Micromégas,
commentaire : I, 1 – début de 5.
Ce
texte présente d’abord l’intérêt d’être l’incipit de ce qui s’avère
un conte d’où des renseignements, bien structurés, avec vivacité :
d’emblée le genre littéraire semble affirmé par l’auteur, vu le sous-titre : histoire philosophique. Ce récit, une histoire, a donc un message à porter, puisqu’il ne s’agit pas de l’histoire de Micromégas, à l’instar d’une Histoire de Charles XII ou d’un Siècle de Louis XIV. Bien sûr, Voltaire joue sur le terme histoire en évoquant le sens de la vue : le conteur qui dit «je» est bien un témoin, ou du moins, vu la suite, celui qui transmet les propos, voire les histoires de Micromégas… Et tout ceci s’avère être des histoires, un démarrage trompeur car nous retrouvons en fait le schéma narratif du conte, avec son cadre spatio-temporel classique. Le lieu est en fait flou : «monde de l’étoile Sirius», comme le dit le titre du chapitre I, «Une de ces planètes», commence le paragraphe 1, au démonstratif «ces» trompeur, puisque, même féru d’astronomie que nous sommes, nous n’en savons rien – ou seulement tout dernièrement avec la mode des exoplanètes, sans oublier la distanciation exotique impliquée par le terme : «nommée» ; Le «dans» du début, à la réflexion, n’est pas de la plus haute précision : on attendrait plutôt : «sur»… le temps n’est pas mieux cerné: le présentatif «il y avait» reporte dans un passé évanescent le personnage présenté, par une seule qualité; Le conteur intervient à la première personne, avec «l’honneur de connaître» soulignant implicitement la qualité nobiliaire de ce dernier. C’est un voyageur avec «voyage», et l’ambigu «dernier», car c’est le premier et le dernier qu’il fait sur terre, à lire le texte. Au reste, notre témoin ne peut connaître les suivants, s’ils existent. Le dépaysement, déjà induit par l’éloignement astronomique, se confirme par la dépréciation de notre terre : «petite fourmilière». Les présentation se font simplement, avec une remarque apparemment anodine, mais cruelle pour l’orgueil de la haute noblesse : «nom qui convient» etc. Suit la hauteur du personnage, très précise ; ceci donne lieu à un développement sur tout un paragraphe, le troisième concernant son tour de taille. Le texte reviendra ensuite, au 4ème §, à ses performances intellectuelles. On a donc un portrait en chiasme (esprit, corps/corps, esprit), les 3 premiers étant très courts, avec la suppression de la description du nez, qui avait le défaut et d’allonger et d’avoir une connotation obscène avérée, ce qui n’est pas dans le ton léger du conte, même s’il doit être un peu salé. Entre la hauteur et le tour de taille, une longue digression pour prouver par A+B que ce qui est évoqué est possible, que le scepticisme face à de telles… fadaises ? n’est pas de mise ici, c’est une preuve d’étroitesse d’esprit. Paradoxalement, à la constatation de l’observation clinique avec les mensuration exactes s’oppose le mouvement de la pensée au 4ème paragraphe.
Reprenons, après cette étude du plan (mouvement du texte serait plus judicieux à l’oral !). Le conteur continue ses interventions : «j’entends». Suit un style indirect libre, où la longueur de la démonstration, pesante – on sent la démarche systématique du géomètre - s’oppose à la vivacité du début : Voltaire varie aussi la longueur de ses phrases…. Le problème est alors posé dans toute sa rigueur, avec un respect affiché extérieurement avec le terme : «Monsieur». Notons en passant que le système de Sirius, apparenté, vu ses planètes, à notre système solaire, devient plus banal : «habitant du pays de Sirius», et que la trouvaille n’a rien de rare, malgré sa mise en valeur amphigourique (cf. la répétition de : «trouverons», soulignée, relancée par l’incise : «dis-je»). Cette avalanche de nombres endort la réflexion du lecteur… à peine réveillé par «notre petite terre». Cette longue période est contrebalancée par la remarque générale qui annihile tout reste d’esprit critique : «rien n’est plus simple», on n’ose alors s’infliger le ridicule d’interroger. En prime, une maladresse due à la simplicité apparente du texte : «et», et non «ni» comme attendu. Avec une contradiction lexicale : il est «ordinaire» qu’il y ait de «prodigieuses» (alors que ceci n’évoque rien de commun !) «différences» dans «la nature», qui a bon dos : répétée deux fois… simplicité syntaxique encore que le singulier : l’empire, à la place du pluriel plus grammatical… et toujours plus à l’Est, «Turquie, Moscovie, Chine», avec l’inattendu «êtres», alors que Voltaire vient de comparer plus des planètes que des animaux, comme l’implique le sens commun d’«êtres»… Micromégas est bien un grand : «Son Excellence», appellation d’un valet ou serviteur, roturier comme l’était Voltaire… Le conteur prend appui sur ses propres dires pour confirmer la teneur de ses propos, non sans humour : «étant de la hauteur que j’ai dite»… Et notre personnage a droit aux supputation de tous nos artistes, vu l’anaphore «tous», ainsi convoqués. Nous restons dans le cadre de l’enjolivement propre au conte, du moins à son début car nous avions eu : «beaucoup d’esprit, j’ai eu l’honneur», c’est ici une «très jolie proportion». Quelques courtes phrase, puis on s’attend à l’événement déclencheur, perturbateur. On croit le tenir : qu’est-ce qui va rompre la routine scolaire ? et la conjonction de subordination temporelle: «lorsque» semble l’exposer, comme un événement obvie. Mais on ne voit pas ce que peuvent apporter, comme rupture, dans ce bonheur traditionnel et commun, ses calculs… La suite n’est pas plus éclairante, avec une activité scientifique un peu répugnante : «il disséqua beaucoup». Mais «de ces petits insectes» va sortir une tempête : à peine «le livre» est-il évoqué que son effet semble immédiat, vu l’accumulation des adjectifs négatifs, même s’il s’agit d’un personnage piètre. Le procès de 220 ans est réduit à moins d’une ligne, avec les raccourcis propres au conte, et, à des causes mesquines («puces de Sirius»- par raccourci : de la planète/«colimaçons» : les contes ne sont pas sérieux) et injustes répond un exil brutal et prolongé. Ce qui pourrait être tragique et qualifié de mort sociale (car quel courtisan peut vivre plus d’un jour sans faire sa cour ? Ce tir bénéficie d’une double détente : il rappelle les exils répétés de Voltaire, et évoque aussi la vie de la Cour, très contraignante à l’époque pas si lointaine de Louis XIV) est traité ici par le mépris : «ne que», mais au rejet insultant de l’un («tracasseries, petitesses») correspond l’indifférence de l’autre : «ne s’embarrassa guère». La suite est moins commune : «voyager de planète en planète», avec une syndèse «et» qui amène ce déplacement comme parfaitement naturel et dans le droit fil d’un comportement banal. Mais c’est la conséquence de l’événement déclencheur : il faut bien que le héros aille vivre ses aventures… Nous allons donc passer aux péripéties propres ici aux voyages, car Voltaire respecte quasi à la lettre le schéma narratif du conte… il confirme la vraisemblance de ce qu’il va énoncer d’abord en dépassant nos moyens de déplacement – pour les plus fortunés, dont Voltaire – ensuite par une réflexion d’ordre général, voire philosophique… (avec ensuite, en outrepassant les limites que nous nous sommes fixé pour cette explication le clin d’œil du conteur à son auditoire, qui n’est pas dupe : «merveilleusement»)
Nous sommes donc face à un incipit de conte dans sa forme la plus attendue, malgré les apparences…
b)
Sciences exactes et sciences humaines
Moins
classiques sont les contrastes ou ruptures rencontrés (cf. ci-dessus les
tergiversations sur le genre : histoire, récite de voyage, puis conte). Ce
texte présente d’abord des côtes scientifiques objectifs, alliés à des éléments
propres au genre historique
Passons sur la cuistrerie du nom du héros, directement tiré du grec, en un oxymore absolu. Si ceci ne suffit pour éloigner toute idée de divertissement, le sérieux affecté d’«histoire philosophique» devrait lui donner le coup de grâce. En ce début d’«arlequinade», Voltaire pontifie. Croit-on le prendre en flagrant délit d’approximation avec «le monde de l’étoile Sirius», l’expression : «planètes qui tournent» rassure d’emblée sur la solidité de ses connaissances astronomiques : les Anciens croyaient que les planètes erraient, comme l’indique l’étymologie de ce terme, mais, depuis la révolution copernicienne, nous savons qu’elles tournent autour du soleil, donc d’une étoile, et c’est par analogie que Voltaire construit le système de Sirius, encadrant ainsi son récit de façon pertinente, puisque ce système n’est pas anthropocentrique, comme ne peut l’être l’univers, au rebours des propos du thomiste en fin de VII. Cette cohérence dans la structure du texte s’avère certes d’ordre littéraire, mais relève aussi d’une démarche scientifique…
L’équivalence chiffrée de huit lieuses (=24.000 pas de 5 pieds chacun, où ce terme distributif est bien mathématique) vise à éviter toute approximation ou erreur de référence, puisque la valeur d’une lieue est locale… Souci d’exactitude, comme les calculs qui suivront en une débauche de nombres qui rappellent qu’il n’est pas de sciences exactes sans calculs précis, le but étant de trouver, verbe attesté deux fois, ce qui n’est pas un hasard. L’énoncé du problème est précis, ne veut rien laisser dans l’ombre et le raisonnement est imparable, avec ses détours et ses retours (dis-je), puisque nous avons là une longue période. Le mot «produit» préfigure le résultat, et se veut imparable : «il faut absolument, au juste». Même si le résultat est… faux ! Ensuite, la science vise à la réduction du complexe au «simple», et à ramener à une loi générale, «ordinaire», ce qui, de prime abord, comme ici, peut nous échapper. Au reste, Voltaire sent si bien que, avec ou sans erreur de décimale et d’expression, de toute façon, le rapport entre les tailles est incommensurable qu’il utilise pour finir une «image», en bon pédagogue. Une critique implicite, non pas du calcul en lui-même, mais de sa pertinence pour éclairer notre médiocre esprit humain, vu ses limites. Arlequinade ou pas, Voltaire nous convie à réfléchir, à la méfiance, loin de toute candeur infantile… à être interprète de notre propre entreprise, pour citer Rabelais. En toute autonomie rationnelle : cf. le livre blanc final !
La «proportion» recherchée montre que les Beaux-arts ont à voir aussi avec les mathématiques…
Ensuite, le rapport entre les connaissances («il sait beaucoup de choses», en bon encyclopédiste), l’intelligence créatrice («force de son esprit») et l’invention («il en a inventé quelques unes») est évoqué : il n’y a pas de découverte EX NIHILO (à partir de rien !). les Bons pères jésuites ne freinent pas ses découvertes : «il devina», peut-être même, eux aussi excellents pédagogues, lui ont-ils fourni les moyens intellectuels nécessaires. Après la géométrie, ou la rigueur du raisonnement ; la biologie (ou plutôt les sciences naturelles) ou la rigueur de l’observation, cette dernière bien sûr répétée : «beaucoup». Le livre devait présenter un certain nombre de planches anatomiques, genre très prisé à l’époque, et en plein développement (cf. l’Encyclopédie)… Les propositions de Micromégas ne sont pas rejetées pour raisons scientifiques, rationnelles, mais par idéologie, selon des critères purement théologiques, vu les termes utilisés, cf. le texte… Et le débat, au lieu de rester sur le terrain de la querelle scientifique, déborde au-delà du cercle, sinon des pairs, du moins des intéressés : les femmes (avec un zeste de misogynie, puisque Mme du Châtelet, par ex., était une expérimentatrice et une mathématicienne performante), puis les hommes de loi – et non pas de droit ! Et notre scientifique de changer son bannissement en voyage d’études et d’observation, relevant aussi bien de la science pure que de la formation morale personnelle : achever de se former l’esprit et le cœur, le «comme l’on dit» poussant à réfléchir sur ce lieu commun…
Notons que, outre les mathématiques et la biologie, l’une des sciences dont peut se réclamer à juste titre cet incipit est l’Histoire. Et relèvent du genre historique proprement dit d’abord la comparaison entre les États (I, 2), puis l’objectivité affichée (I, 3) : «étant de la hauteur que j’ai dite», ensuite l’attention à la chronologie relative (I, 3). Certes, elle est floue, mais les nombres sont si élevés que l’approximation : «n’avait pas encore», «vers les» est recevable : plus de précision serait tatillon, et occulterait l’information elle-même. Il n’y a que le procès qui y échappe. Mais c’est pour que la sentence tombe comme un couperet… Entre-temps, Voltaire s’est permis le luxe de nous donner une leçon de méthode historique : les témoignages doivent être passés au crible du scepticisme («à ce que dit sa sœur») et ne peut s’appuyer sur un seul témoignage, en fait sujet à caution, puisque, à en croire Voltaire, Pascal n’a été ensuite qu’un géomètre assez médiocre… sous-entendu, sa réputation est usurpée… CQFD
c)
La
causticité
N’oublions pas que tout ceci est au service
de ce que Voltaire appelle une arlequinade. Pourtant, rien n’est gratuit, et
les traits satiriques sont aussi vite décochés qu’écrits
passons sur le : «ces» complice, comme si nous étions des spécialistes en astronomie et sur «notre petite fourmilière» qui annonce «le tas de boue» : nous n’avons pas demandé à faire partie des insectes sociaux…
le nom propre Micromégas devient polémique, avec l’apposition «nom qui convient fort à tous les grands». Sachant que les Grands sont les nobles de plus haut rang, Voltaire les réduit ainsi à leur taille réelle : (infiniment) petits (cf. V)…
Insulte
en passant à l’égard du lecteur, qui connaît grosso modo la valeur d’une
lieue, et, quand cela ne serait pas – car la valeur des lieues varie selon les
pays - son explication complique plus la compréhension puisqu’elle nous
contraint à du calcul mental : 24.000 pas X 5 pour obtenir le nombre exact
en pieds…
L’affirmation selon laquelle les algébristes sont «toujours utiles au public» transforme cette flagornerie en une antiphrase, et, vu l’opération qui suit, on ne voit pas en quoi les algébristes sont concernés : il n’y a aucune inconnue, c’est seulement une affaire de proportion… et quelles que soient les circonstances, ils réagissent automatiquement : «prendront la plume sur le champ» – nous dirions à l’heure actuelle : sortiront leur calculette – , car il sont incapables de calcul mental (suivez mon regard !)… et leur découverte est fausse. Pourquoi ? Les algébristes, malgré leur titre et leur plume, se trompent… et nous aussi : tous les lecteurs acceptent ceci comme du bon pain alors qu’un simple calcul mental suffit ; si la différence entre un homme et Micromégas est de 1 pour 24.000 (5 pieds contre 120.000), et que la terre fait 9.000 lieues, la circonférence de la planète de Micromégas est 24.000 fois plus grande, donc, elle est de 9.000 lieues X 24.000=216 millions de lieues ; c’est patent : une erreur de décimale dans le nombre, nous venons de le voir, un problème dans l’énoncé du résultat car il faut choisir : soit la planète a 24.000 fois plus de circonférence que la terre, soit elle a une circonférence de 216 millions de lieues. Apparemment, tous les éditeurs sont tombés dans ce piège, puisque aucune note ne le décèle – ce qui serait pourtant une mise en pratique de l’attitude sceptique propre à l’éveil de la raison, celle même que préconise le conte –; certains parlent de calculs fantaisistes, mais c’est que les rapprochements opérés sont surprenants ; fausser un résultat et le tronquer d’une décimale, mal le formuler n’est plus de la fantaisie (sans expliquer pourquoi !), mais de la polémique, c’est méchant ! il faut, quand on lit Voltaire, rester constamment aux aguets, sinon, il nous prend en flagrant délit d’erreur, donc prend notre nature sur le fait… «ils trouveront, dis-je», avec sa redite, aurait dû d’ailleurs nous alerter : l’incise est en fait un appel à la remise en cause car suivent des affirmations qui s’avèrent controuvées : «absolument, au juste» ; plus il y a affirmation explicite, plus ceci cache une dénégation implicite. Bonne utilisation – nous ne dirons pas en branle, pour ne pas en rajouter dans la surenchère sexuelle, sujet cher à Voltaire – de l’esprit critique, qui a manqué ici à ceux qui sont censés en faire preuve, dont les sorbonicoles – il y a pléthore – et ce depuis plus de deux siècles…
Autre avanie : la petitesse de micro-états ou principautés peu connues car non citées, par rapport aux grands États du monde, sans l’Angleterre ni la France. Bel effet de décalage pour les lecteurs, forcément européens, du temps.
Toujours la perfidie en embuscade : une des prodigieuses différences que la nature a mis entre les êtres est celle de l’intelligence. Sous-entendu : suivez mon regard…
Et Voltaire de convoquer les Beaux-arts, sculpteurs et peintres, en I, 3, en évoquant peut-être à mots couverts sa propre taille : on n’est jamais mieux servi que par soi-même. Ou est-ce la proportion humaine selon les canons esthétiques de l’époque ?
L’emphase du compliment en début de I, 4 frise l’insolence à notre encontre car cela renvoie aux plaisanteries cyniques de Diogène recherchant avec une lanterne en plein jour un homme digne de ce nom ; et qui est un inventeur ?
Petite pique en passant sur l’omniprésence des jésuites, même sur la planète de Micromégas, avec la dénonciation du conformisme : «selon la coutume» (conformisme controuvé, car les innovations pédagogiques de la légion du Christ étaient réelles, mais bonne occasion pour Voltaire de se disculper de cette formation !) ; au reste, cette omniprésence sera ultérieurement battue en brèche : ils seront chassés de France en 1764.
Et on y revient : «la force de son esprit» ; l’insistance est telle qu’elle n’est pas gratuite, car ce n’est pas bien sûr la nôtre : Voltaire s’amuse ici de son lecteur, et le transperce…
Puis une remise en cause, mesquine, de la tradition familiale des Pascal. Et c’est là que Voltaire montre ses limites : ce que le «en se jouant» pourrait avoir de sympathique est contredit par la remise en cause implicite de la crédibilité à accorder à un témoignage… sororal : «à ce que dit sa sœur», avec les sifflantes perfides… on ne voit pas ce qui peut permettre à Voltaire de juger aussi sévèrement les recherches mathématiques de Pascal – ce que Voltaire aurait été bien en peine de faire ; il appert que les calculs des Éléments de la philosophie de Newton étaient plutôt du ressort de la belle Émilie du Châtelet et les travaux pascaliens sur le cycloïde ouvrent la voie aux calculs sur les probabilités. En science, Voltaire n’est capable que de vulgarisation, non d’innovation – ce qui ne manque pas de sel, vu les propos tenus dans le texte ! Puis on tombe de Charybde en Scylla : «fort mauvais métaphysicien» ; il est difficile de faire plus court et plus méchant, surtout quand on n’a pas la fibre spirituelle, en fait métaphysique, alors que c’est le cas de la plupart des grands matheux.. Nous n’en voulons pour preuve que… Leibniz qui n’a jamais écrit, à lire Candide, que «tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles» – ce qui ne dit pas son disciple Wolf - ni que «tout est bien» car il a écrit : «Le tout est bien», ce qui change… tout !
Autre plaisanterie en passant, «450 ans, au sortir de l’enfance», pour mieux nous désarçonner. Plus fort que Mathusalem…
Voltaire continue dans le comique dû à la disproportion proche de l’absurde: «ces petits insectes qui n’ont pas cent pieds de diamètre».
Il nous fait partager, non sans humour, le point de vue de Sirius au sens propre du terme, avec l’expression : «microscopes ordinaires», alors que notre conteur est censé faire partie de nos congénères.
Bizarrement, un livre d’observations, puis de réflexions (cf. «curieux», avec l’incontournable : «fort» car nous ne lisons pas des billevesées !) scientifiques, donc supposé être anodin, fait éclater sur lui les foudres de la religion, ce que le terme «quelques affaires» déprécie. Derrière «le muphti de son pays» (un seul homme, comme le Pape ?) se cachent tous les prélats et théologiens de l’époque qui interviennent au nom de leurs préventions. Ce personnage est expédié rapidement, via une structure en parallèle : «grand vétillard» (ce qui est proche de l’oxymore) «et fort ignorant» (quasi paradoxal), Voltaire a l’art de l’expression expéditive ; en fait, ce religieux s’occupe de vétilles, avec le suffixe péjoratif : - ard, et derechef, l’adverbe «fort», déjà rencontré. Les chefs d’accusation sont en accumulation peu cohérente, comme hésitantes, avec la redondance mal venue : «hérétiques, sentant l’hérésie», car l’ordre contraire eût été plus convaincant ; les termes précédents fleurent la condamnation inquisitoriale car elle se fonde aussi sur la mauvaise réputation, comme le dira Brassens plus tard : les adjectifs claquent en allitérations, et surtout avec l’harmonie et le bégaiement des é é, on croit entendre la fulmination. Le terme «vivement» met l’eau à la bouche, mais le sujet de la polémique est tellement creux que le bien-fondé du débat s’évapore. L’esprit de répartie de Micromégas se marque par les phrases courtes ; il sait faire preuve d’entregent : «il mit les femmes de son côté». Nous reconnaissons là l’habilité voltairienne. Notons la durée astronomique du procès qui dépasse toutes les lenteurs possibles : 220 ans que l’on reproche souvent – un lieu commun – à la Justice! Une dernière perfidie : la justice est aveugle («qui ne l’avaient pas lu») et est aux ordres du goupillon : «condamner». L’absence de pas, dans : «ne paraître» souligne le conservatisme poussiéreux de la cour.
Le retour est immédiat : la cour est à son tour condamnée, avec deux restrictives («ne… que») soulignant son étroitesse, avec les dentales et les sifflantes : «tracasseries et petitesses»… Dernière vengeance : le ridicule, cf. «fort», mais Voltaire sait combien il ne tue pas, sinon, il aurait éliminé tous ses adversaires ; ainsi, la relative : «dont celui-ci ne s’embarrassa guère» ne manque pas d’humour… la syndèse «et» permet de passer naturellement, sans regret aucun, à l’exil, ou plutôt au voyage. Voltaire, qui n’a rien d’un explorateur, se moque en passant de l’initiation/formation censées être procurées par ce type d’activité : les voyages forment la jeunesse, quiconque a beaucoup vu peut avoir beaucoup retenu, disent les adages éculés, ce que Voltaire ranime en citant le sous-titre du traité des études de Rollin : de la manière d’étudier et d’enseigner les belles-lettres par rapport à l’esprit et au cœur car ainsi, implicitement, un voyage vaut mieux que de sèches études ; ici, voltaire brûle ce qu’il a adoré, mais il n’est pas à une palinodie près, dans l’espoir d’un bon mot… Il se moque d’ailleurs de lui-même : il fait bien partie de ces gens qui ont les moyens (chaise de poste ou berline, plus confortable ; c’est Rousseau qui marche à pied) car nos ancêtres se déplaçaient aussi, mais plus nombreux à pied – pèlerinage et/ou vagabondage - que roulant carrosse comme Voltaire ; il s’inclut alors, avec le «nous», dans notre groupe à œillères : en fait, il se saborde, mais c’est pour mieux «nous» entraîner avec lui dans ce naufrage de notre intelligence, nous qui n’en pouvons mais.
Nous avons donc dans cet extrait un bon panel de la verve caustique de Voltaire… Un champion des mots d’esprit… même si cela ne fait pas une philosophie, encore moins un système.