Micromégas, Voltaire

 

C’est le premier conte philosophique de Voltaire.

A)     Ce dernier, né en 1694, s’est créé son propre nom, sans laisser d’autres descendants que l’esprit voltairien, voire, paradoxalement ? des fanatiques de la Raison que Régis Debray dénonce dans Aveuglantes lumières. En effet, celui qui signe écralinf est bien le fils de ses œuvres, même si l’anagramme d’Arouet l(e) J(eune) résonne comme une dénégation proche de l’aveu sur ses origines (rappelle-toi ton cours de français : AROVET L I car U/V sont la même sonante, comme I/J – il suffit de regarder leur graphie). Une ironie de l’histoire, à laquelle il eût été sensible si elle ne l’avait pas concerné, est que notre auteur ne laisse trace que par ce type d’œuvre mineure. En effet, il a tout fait pour arriver au pinacle : cette ambition - d’aucuns diraient : cet arrivisme – est-elle due à sa rencontre avec la noblesse de sang au collège des jésuites de Louis-le-Grand où ce roturier découvre son talent grâce aux bons Pères ? Il marquera toujours son respect à l’égard de ses éducateurs, malgré ses piques réitérées, obsessionnelles, contre les Soldats du Christ, la Légion de Jésus – leur expulsion de France en 1764 laissant un arrière-goût amer à ses perfides attaques, malgré l’esprit dont il sait faire preuve à leur détriment. Mais de son expérience scolaire, malgré des amitiés fidèles dans le sang bleu, il tirera la leçon qu’il vaut mieux s’appeler M. de Voltaire et rouler carrosse – ou berline ? - plutôt que vagabonder dans le bas-côté, comme notre marcheur (routard ?) de Rousseau. A la mort de Louis XIV, en 1715, son esprit satirique se donne libre cours et le genre pamphlétaire permet alors de se faire un nom à peu de frais, voire sans grand risque… notons que son séjour de onze mois à la Bastille n’a rien de bien carcéral : un traiteur est à disposition des incarcérés argentés… et c’est le succès à 24 ans, avec sa tragédie : Œdipe ; ceci le lance, lui ouvre les portes des salons, lui donne l’entregent nécessaire pour s’enrichir (nous sommes en pleine période de Law ; lui-même se lance dans des prêts à taux usuraire – selon nos critères actuels – et joue à la grosse, donc investit dans le commerce triangulaire, ce qui ne manque pas de sel pour celui qui évoque le triste destin du nègre de Surinam dans Candide– ou une manière de battre sa coulpe ?). Dans l’échelle de valeur des genres littéraires, il a frappé haut. Mais il se dépasse et publie en 1723, La Henriade, une épopée bien sûr, sur les guerres de religion et Henri IV – loin malgré tout du souffle d’Agrippa d’Aubigné dans ses Tragiques - car c’est le genre le plus prestigieux. N’est-ce pas celui d’Homère, de Virgile, de Lucain ? Même notre poète national (VH, Victor Hugo) se lancera dans un tel projet, en partie avorté, avec la Légende des siècles. Avouons-le : Voltaire a l’ambition du génie, mais il a trop d’intelligence pour nous emporter dans la passion d’une épopée… nonobstant, celle-ci emporte la faveur de la critique. Est-ce ce succès, ce sentiment d’être arrivé – bien vite ! – qui le conduit à sa querelle de préséance avec le chevalier de Rohan-Chabot où son sens de la répartie lui vaut une bastonnade qu’il veut transformer en duel ? (moi, monsieur, je commence mon nom, vous, vous finissez le vôtre !) Notre trublion comprend alors trop tard, suite à une lettre de cachet pour un séjour en Bastille, qu’aucun noble n’acceptera de salir son épée dans son sang, ce qu’il comptait s’épargner d’ailleurs par une formation accélérée en salle d’armes ! Exilé en Angleterre, il profite de ce séjour pour approfondir ses connaissances philosophiques et se faire des relations toujours utiles dans le grand Monde. Il respire un certain parfum de liberté dans cette monarchie constitutionnelle… Il se lance ensuite dans un ouvrage sérieux : l’Histoire de Charles XII – genre littéraire dont le prestige à l’époque est juste en –dessous de l’épopée. A peine inférieure : la tragédie, avec le succès triomphal de Zaïre. Alors pourquoi ne pas tester du nec plus ultra : la Philosophie, en s’appuyant sur le succès à l’époque du genre épistolaire (nous retrouvons bien là son opportunisme, certain parleront de pragmatisme - comme si c’est une qualité ? Il justifie toutes les démissions, toutes les lâchetés). Ses positions déplaisent au pouvoir, compte non tenu du fait qu’il ose affronter Pascal – à la décharge de Voltaire, on peut le jauger en partie aux adversaires qu’il se donne : dans ses Lettres philosophiques et dans Micromégas, il entend mettre en coupe réglée, à un, siècle de distance, Pascal, mathématicien à l’origine des probabilités, physicien avec ses expériences sur le vide, pamphlétaire efficace avec ses Provinciales, philosophe chrétien avec ses Pensées, embryon avorté d’une apologie de la religion chrétienne ; il affronte par conte interposé Leibniz dans Candide, mathématicien du XVIIIème à l’origine du calcul infinitésimal, philosophe chrétien avec sa Théodicée. A la charge de Voltaire : il manque de profondeur métaphysique et les raisonnements de ces deux penseurs ne peuvent que lui échapper, c’est pourquoi soit il s’en tire par des pirouettes clownesques, soit il leur tire carrément dans le dos… il procède d’ailleurs de même avec Rousseau. Pour échapper à la censure et à ses effets, il se réfugie à Cirey en Champagne chez son accorte amie, Mme du Châtelet, dont le mari complaisant est aussi une protection… Il y commence sa correspondance avec Frédéric qui deviendra roi de Prusse en 1740 et se lance dans des travaux et leçons de physique expérimentale dans tous les sens du terme, avec Mme du Châtelet, en installant un véritable laboratoire. Ceci donne Les Éléments de la philosophie de Newton, un ouvrage de vulgarisation scientifique solide en 1738.

B)     C’est pour se délasser d’un tel pensum que, selon ses propres dires, il écrit son premier conte !  L’atteste l’envoi au prince en juin 1739 d’«une petite relation», «non pas de [son] voyage (à Bruxelles) mais de celui de monsieur le baron de Gangan» (G(é)anG(é)an). «C’est une fadaise philosophique qui ne doit être lue que comme on se délasse d’un travail sérieux avec les bouffonneries d’Arlequin» ; le manuscrit en est perdu, nous n’avons que les propos de Frédéric dans sa réponse : «il m’a beaucoup amusé, ce voyageur céleste». Mais le texte a été retravaillé ensuite avec non seulement la disparition du baron, l’adjonction du sous-titre qui modifie le genre de l’œuvre, mais encore la suppression d’une flagornerie de courtisan, vu la remarque de Frédéric remerciant de l’envoi puisqu’il relève «dans ce voyage un article» flatteur pour lui ; ce qui n’est plus le cas dans les éditions à notre disposition, vu ses démêlés  ultérieurs avec ce roi-philosophe, plus despote qu’éclairé. Le plus curieux ? Dans ce conte, dont l’édition princeps (=première édition) date de 1752, maintes allusions évoquent l’actualité de 1737-39 ;

·      La pique du chapitre III, 3 contre le Père Castel, un physicien et un musicien, se ressent de l’attaque frontale de ce dernier dans le Journal de Trévoux, l’organe des Jésuites, (Juin 1738) contre les Éléments de la philosophie de Newton

·      A la fin du même chapitre, la date du 5 juillet 1737 correspond à peu près à la tempête essuyée par l’expédition scientifique de Maupertuis de retour de Laponie. Cette dernière se voulait dans le droit fil de Newton ; en effet, la théorie doit être corroborée par l’expérience, et celle de Newton impliquant un léger aplatissement aux pôles, plusieurs savants (cf. «la volée de philosophes») partirent en 1736 pour la Laponie afin d’y mesurer un degré du méridien, alors que, simultanément, au Pérou, la même opération, sous la houlette de La Condamine, avait lieu sous les tropiques. La comparaison des résultats permit de démontrer l’aplatissement escompté, à la grande satisfaction de notre émule de Pascal, qui l’évoqua dans ses Éléments, etc. Ce dernier ouvrage, par sa clarté, s’oppose aussi aux vulgarisations enrubannées initiées, selon Voltaire, par Fontenelle dans ses Entretiens sur la pluralité des mondes, auxquelles il règle brutalement son compte dans le chapitre II, 1 par les condamnations et les rejets successifs sans ambages de Micromégas, pour la plus grande confusion du nain de Saturne, alias Fontenelle, et reprises en 1738 par un familier de Cirey, Algarotti, avec son Newtonianisme pour les dames. Véridique aussi – et un peu salace, vu la tournure d’esprit de Voltaire, fidèle ici à son précepte : «il faut être très court et un peu salé» – que l’anecdote des filles laponnes qui, arrivées à paris, firent sensation…

·      En VI, 5, Swammerdam était un entomologiste hollandais et une édition de sa Biblia naturae sive historia insectorum est parue à Leyde en 1737-1738 ; un tel titre n’a peut-être pas été sans inspirer le genre littéraire affecté à ce conte par Voltaire, ainsi que sa vision dépréciatrice de l’humanité sur son tas de boue… De même, les travaux de Réaumur, avec ses Mémoires pour l’histoire des insectes, paraissent entre 1734 et 1742.

·      Au chapitre VII, la guerre qui opposa entre 1736 et 1739, les Russes, alliés de l’Autriche, aux soldats de la Grande Porte (= l’empire Ottoman).

 

Le laps de temps écoulé entre cette période et l’édition princeps s’explique car Voltaire mise pendant ce temps sur sa réussite sociale : historiographe du roi en 1746, comme l’ a été Racine (et comme tout ambitieux : rappelons-nous que Racine a cessé toute production littéraire digne de ce nom, une fois ce poste obtenu, avec la pension, bien sûr) ;  l’année suivante, il est élu à l’Académie française ; il se brouille avec la cour en se permettant une remarque insultante, même si elle est en anglais, sur la moralité des partenaires de Mme du Châtelet, qui perd des sommes colossales à la table de la Reine (1747). Voltaire se réfugie à Sceaux auprès de la duchesse du Maine, il vit en reclus dans une chambre du second étage pendant le jour, et fait la lecture à la princesse le soir. Il reprend sa vie sociale ensuite. Ses relations avec Mme du Châtelet se dégradent, chacun trompe l’autre, et sa nièce, Mme Denis, fort accorte, aussi. La mort de Mme du Châtelet en 1749 le trouble, il souffre de la désaffection du public pour son théâtre. Après moult tergiversations et invites réitérées, il part à Berlin rejoindre Frédéric II, avec le titre de chambellan… mais ceci lui donne un poste de serviteur, même grand, auprès de son ancien ami. En 1751, le siècle de Louis XIV , un ouvrage très sérieux, est mal reçu à la cour de Versailles; Micromégas paraît alors en 1752 avec 3 éditions portant le lieu de Londres, l’une sans date, l’une d’entre elle comprenant l’Histoire des croisades, un  fragment du futur Essai sur les mœurs. En fait, le lieu est fictif, car un chercheur allemand, Martin Fontius, dans Voltaire in Berlin, Berlin (RDA) 1966, a découvert que ces 3 éditions avaient été faites, non pas à Londres, mais en Allemagne (cette performance de chercheur, qui a demandé un travail de bénédictin, était-elle due au désir de rapatrier chez soi la production ?). En fait, deux éditions sont données à Dresde par l’éditeur habituel de Voltaire, Walther, sans doute à partir d’un manuscrit fourni par Voltaire ; mais la troisième, à Gotha, semble l’originale, car, par des chemins tortueux, c’est le premier manuscrit du conte, celui-là même qui avait été confié à M. d’Ammon, un chambellan prussien, en février 1751, par Voltaire dans le cadre d’une édition de ses œuvres par Lambert, à Paris, en onze volumes. Mais, suite à une plainte de Fontenelle, toujours vivant bien que nonagénaire, Malesherbes, directeur de la librairie, donc de la censure, obtient que Voltaire renonce à intégrer Micromégas dans ses œuvres. Cette fâcherie est dans le droit fil de celle qu’avait provoquée, avec notre secrétaire perpétuel de l’Académie, la préface du sérieux ouvrage de Mme du Châtelet, Institutions de physique, où Voltaire s’attaquait à la vulgarisation à la Fontenelle : «Ce n’est point ici une marquise, ni une philosophe imaginaire». Exit alors Micromégas ? Que non pas : un libraire parisien, Grangé, s’est procuré le manuscrit (en l’achetant à Lambert ?) et il tire une édition subreptice, que Fontenelle parvient à faire si bien saisir qu’aucun exemplaire matériel ne subsiste de cette dernière. Ouf ? Non ! Malheureusement pour ce dernier, un volume de l’édition Grangé qui a échappé à la destruction arrive secrètement à Gotha, chez les éditeurs Mevius et Dietrich qui s’empressent de lancer la presse, ce qui amènera d’ailleurs l’éditeur Walther à leur intenter un procès – tous ces renseignements se retrouvant dans l’édition de poche GF – Garnier-Flammarion, n. 811 sous la plume de René Pomeau : nous ne saurions trop vous y renvoyer…

 

C)      Un conte/histoire : Le sous-titre : «histoire philosophique» semble dénier cette dénomination technique, même s’il ne faut pas prendre ici histoire au sens d’ouvrage critique sur une période, fondé sur des documents le plus souvent écrits, les sources. Une réflexion sur la polysémie de ce terme histoire et de son adéquation avec le texte  s’impose donc :

·      le sens étymologique : la première histoire en Europe est celle d’Hérodote – d’où la revue éponyme ! – Ce grec a écrit son témoignage de choses vues lors des guerres Médiques, au Vème av J.-C. entre les Grecs et les Perses. C’était, en grec, des «historiai» ; lui-même, en tant que témoin était un «histor», celui qui a vu [cf. la racine indo-européenne : WID – pensez à : VENI, VIDI, VICI - + le suffixe d’agent : TOR que l’on retrouve par ex. dans DOC-TOR]. Et c’est bien ce qui arrive dans Micromégas : le conteur - ou plutôt un conteur, car il reste en fait anonyme, voix sans identité précise, sinon d’être un citoyen de la terre comme nous, se présente en tant qu’émetteur puisqu’il dit «je» et qu’il évoque ses propres propos : «la hauteur que j’ai dite», mais il a connu notre héros, donc l’a vu, et même, étymologiquement, toisé – dans la mesure où ce n’est pas une impossibilité physique pour lui… : «que j’ai eu l’honneur de connaître dans le dernier voyage qu’il fit sur notre petite fourmilière». Puis l’on passe du témoignage de celui qui a vu le voyageur – comme l’atteste la précision maniaque des mesures – à celui du voyageur lui-même : «Je suis obligé d’avouer qu’il ne vit jamais… ce beau ciel empyrée», avec confrontation de deux témoignages, l’un, celui de Micromégas, s’avérant plus crédible que l’autre : (Il) était sur les lieux, c’est un bon observateur… D’où l’importance de la vision et de son vocabulaire dans le texte… Un rapide relevé est éclairant à cet égard : d’abord, le terme «image» (I, fin de 2), comme quoi une illustration vaut mieux qu’un long discours – comme celui qui précède ce mot, ce d’autant plus que le discours est faux. Puis «microscope» en I, 4, qui permet d’accéder à une réalité qui échappe à l’organe visuel limité, même chez Micromégas – et malgré ses mille sens, mais Voltaire n’est pas à une contradiction interne près : ce n’est pas un texte sérieux, il peut donc prendre tout liberté. Un premier débat : que penser quand on ne voit pas ce que d’autres soutiennent avoir ? la balance doit pencher en faveur du témoin véritablement oculaire, à condition bien sûr qu’il remplisse la condition minimale d’être un bon observateur. Micromégas voyage pour «voir des choses nouvelles». I, 5, (ce rapport étroit entre le voyage et le regard se confirmera au chapitre II, 1 : «j’ai un peu voyagé ; j’ai vu des mortels fort au-dessous de nous ; j’en ai vu de fort supérieurs ; mais je n’en ai vu aucuns  [ qui peut être au pl. au XVIIIème ] qui n’aient plus de désirs que de vrais besoins» : ceci pour prouver la misère des êtres pensants (une généralisation du thème pascalien de la misère de l’homme sans Dieu ?)… mais le spectacle de scènes sans cesse différentes recherché dans le voyage n’empêche pas le préjugé, «en voyant le petitesse du globe» – encore une rupture dans la cohérence du texte : l’auteur est ici omniscient, alors qu’on attendrait : notre globe, comme souvent… Et le terme voir est synonyme de compréhension : Vous voyez bien que c’est mourir presque qu moment où l’on  est né. Et «la figure ridicule» que fait le saturnien dans le monde est la réalité de son  état. Notons que le Créateur a des «vues», apparemment comme grand architecte, et ce que voit Micromégas lui semble organisé, un cosmos : «Je vois des différences, mais aussi partout des proportions» (III, 2): le tremblement de terre de Lisbonne n’a pas encore eu lieu... Notons qu’affirmer ensuite que tout cela est l’ouvrage de la Providence (=l’Esprit-Saint qui pré-voit en stricte orthodoxie catholique, comme l’indique le sens étymologique de ce terme religieux), semble ici très rapide et fonctionne comme un automatisme, et non comme un raisonnement théologique convaincant – ce qui rend la conclusion sujette à caution, soit dit en passant… Mais le conteur est assez malin pour nous faire voir… ce qui n’existe pas : l’archevêque qui a laissé voir ses livres est évidemment une invention, comme celle «des deux lunes qui servent à cette planète», sous-entendu, ce serait une déchéance pour Mars. Bien sûr, notre tas de boue ne se prête pas à la vision sans difficulté : «ils aperçurent une petite lueur»… (III, 3) ; Voltaire n’hésite pas à faire appel à notre imagination : «Figurez-vous», IV, 1, avec une image comique, en un miroir rétréci du couple Micromégas, où le Saturnien, alias Fontenelle devient un petit chien-chien à sa mémère… Ils voient la Méditerranée, une mare presque imperceptible…  Mais discerner la réalité demande une véritable ascèse : «tâcher d’apercevoir», des efforts tendus et répétés marqués par les verbes d’action en homéotéleute et en accumulation asyndétique : «ils se baissèrent, ils se couchèrent, ils tâtèrent partout» en IV, 1 ; et il est infantile, comme le marque la répétition tautologique de personne, de décider qu’il n’y a personne : «sa première raison était qu’il n’avait vu personne».. Les appels à l’observation abondent : «Voyez-vous… remarquez-vous ?» en interrogation rhétorique. Il est vrai que nous sommes encore plus imperceptibles qu’une baleine,  en IV, 2, et qu’il faut tout le chapitre IVème pour qu’on arrive à l’observation des hommes et le V pour arriver à un résultat tangible : «Quelle adresse merveilleuse» (adjectif en clin d’œil, amusant, dans un conte !!!) «pour apercevoir les atomes dont je viens de parler» (retour du conteur ici omniscient) . Mais la récompense est au bout de l’observation : «quel plaisir sentit Micromégas en voyant remuer ces petites machines» (avec une allusion à peine voilée à l ‘homme-machine de La Mettrie, un familier de Sans-souci), ce que corrobore la suite : «par le plaisir de voir des objets si nouveaux» encadrant ainsi la joie commune du spectacle : «Je les vois, disaient-ils tous deux à la fois ; ne les voyez-vous pas qui»… Mais tous ne sont pas égaux : «Micromégas, bien meilleur observateur que son nain» (et Fontenelle, avec ce possessif, de devenir la mascotte de Micromégas, son animal familier) «vit clairement que»… en VI, 1. On passe ensuite de l’observation à l’échange via le langage… entre égaux puisque les animalcules se révèlent aussi bons, voire meilleurs observateurs que les géants ; et la taille du Sirien, (sur)mentionnée au début du conte, de se trouver confirmée ici par les calculs scientifiques indubitables, vu les instruments utilisés (VI, 4) et les mesures prises. Micromégas en tire une leçon, à lire entre les lignes, perturbatrice pour l’ordre établi où les fonctions assumées relèvent de la grandeur de chacun : «je vois plus que jamais qu’il ne faut juger de rien sur sa grandeur apparente» ; l’attaque contre le Système est évidente… Et si tout le monde est d’accord sur la réalité du monde physique, ce qui est en dedans, ce qui ne se voit pas, l’âme, donne lieu à tous les désaccords possibles. Et ce contraste est redoutable pour la métaphysique, on y retrouve l’efficacité voltairienne dans la critique négative… et si le thomiste toise nos deux géants (il regarda de haut en bas les deux habitants célestes – terme plutôt réservé d’ailleurs aux anges, encore un petit coup de patte à la religion révélée), le résultat de son observation ne le libère pas de ses préjugés ; à lire le texte : «voir que les infiniment petits ont un orgueil presque infiniment grand». Le livre reçu les appelle implicitement à réfléchir : «il ne vit rien qu’un livre tout blanc», (encore une restrictive) avec un jeu entre «rien» et «tout», cf. les jeux d’opposition constants dans ce conte entre le petit et le grand, le possible/impossible, tous les jeux d’opposition possible, car du contraste, voire de l’opposition des contraires, comme chez les alchimistes, jaillit la lumière… de la vision !    

·      le sens scientifique : Ce conteur procède à l’instar d’un historien – et non d’un historiographe car ce dernier tient la chronique jour par jour des activités de la personne présentée. Après la présentation, classique dans un conte, de Micromégas (qualité morale puis description, ici mensuration, physique), nous retrouvons l’histoire car sont évoqués des faits marquants avec mention des dates – non sans approximations, ce qui semblerait contrecarrer notre propos : «n’avait pas encore 250 ans… vers les 450 ans» ; ceci relèverait alors du conte ?… MAIS la datation des décisions, elle, est précise : «le procès dura 220 ans», avec le sens historique du passé simple, qui est le temps de l’historien objectif par excellence. «De ne paraître à la cour de huit cents années»… De même fait partie de l’histoire le débat critique sur la crédibilité à apporter à deux témoignages contradictoires en I, 5. Faut-il mettre au crédit de l’histoire la mention des sources en III, 2, où, apparemment, les deux voyageurs apprennent de «fort beaux secrets» dont «le manuscrit» – actuellement «dans la bibliothèque d’un archevêque» – n’a pu être édité puisqu’ils n’ont pas eu l’aval de l’inquisition. Mais l’auteur en a pris connaissance : «lu», si bien qu’il y a ici un premier livre virtuel, en attendant la pirouette de la fin. On retrouve plus loin la distanciation de l’historien, en IV, 2 : «Comme ces étrangers-là vont assez vite», avec le bilan objectif : «ils eurent fait le tour du globe en trente-six heures». Mais l’ambiguïté subsiste, vu la présence subjective du démonstratif, et le sous-entendu : ceci signifierait-il que d’autres étrangers (lesquels ?) sont plus lents ? La suite à la fin de IV repose sur un fait connu, objectif : «on sait que dans ce temps-là même», mais le vocabulaire animal utilisé déprécie l’évènement évoqué : «une volée de philosophes» ; plus classique : le témoignage des «gazettes», mais la réflexion générale qui suit, paradoxalement, s’annule elle-même : «on ne sait jamais dans ce monde le dessous des cartes». Et la fin du paragraphe écorche singulièrement la démarche propre à l’histoire : certes, il s’agit de rapporter tout événement avec le maximum de distance, mais la litote : «ce n’est pas un petit effort pour un historien» souligne - non sans humour quand on connaît le travail d’historien de Voltaire – la difficulté de l’objectivité : «sans rien y mettre du mien», et tout ceci est contrecarré, par avance, vu l’adverbe : «ingénument ; la candeur, la simplicité d’esprit, voire le refus de tout esprit critique ne sont pas gage de vérité, tant s’en faut. Or, c’est ce à quoi renvoie ce terme – cher d’ailleurs à Voltaire, cf. l’ingénu, Candide – ce qui ne manque pas de sel, vu son côté retors… Au reste, curieuse démarche historique que de vouloir attester de la vérité sans citer ses sources : où se trouvait notre narrateur pour être en capacité de nous dire ce qui s’est effectivement passé ?

·      le sens familier : En fait, nous sommes face à un conte, qui est le sens familier d’histoire, avec son schéma narratif : au départ un cadre spatio-temporel censé être flou. Comme le(s) personnage(s). Et l’on retrouve ici l’humour de Voltaire car si, d’un point de vue astronomique, la localisation est, pour l’époque très précise : une des planètes – au sens scientifique du terme – de l’étoile Sirius, qui peut prétendre, ex abrupto situer cet endroit précisément, même grossièrement d’ailleurs dans le ciel ? Le critère formel temporel du conte est respecté : I, 1, «il y avait». Notons que le personnage principal est décrit en long et en large pour sa qualité la plus évidente, même si ses facultés intellectuelles sont évoquées, très rapidement en premier. Mais ces renseignements sont trompeurs, et nous ne sommes guères avancé une fois bien intégré qu’il s’agit indubitablement d’un géant. De même l’événement déclencheur, dit perturbateur n’est pas celui qu’on croit : le «lorsqu’il devina… plus de» en a l’apparence, puisque que c’est un événement obvie, mais c’est pour mieux régler un vieux compte avec Pascal et tourner ce dernier en dérision. C’est après force contournements qu’enfin, le héros quitte son pays natal, avec bannissement de la cour. S’ensuivront quelques péripéties merveilleuses, car physiquement totalement impossibles, et ce n’est pas de la science-fiction qui accepte le saut, la rupture techno-scientifique qualitative et en tire les conséquences. La moralité du conte est ensuite de nous renvoyer à nous-même, «interprète de notre propre entreprise» pour citer Rabelais.

Mais qui dit conte dit aussi conteur. Avec son «je». Une personnalité imprécise. Voire incohérente : la déterminative «ceux qui ne voyagent qu’en chaise de poste ou en berline» tendrait à faire croire que lui voyage autrement, ce qui s’avère immédiatement faux ; au reste il est resté sur notre tas de boue. Ce qui laisse ouverte la question de ses sources d’information, quand il décrit les déplacement de Micromégas. Et de sa suite : «lui et les siens», aussi évoqués qu’oubliés ensuite dans le cours du conte… Classiquement, cet émetteur intervient dans le cadre de réflexions générales: I, 5, «nous ne concevons rien au-delà de nos usages», remarque que ne se permettrait jamais un historien, ceci corroboré par : «je ne veux contredire personne». Il se targue de délasser ses lecteurs (en fait, vu la suite, auditeurs) : «Je rapporterai ici pour la satisfaction des lecteurs, une conversation singulière que Micromégas eut un jour avec M. le secrétaire». Relève aussi du conte la complicité avec le lecteur, quand une digression est soulignée : «Mais revenons à nos voyageurs», comme s’ils étaient perdus sans le conteur. Le procès – gratuit ! - d’intention relève de la même démarche : «Je sais bien que le père Castel» (III, 3). Comme les explications au lecteur entre parenthèses, quasi en aparté : «il voulait parler des montagnes».. Vivacité aussi du texte, avec interpellation directe : «figurez-vous», et la pseudo-autocritique, encore en aparté : «s’il est permis de faire de telles comparaisons», suivie d’une image grotesque, celle du chien de manchon – ils servaient de chaufferette dans le manchon des dames, à l’extérieur ! -  suivant un  capitaine des gardes du roi de Prusse (avec une cascade de compléments du nom pour mieux s’en moquer. Notons les effets d’annonce : «je vais raconter», bien sûr, «ingénument comment la chose se passa». Encore un aparté en V, 1 : «je ne prétends choquer ici la vanité de personne, et suit ici toute une digression pour arriver à la pirouette sur les infiniment petits grands grenadiers», ce qui a l’avantage aussi de ménager un certain suspens, et l’on passe ainsi sans coup férir de la quasi-impossibilité d’une observation précise à sa réalisation, ce par le truchement du conte : «adresse merveilleuse», adjectif ô combien emblématique ici ! sans avoir besoin d’évoquer une quelconque astuce technique que ces conditions extrêmes, à la limite, exigent… Notre narrateur a tendance à pontifier, avec un côté vieux sage très plaisant : «il se trompait sur les apparences : ce qui n’arrive que trop, soit qu’on se serve ou non d’un microscope». Notre conteur instaure ensuite, en variation, un style indirect libre, de façon très naturelle (I, 1) : «D’ailleurs, comment ces êtres imperceptibles auraient-ils les organes de la voix», etc. Le conteur nous fait ensuite partager l’impatience des deux observateurs : «Vous croyez bien»… et fait preuve d’une pudeur hypocrite : «un endroit que je me garderai de nommer par son nom, à cause de mon grand respect pour les dames», elles qui n’en demandent pas tant. Il se permet même un jugement de valeur sur les échanges opérés, et nous l’impose de ce fait : «Peu à peu la conversation devint intéressante». Il nous fait partager aussi ses a-priori avec le partisan de Locke présenté comme une petite chose anodine et sympathique : «Un petit partisan de Locke était là tout auprès», au rebours du thomiste : «par malheur, un petit animalcule» (beau pléonasme !) «en bonnet carré».  Et la fin est conforme à celle attendue à la fin d’un conte, avec une moralité ici implicite, celle de Rabelais : chacun est interprète de sa propre entreprise…

 

En conclusion, le texte d’un témoin, semblant osciller entre l’histoire et le conte mais privilégiant ce dernier…

 

D)    philosophique, car amenant à la réflexion, à la remise en cause de ses préjugés. Ce texte se veut un exercice de pratique de la relativité, avec légèreté : n’oublions jamais l’arlequinade et ne nous prenons pas trop au sérieux sur ce point : nous trahirions Voltaire. Qui se moque bien des cuistres et de leurs notes en accumulant les références philosophiques en fin de conte, comme en un feu d’artifices plein de verve. Et ceci se marque dès le début : tout est à prendre avec des pincettes et ce texte est piégé, dans l’attente de notre ridicule, pour ceux qui ne voient pas l’erreur de calcul en I, 2 – cf. le film du même nom. En fait, les leçons à tirer sont assez simples, mais, ô combien difficiles à suivre :

·         l’observation est à la base de tout (cf. les microscopes, et le champ lexical du visuel dans ce texte) ; ainsi, la conclusion tranchante de la conversation entre le Sirien et le Saturnien : «la nature est comme la nature», donc pas de comparaison, par essence non scientifique ; il faut se contenter de décrire exactement, sans intervention anthropocentrique. D’où la conclusion prônant comme critère central la vérité : «je ne veux pas qu’on me plaise je veux qu’on m’instruise», II 1

·         sans préjugés, par ex. religieux, comme lorsque le vicaire Derham prétend avoir vu au bout de sa lunette, le ciel empyrée, I, 5 ; or, même les Meilleurs peuvent y tomber : «il ne put se défendre de ce sourire de supériorité qui échappe quelquefois aux plus sages». Le Saturnien aussi à fortiori en V, 3 : «passant d’un excès de défiance à un excès de crédulité». Mais lui est perfectible, au rebours, sous-entendu, des opposants aux Lumières de la raison : en VI, 1 : «je n’ose plus ni croire ni nier ; je n’ai plus d’opinion. Il faut tâcher d’observer ces insectes, nous raisonnerons après». Il ne faut donc pas hésiter à suspendre son jugement pour éviter toute conclusion hâtive : «le nain, qui juge au quelquefois un peu trop vite». IV, 2. Sinon, c’est l’impasse : «Le Saturnien répliqua à toutes ces raison. La dispute n’eût jamais fini»… mais un incident salvateur, comme souvent en science, un petit pas de côté, permet de dépasser l’obstacle, par une meilleur observation de la réalité, ici via les microscopes improvisés avec «les diamants» : on doit utiliser ses facultés de raisonnement tout en sachant qu’elles sont faillibles : il faut savoir s’ouvrir à la critique, et aux initiatives au rebours du jugement définitif énoncé en I ? 5 : «nous autres, sur notre petit tas de boue, nous ne concevons rien au-delà de nos usages».

·         Sans penser pouvoir tout éclairer ni tout découvrir : la modestie s’impose, comme en V, 2 : «Il se trompait sur les apparences : ce qui n’arrive que trop, soit qu’on se serve ou non de microscopes» ; cette prudence nécessaire, cette retenue scientifique, la distanciation critique incontournable sont illustrées en abondance par la fréquence des tournures restrictives : «ne… que» dans ce texte (elles ont aussi l’avantage de mettre en exergue des manques… même si la fréquence des hyperboles avec «fort» semblerait contrebalancer singulièrement notre propos). L’exemple du livre blanc est le dernier écho de cette modestie nécessaire.

·         Et la métaphysique est une question d’opinion, non de sciences : les hommes sont d’accord sur leurs calculs, et non sur l’âme au chapitre VII, d’où la cacophonie, régulée par le scepticisme du disciple de Locke, jugulée ensuite, pour son plus grand dam, par le thomiste – puisque ceci provoque la disparition ridicule du vaisseau dans une poche de la culotte du Saturnien, suite au rire homérique des deux compères après son «discours» que l’on sent frôler la logorrhée…