vie opportune», «bonheur» en fin de v. 7, «calme et beau». Ce contexte positif renvoie à l’aimée, singulièrement contrebalancée par : «quasi» (en quasi contre-rejet en fin de v. 3) «tristes», adjectif assez inattendu vu ce qui précède («charmant, jouant, chantant») et dont la rupture de ton est accentuée par l’anacoluthe : deux participes présents («jouant/dansant») en polysyndèse («et…et») avec un adjectif («tristes»), repris au singulier à la troisième strophe, conforté par l’ambigu : «sangloter d’extase»… mais l’optimisme rejaillit d’autant plus fort avec l’insistance de la répétition du même groupe nominal : «les jets d’eau», qui semblent s’ériger, si le terme n’est pas trop fort, dans le dernier vers («grands, sveltes») ; «les marbres» renvoient à un paysage courtois traditionnel : un arbre, un bassin, un perron ou un bloc de pierre, lieu dans les romans courtois où le chevalier attend sa dame, un endroit propre à la rencontre charnelle des amants. A ce parc vivant s’oppose celui, solitaire et glacé, du Colloque sentimental. Solitude renforcée par la disparition du récepteur virtuel : «l’on entend leurs paroles», du v. 4, avec son déni absolu au v. 16, «Et la nuit seule entendit leurs paroles». Est-ce le destin de ceux qui «n’ont pas l’air de croire à leur bonheur», v. 7 de Clair de lune ?
Les besoins du corps dans Pantomime sont satisfaits : boire d’abord («flacon», v. 2), puis manger («entame un pâté», v.3), plus proche de l’hédonisme que de l’épicurisme strict (un ascétisme où l’on satisfait aux plaisirs naturels et nécessaires, donc boire de l’eau, manger frugalement des produits simples sans raffinement), hédonisme ici souligné par le réalisme dont le prosaïsme est assumé : «pratique» (v. 3) ; Plus poétiquement, l’Amour se découvre dans la brise en fin du v. 11, et le cœur parle, en polyphonie. C’est donc lui qui réconcilie le corps et l’âme, nonobstant la dichotomie que le disciple de Socrate instaure entre les deux…
Le corps – et le désir qu’il suscite - est omniprésent dans Sur l’Herbe : après le grotesque : tu mets de travers ta perruque, une nuque apparaît ; l’idéal est déprécié en fait par l’outrance du propos : Que je meure, Mesdames, si (avec un enjambement soulignant combien ce souhait est gratuit, vu l’impossibilité de la suite), je ne vous décroche une étoile – là où l’on attendrait plutôt la lune. De toute façon, on retrouve immédiatement le trivial du réel : je voudrais être petit chien… Verlaine prône une fête débridée, avec mélange des partenaires : «Embrassons nos bergères l’une après l’autre», mais on reste plus proche des embrassades d’une ronde enfantine, comme l’évoque la ritournelle do, mi, sol que d’une orgie.
Le corps est ensuite en présentation dans L’Allée avec le maquillage : Fardée et peinte ; la femme admirée s’affiche : nœuds énormes de rubans, artificieuse : avec mille façons et mille afféteries (termes peu laudatifs avec le parallélisme et la multiplication), longue robe, larges bagues, elle-même pétrie de contradictions :fluets/larges, vagues/maint détail, elle sourit/tout en rêvant, car le rêve, au rebours de toute attente, n’occupe pas ici le centre de la conscience, orgueil/inconscient. Ceci ne va pas sans une prise de distance de l’émetteur (déjà rencontré via le on du v. 6) : en somme, d’ailleurs, plus, un peu : on perçoit bien l’évaluation. L’esprit, induit par le rêve, ne s’envole pas.
Attentifs à leur tenue, les amants dans A la promenade : costumes clairs (v. 2), légers, en accord avec le comportement ludique des couples. On retrouve l’observateur, avec son outrance affectée et amusée : immensément excessive et farouche, une superbe hyperbole, au demeurant, assez ; le corps est bien présent, avec le jeu de mains, ainsi que l’esprit : nous devisons délicieusement, v. 11.
Après la déclaration effrénée de Dans la grotte, dont l’outrance dénonce l’artifice, avec le poncif du cœur percé d’une flèche, le corps s’impose chez les Ingénus, d’abord par ses accessoires : «hauts talons, longues jupes», cachant «des bas de jambes» ; «le col», les «nuques blanches» sont l’objet des regards, mais finalement, tout ceci est en rupture avec l’«âme», au v. 12… Et le corps de prendre seul la suite, non sans orgueil, avec l’exhibition de la dame (v. 10), plus ou moins volontaire, en tout cas, assumée : «pas… sensible».
Dans Les Coquillages, la métaphore du corps féminin se précise de plus en plus, sans arriver toutefois au dévoilement, ainsi suspendu et rendu d’autant plus désirable : l’énumération des parties du corps les rend tangibles, et le poète évoque, non pas la chose, mais l’effet qu’elle produit en reprenant les propos de Mallarmé en 1864, dans une lettre à Cazalis…
Avec En patinant, Le corps finit même par imposer ses pulsions au point d’occulter l’esprit, en Été, et ce n’est pas présenté comme positif : il n’y a pas d’intensité tragique au printemps où l’apaisement du désir par le zéphir (sic !) provoque la quiétude affective et spirituelle en fin de strophe 5 («l’esprit vaque»), confirmée par toute la strophe 6 : la crise ne monte pas à la tête, l’âme elle-même ne se prend pas au sérieux : «à fleur d’âme», v. 28, comme à fleur de peau. La strophe suivante évoque bien une ataraxie épicurienne, dont la nostalgie subsiste, vu les trois exclamatives accumulées. Avec l’Été, la rupture, «mais», au milieu de l’octosyllabe 33, lui-même au milieu du poème de 64 vers : L’âme, surprise par l’intensité du désir, en reste prisonnière et perd, dans son laisser-aller, toute acuité : «quel vague dans les pensées» (v. 48). On est alors aux antipodes de la fin’amor, que l’on retrouve à la strophe antépénultième : de «l’élégance» avant toute chose. Et foin du jeu des mains, puisqu’elles sont dans le «manchon» ! Pas de comportement déplacé : «tenez-vous bien», nonobstant, bien sûr, l’ambiguïté d’un tel ordre : n’est-il pas énoncé pour mieux inviter à son déni ? Toujours ces propos ambivalents chez Verlaine…
Les Fantoches laissent libre cours à leurs instincts nocturnes, non sans moquerie chez Verlaine, puisque le rossignol, dont la réputation n’est plus à faire, clame à tue-tête, en une expression inadéquate, donc comique.
Même distanciation à Cythère, où il y a plus de promesses que d’accomplissement réel ; les deux amants semblent bien se satisfaire de la consommation de sorbets et de confitures, bien triviaux avec leur faim d’ordre physiologique et non sexuel, comme classiquement attendu, sans chercher en fait le plus outre, l’union charnelle – ce qui, dans le pavillon, pourrait provoquer des courbatures…
Ce n’est que l’union des corps, sans suite (cf. course brève, v. 14), sans le toujours de l’amour, que recherchent les partenaires dans En bateau et les mains sont audacieuses, sans retenue aucune, strophe 2. Le Faune est dans son droit fil : La fête galante, une fois achevée (v. 6-8), n’augure pas d’une suite heureuse (v. 3 – 4). En fait, on conte fleurette pour s’occuper, faute de mieux, avec une mise en abyme pleine d’humour (v. 7 – 8), un autoportrait en autodérision : «Et c’est Damis qui pour mainte cruelle fait maint vers tendre». L’âme semblerait retrouver sa place dans A Clymène, vu le champ lexical de la spiritualité: «mystique, cieux, voix, étrange vision, insigne» (terme relevé pour : remarquable), la blancheur avec : «pâleur, cygne, candeur», «tout ton être» (en une remarquable allitération !), «musique, anges, almes» (la musique nourrit l’âme !), «cœur subtil», avec l’acceptation finale du croyant : «Ainsi soit-il», veine que Verlaine exploitera dans la Bonne Chanson et Jadis et Naguères…
Nous avions vu que dans En patinant, le corps prenait le pas sur l’âme, ici, c’est le contraire, comme le préfigure le chiasme du vers 6 : «Le jour dans mes pensers (en un superbe énallage – changement dans la catégorie du discours , de verbe à nom – ce qui privilégie l’action par rapport à l’abstraction, donc le corps par rapport à l’âme ?), dans mes rêves la nuit» : nous avons : mon corps faisant place à mon âme… Mais cette désincarnation, préfigurant la mort, est un sujet trop sérieux et s’ensuivent deux pirouettes: je suis, très chère, ton valet, la première, laisse captieusement place à une déclaration brûlante qui s’éteint brutalement sur une redite : sur ce, très chère, adieu...
Verlaine tente une autre déclaration : Avec la mort des amants, thème ô combien courtois de la littérature : Tristan et son Iseut, Roméo et sa Juliette, Pyrame et sa Thisbé, thème déjà abordé dans ce recueil (*********), la disparition du corps est censée permettre la fusion éternelle des âmes ; cette belle image, prégnante dans l’inconscient européen à en croire Denis de Rougemont dans son essai, l’Amour et l’Occident est tournée en dérision dans… les Indolents, bien loin du Mal d’amour, de la passion dont l’étymologie est éclairante ici.
La déception, la conscience du néant, qui a inspiré l’Ecclésiaste, se retrouve dans le poème suivant : Colombine traîne à sa suite une théorie de soupirants fascinés, en une sorte de curieuse danse, en fait macabre, dont elle seule sortirait déifiée : les autres sont condamnés, avec ou sans notre estime : «mornes ou cruels Désastres». Mais ceci n’est pas sérieux : «dupes» clôt ce poème.
L’amour est bien par terre. L’aimée mérite-t-elle notre passion ? La commune union des âmes est-elle possible ? La question posée n’a pas de réponse, mais le «bien que» sceptique du v. 14 augure mal de la suite… Dans En sourdine, le couple n’arrive pas, malgré les appels implicites du poète, à l’unité : «ferme tes yeux», puis : «laissons-nous», car le poète est en fait «la voix du désespoir», au v. 19, seul sentiment qui reste en commun aux amants, voire rien du tout, le néant, comme semble nous le signifier Colloque sentimental… où le corps est mort t, voire en putréfaction : leurs yeux sont morts et leurs lèvres sont molles au v. 3 ; l’union des âmes a disparu elle aussi, cf. v. 10 ; reste la nuit seule en conclusion au v. 16…
6.l’amour car ce qui précède est bien sérieux par rapport au message de jouissance dont est porteur ce recueil : il y a aussi quête du désir, recherche de son assouvissement sans fard : la nature reprend ses droits. Faites galante(s), au singulier comme au pluriel ? Nous partageons alors les fantasmes les plus avoués de notre poète maudit. Passons-les en… revue !
L’aimée est vouvoyée d’emblée dans Clair de lune, mais si «l’amour est vainqueur», le scepticisme, l’incrédulité sont là : «ils n’ont pas l’air de croire à leur bonheur». Faut-il voir une image de satisfaction sexuelle dans l’expression : «sangloter d’extase les jets d’eau».
Ne nous attardons pas sur l’enlèvement de la femme inaccessible, car rêveuse, dans Pantomime.
Sur l’herbe est plus tangible : deux allusions sont précises (pourquoi mettre «de travers sa perruque», sinon quand on se rhabille, encore un peu troublé après l’acte amoureux, et la «nuque» de Camargo est exquise), avec l’ambiguïté sexuelle des partenaires : qui apprécie la nuque de Camargo ? L’exhibitionnisme dont fait preuve l’abbé «dévoile» non seulement ses turpitudes, mais aussi son corps : le dévoilement de la «noirceur» n’est-il pas celui de la soutane, noire ? Ce symbole d’humilité devient alors celui de l’impureté… Et l’intimité (in)discrète est induite par l’évocation du «petit chien» (v. 9), qui a habituellement droit aux caresses de sa maîtresse ainsi qu’à la protection chaleureuse de son manchon, que l’on retrouve au v. 61 d’En patinant. Cette fête galante s’achève sur une bacchanale quasi orgiaque : «Embrassons nos bergères l’une après l’autre», puisque l’interrogation qui s’ensuit : «- Messieurs, eh bien ?» marque, sinon l’attente d’une suite, du moins une surprise interloquée de tant d’audace… Au reste, toute soutane soutirée, quelle autre lune (avec le contraste noir/blanc, cf. étoile) «se dévoile», vu le salut final à «la Lune», une obsession refoulée ? Car on décroche habituellement la lune, et non «une étoile» comme au v. 8…
Verlaine partage ensuite avec Baudelaire le fantasme de la passante, comme le prouve le début du v. 3 de l’Allée : «Elle passe», et ce terme même se réfère à une réalité hautement désirable, car elle semble se rendre à un rendez-vous galant, «avec ses doigts fluets».
Comme «la main imperceptible»
d’A la promenade… qui reprend le
thème de la promenade «érotique», cette fois-ci en groupe. Il s’agit de
jeu de main, jeu de baiser, jeu des
yeux dans les deux derniers quatrains, en accord avec
Auquel Verlaine semble très réceptif dans le dernier vers de Dans la grotte, en une expression contournée : «dès que votre œil m’eut lui» et comme l’attestent les nombreuses occurrences de ce terme et de son champ sémantique dans ce recueil.
«Les jambes, les nuques blanches», déjà rencontrées dans le blason, fascinent les voyeurs dans les Ingénus qui ne portent bien ce nom que parce qu’ils ne s’attendaient pas à des «mots spécieux».
Dans Cortège, au vers 8, le singe fait l’homme et ne perd pas des yeux «la gorge blanche», le négrillon, lui, regarde une autre partie du corps, au v. 16 : «voir ce dont la nuit il rêve», partie déjà évoquée à mots couverts dans Sur l’herbe.
La même fausse pudeur se retrouve dans les Coquillages : «la grotte où nous nous aimâmes», car l’orgasme, masculin comme féminin, est bien évoqué sans fard : «Je brûle et tu t’enflammes», puis le nonchaloir : «langueurs, pâleurs, lasse», de la partenaire, alors que le mâle semble se rengorger de sa (pseudo-)supériorité : «yeux moqueurs» (encore eux !). Nous retrouvons l’obsession de la nuque, invisible dans une position, devenue classique, du coït humain (cf. le film la guerre du feu…). Glissons sur l’allusion sexuelle du dernier vers solitaire (sic !) : «un, entre autres, me troubla», où la terre (via la matière, le calcaire, du coquillage), germinative, nourricière, et l’eau, celle de la mer et autre symbole féminin (cf. Aphrodite naissant de l’écume – sine commentariis), se retrouvent dans un dernier bivalve car la vulve est aussi, selon le Littré, une dépression longue et peu large à la partie dorsale de certaines coquilles bivalves, bivalves dont la moule fait partie… Nous ne nous étendrons pas non plus sur les parties implicites induites par l’expression : «entre autres», car les appas (féminins par définition !) ne peuvent être que pluriel…
Les effets collatéraux de la passion apparaissent en Été dans En patinant, à la douzième strophe, après le «vent de lourde volupté» du v. 35, en passant par «les calices vermeils», puis, «Rires oiseux, pleurs sans raisons, Mains indéfiniment pressées, Tristesses moites, pâmoisons» (v. 45-47) : cette dernière indication (dans cette accumulation où les deux structures ternaires centrales sont encadrées de deux binaires, le tout en construction parallèle), par sa singularité en fin de ces phrases nominales, donc d’autant plus prégnantes, semble bien une allusion à la «petite mort». Une des obsessions verlainiennes dans sa quête de l’Amour ?
Toujours en quête de son nid,
de sa loge de feuillage, comme dans Tristan et Yseut (cette évocation du
monde courtois est appelée par les v. 54-56 du poème précédent: «En l’élégance
réclamée De tout irréprochable amant Comme de tout digne aimée» : «la
charmille» dans Fantoches (v. 8) et
«Un pavillon à claires-voies» dans Cythère.
L’esquif (v. 14) dans En bateau est un autre réceptacle pour ce type d’activités. Il se prête aux caresses audacieuses, peut-être via son roulis… aussi bien de Verlaine que de ses compagnons de voyage : «Messieurs», en synérèse alors que l’adjectif «audaci-eux» est en forte diérèse, vu l’amuïssement du e muet du verbe être. Nous avons droit aussi à une œillade coquine d’Atys (sans effet à prévoir puisque ce dieu Phrygien aimé de Cybèle s’est émasculé pour avoir manqué à son devoir de chasteté ! Nonobstant, la littérature galante a repris ce nom), voire salace, vu l’adjectif «scélérate», alors que la personne visée reste de marbre car «ingrate». Puis une situation souvent évoquée dans la littérature érotique des XVIII-XIXèmes : le confesseur suborneur et licencieux au v. 10 : L’abbé confesse bas Eglé (l’une des trois Grâces, type de beauté, si l’on songe à Rubens, auquel est sensible Verlaine, cf. l’adjectif grasse dans le texte, v. 12, l’Allée, v. 12, les Coquillages; la lourdeur est perçue comme positive et sensuelle dans le texte), avec l’ambivalence du verbe confesser, qui peut avoir le sens obscène de faire l’amour ; au reste, Verlaine doit être sensible aussi au jeu de mots possible… Encore plus floue, la présentation du vicomte déréglé qui donne à son cœur la clé des champs, donc le laisse libre de vaquer à sa guise, toute fidélité perdue… On retrouve l’ambiguïté de la lune qui se lève, comme dans Sur l’herbe. Avouons donc, sans fausse pudibonderie, que ce recueil a aussi des fortes résonances érotiques, et ceci est n’est pas pour nous surprendre : le recueil Les Amies (1867), des poésies saphiques – à moins que l’on ne préfère le terme de lesbiennes – est de deux ans antérieur au nôtre.
Au rebours de la satisfaction des pulsions que décèle ce qui précède, les trois poèmes suivants nous évoquent le bonheur d’être ensemble, de se trouver en compagnie de la femme aimée («conduite» au féminin) : «ces instants sereins» en fin de quatrain I dans Le Faune, «donneurs de sérénades et belle écouteuses (v. 1 – 2), mainte cruelle (v. 7 – 8), robes (v. 10), molles ombres qui tourbillonnent (v. 12 – 13)», dans Mandoline, «Chère» en apostrophe au début du v. 3 suivi de tout un blason du corps féminin dans A Clymène, Et ceci ne va pas sans musique, notons la présence de l’accompagnement sonore : «le son des tambourins», v. 8 du Faune, «sérénades (fin v. 1), chanteuses (fin v. 4), mandoline (v. 15)» – même si elle jase ! – dans la pièce éponyme ; A Clymène : barcarolles (fin v. 1), musique (début v. 14), cadences (fin v. 17), En sourdine reprenant en leitmotiv ce thème, avec d’abord, paradoxalement, le «silence profond», puis le «souffle berceur», pour finir «le rossignol», ce pour demander, espérer vu le futur ensuite (5ème strophe), une fusion des «âmes», des «cœurs»…
Entre-deux, Verlaine badine : il se moque ouvertement de sa dame dans Lettre, car après moult déclarations (pseudo-)enflammées (v. 1 – 12), il frôle ensuite la muflerie, avec sa remarque déplacée : «dont j’eusse aimé l’œil noir», et surtout le : «palsambleu ! » (vieux juron signifiant : par le sang de Dieu, transformé ainsi par superstition, comme Diantre pour Diable ou Jarnicoton pour : jarnidieu, cher à Henri IV), compte non tenu de la pirouette finale (v. 30 – 32) ;
Au reste, si nous reprenons maintenant un des fils possibles de ce recueil, nous aurions un mouvement de va-et-vient entre les deux facettes, spirituel et sexuel, de l’amour : le poétique dans Clair de lune, Pantomime avec la mise en valeur du sentiment dans la dernière strophe par contraste avec le prosaïsme des 3 premières comme pour souligner que la pulsion physique est là aussi ; elle est ensuite assumée, donc une rupture franche (cf. le titre sans fard), en fait une orgie avec Sur l’herbe ; l’aimée est alors comme mise à distance, mais désirée dans l’Allée, on assiste à un jeu d’amoureux dans A la promenade, comme Dans la grotte, les Ingénus ne vont pas plus loin, comme dans Cortège – dont le pendant plus sensuel est Colombine ; Les coquillages se montre… coquin ; En patinant évoque ces deux versants et opte finalement pour la distance, plus ou moins respectueuse, plus ou moins respectée, car l’Été reviendra ! De fait, c’est bien la satisfaction des pulsions que prônent Fantoche, Cythère, (mais la quatrième strophe ? donc un processus inverse de Pantomime ?), En bateau, puis, dans le droit fil des Faune, Mandoline et A Clymène, Lettre nous invite à la fusion éternelle des amants, au v. 12 : «mon ombre se fondra pour jamais en votre ombre», qui se montre l’avers positif de Colloque sentimental , immonde si on le prend stricto sensu… Derechef, ici, le retour à la possession physique est perceptible, car que faire de mieux que «causer», v. 30 ? La réponse chez Verlaine est évidente.
Avec Les Indolents, on pourrait croire, par la mort des amants, à l’évocation des plus célèbres couples de la littérature européenne, Comme Tristan et Yseut, Pyrame et Thisbé, Roméo et Juliette, Pyrame, mais la partenaire féminine, elle, ne délire pas. La pirouette finale : «Hi ! hi ! hi ! les amants bizarres !» (v. 18) semble signifier que l’amour digne de ce nom ne peut perdurer que dans la mort. Mais ce propos est trop sérieux par rapport à la danse verbale du texte ! La suite est une farandole effrénée sous la houlette, voire la férule de la maîtresse sévère qu’est Colombine, dans la pièce éponyme : c’est une ingénue perverse… L’amour par terre vient confirmer cette désunion, cet amour sans avenir. Resterait-il la possibilité d’un amour apaisé, en une union sans désir sexuel, sans «dessein» comme dans En sourdine ? Mais Colloque sentimental de s’amuïr sur l’incommunicabilité entre les êtres, la mort clôt le débat… Notons que l’on retrouve le même désenchantement dans les tableaux de Watteau, marqués, au-delà de l’apparence festive, par une profonde mélancolie, une angoisse quasi physique quand on regarde bien ses compositions… Après Fêtes galantes, amour ne rime plus avec toujours : la possession du corps n’est qu’une illusion…