Histoire
du Chevalier des Grieux et de Manon Lescaut
La
mort de Manon, de «Pardonnez si j'achève...» jusqu'à «j'attendis la mort
avec impatience»
Nous
sommes à la fin de Manon Lescaut, qui
s'achèvera par les retrouvailles avec le bon Tiberge devenu curieusement, lui
aussi aventurier ; Manon va s’éteindre dans, sinon le pays marécageux
qui entoure la Nouvelle-Orléans, du moins les plaines sablonneuses du Biloxi où
l'immensité plate et désolée, sans abri ni végétation qui entoure les deux
amants, est la terrible image de leur abandon et par les hommes et par le Ciel
(dixit l’édition Garnier) en une notation bien vue. Le Ciel, n'en parlons
plus depuis les diverses tromperies du chevalier tant auprès de son père que
de son ami Tiberge, voire des vieux et jeune de G... M.... N'oublions pas le départ
de Saint-Sulpice, ni surtout la fuite de Saint-Lazare avec l'assassinat vite
oublié, du malheureux portier. Pas plus que ses mauvaises fréquentations avec
les tricheurs professionnels à l'hôtel de Transylvanie. Et les hommes?
Plusieurs se sont intéressés à Manon, il serait trop long, voire fastidieux,
de tous les énumérer, car notre esclave des plaisirs a besoin du luxe pour
vivre, et ce n'est pas son cadet d'amoureux qui peut le lui donner, malgré ses
efforts et ses turpitudes. Le dernier qu'elle séduira, cette seule fois à son
corps défendant - cruelle ironie du... sort ou de Dieu? - cause en fait sa
perte : Synnelet, le neveu du gouverneur que notre héros croit avoir tué,
lui-même ayant été blessé au bras... Mais la pauvre Manon, trop habituée
aux plaisirs ne tient pas une marche forcée de deux lieues. Et c'est épuisée
que nous la retrouvons dans les bras de son amant; ce dernier prononce en
quelque sorte
1)
son oraison
funèbre en une ultime scène d'amour (notre explication développe plutôt ce
dernier aspect, car nous y sommes personnellement plus sensible ; ceci
s’appelle une CAPTATIO BENEVOLENTIAE bien cachée envers la/le
correctrice/teur ; l’entretien pourrait s’ouvrir alors sur l’oraison
funèbre !)
2)
que le non-dit
rend d'un pathétique outré/marqué, selon ce que vous ressentez : soit
vous accentuez le trait et dénoncez le côté artificiel du texte, soit vous êtres
pris(e) et faites participer votre interlocutrice/teur à votre fascination et
à votre déréliction devant un tel drame, ou plutôt, vu l’intervention du
destin, une telle tragédie...
1)
ici, des Grieux rend un ultime hommage à sa bien-aimée; il s'adresse d'abord
à son récepteur, le marquis de Renoncour – n’oublions pas l’encadrement
propre au genre littéraire de l’histoire (ceci pour appâter le correcteur
qui pourrait aborder ce point au cours de l’entretien) comme à une assemblée
funèbre: «Pardonnez»; avec une mise en valeur de l'énonciation: «un récit,
je vous raconte, exprimer». Puis il évoque le couple: «nous avions passé»;
nous passons ensuite du «je» au «elle» alternativement. «N'exigez» pas
souligne le refus du témoignage exact: il n'y a donc pas prétérition, mais réticence,
qui retrouve tout son sens: se taire... et pourtant, l'ensemble s'étend sur 4
paragraphes: 2 d'énonciation, deux consacrés au récit, en deux volets: la
mort elle-même de Manon, son ensevelissement en liaison avec l'affaiblissement
de des Grieux, qui est de même, en un parallélisme frappant, littéralement et
littérairement, à l’agonie... ce qui participe à l'hommage...
Le
premier paragraphe plein de réticence: «j'achève en peu de mots», «ultime»
marque une borne, ce qu'indique le retour sur le passé: «qui n'eut jamais
d'exemple», et la projection sur le futur: «Toute ma vie», en perdurant: «sans
cesse, mémoire»... Tout le champ de la conscience est occupé par Manon, ce
qui montre bien que notre chevalier n'est pas guéri. D’ailleurs, son retour
à une vie plus conforme se fait en 1753, notre édition de référence, sur des
critères d'honneur, et non de religion - il est vrai que son retour à la Foi
après son coup de foudre a peu duré en fait, et qu'une telle reconversion de
celui qui a déjà été «laps» (cf. premier séjour à Saint-Sulpice)
risquerait fort de mal tourner, et il se pourrait qu'il devînt même relaps, ce
qui est là impardonnable... N'a-t-il pas dit en début de première partie: «Pourquoi
nommer le monde un lieu de misères puisqu'on y peut goûter de si charmantes délices?»
même s'il a ajouté: «Mais, hélas! leur faible est de passer trop vite». Le
deuxième paragraphe semble démentir le premier puisque le récit commence;
nous verrons qu'il reste extrêmement allusif; l'amour se marque par la
communauté physique, malgré les conditions extérieures extrêmes, du moins
pour Manon: «nous avions passé une partie de la nuit» ainsi que par le terme
«ma chère maîtresse» ; le leitmotiv du roman voit cette appellation
confirmée par l'attention portée aux moindres détails qui la concernent: «ne
pas réveiller»: «le moindre souffle», «dans la crainte de troubler son
sommeil». La réalité donne toute sa crédibilité à cette dernière scène
d'amour: «une partie de la nuit, dès le point du jour». Le contact des mains
est aussi un comportement amoureux, avec l'attention marquée par le désir de
les réchauffer sur sa poitrine... La communion physique est réelle: « elle
sentit ce mouvement », «pour saisir les miennes». Cette évocation des
mains permet de souligner l'intensité de leur passion; n'est-ce pas aussi leur
union qui est la marque du couple? Le lien entre les deux partenaires se caractérise
aussi par le comportement de l'homme qui, classiquement, se doit de protéger et
de rassurer celle qu'il aime, cf. texte... «Les tendres consolations de l'amour»
sont ici très allusives: verbales et physiques, sous la forme de caresses ou de
baisers? A chacun de l’interpréter selon son expérience personnelle. Au
reste, l’abbé est souvent très pudique, voire pudibond: nous n'en voulons
pour preuve que l'utilisation du terme: «transport» pour le mot attendu: «baiser»,
dans sa traduction de Lovelace... La séparation
due à la mort se traduit paradoxalement, d'abord auditivement: «ses soupirs fréquents,
son silence» avec les sifflantes, «le serrement de ses mains» avec la
communion des amants: «dans lesquelles elle continuait» (durée, marqué aussi
par l'imparfait) «de tenir les miennes», en un tableau touchant de passion...
Vu les réticences, en forme de supplication: «n'exigez point de moi que»...
en structure binaire: «ni que». Ses dernières expressions renvoient aux
paroles intimes qu'un couple garde pour lui: par-delà la mort, des Grieux reste
fidèle à celle qu'il aime, et ceci se marque par le secret, au plus profond de
l' être...: l'amour semble même plus fort que la mort, et s'y mêle ici
intimement: «des marques d'amour». Et l'âme de Manon de quitter la terre: «mon
âme ne suivit pas la sienne». «La vie»? Vide, en structure binaire: «languissante
et misérable». Des Grieux garde encore, post mortem, sa passion: «plus de
vingt quatre heures», «bouche attachée» (terme très fort, le substantif
renvoyant à la passion : attachement ; passion d’ailleurs a pour étymologie
un terme qui signifie : souffrance !)) «sur le visage et sur les
mains» (en parallélisme) «de ma» (possessif) «chère» (adjectif très
commun, éculé même, qui reprend ici tout son impact) Manon. Comme les héros
classiques (Roméo et Juliette, Pyrame et Thisbé, Antoine et Cléopâtre,
Tristan et Iseut), tout devrait se clore sur la mort des deux amants; mais les
circonstances du décès de Manon font intervenir une réflexion quasi triviale
et fort peu romantique: la consommation du corps de l'aimée par les
charognards. Très habilement, la présence du corps de Manon s'estompe au fur
et à mesure que s'improvise son ensevelissement, et que le corps de des Grieux
lui-même a du mal à se soutenir... Le réceptacle préparé, le terme «idole
de mon cœur» (avec un terme quasi blasphématoire) montre bien que l'amour
sublime tout, même l'aspect sauvage de l'endroit. Ultime marque d'amour: «pris
soin de l'envelopper de tous mes habits» : des Grieux n’est plus rien, même
socialement et humainement, sans sa Manon. La séparation est difficile, avec
l'hyperbole: «l'avoir embrassée mille fois, avec toute l'ardeur du plus
parfait amour», avec un superlatif lui aussi hyperbolique...
Puis le regard: «je la considérai longtemps», et il termine par un
sublime compliment binaire: «de plus parfait et de plus aimable» (cf. amour
ainsi encore justifié)... La tombe semble servir de dernière couche: «je me
couchai ensuite sur la fosse, le visage tourné vers le sable», comme pour une
dernière embrassade. C'est donc sur un lit funéraire que se clôt cette scène
d'amour empreinte de pathétique car
2)
la présence de la mort plane sur tout le texte; nous sommes dans le cadre de
l'absolu: «jamais d'exemple, toute ma vie, sans cesse», en un travail sur soi
trop pénible: «chaque fois que j'entreprends de l'exprimer», avec le sens étymologique:
ex-primer, presser hors de soi. Profondément touchant aussi que ce qui va
suivre soit quasi issu de «l'âme», et ce n'est pas un hasard si le tragique
s'invite, comme en passant, avec le terme «destinée»: l'abbé joue au maximum
sur nos affects. Nous sommes d'autant plus pris que les termes sont redondants:
«j'achève» concerne certes le récit, en un clin d’œil subtil, mais : «qui
me tue» est direct, le terme «vie» n'est là que pour renforcer le contraste
tragique, la souffrance, avec la conjonction d'opposition subjective: «mais»,
et la conj. de sub. de concession: «quoique». La structure même de notre
passage: «qui me tue» au début, «sa dernière heure» au milieu du second,
puis: «la fin de ses malheurs». La mort, en une concision extrême: «je la
perdis». «Fatal et déplorable événement» vient conforter ce relevé. «Vie
languissante et misérable» noircit encore plus le tableau, comme: «je renonce
volontairement à la mener jamais plus heureuse» qui éclate comme une
promesse, dans le cadre de l’énonciation, mais comme si le cadavre était
encore présent, là, sous nos yeux, dans le quatrième paragraphe: «mourir,
corps, trépas, enterrer, attendre la mort sur sa fosse. triste office; large
fosse» (le dernier lit nuptial?). «fermer la fosse. ensevelis, fermant les
yeux» - notons qu’il n'a pas indiqué, dans la préparation funéraire, qu'il
lui a fermé les yeux), «j'attendis la mort». Comme un glas reviennent donc
sans cesse tous les termes du deuil, mais sans recherche excessive, avec une économie
de moyens extrêmes, dans un souci du réalisme poussé jusqu'à frôler le
ridicule: ainsi, l'épée se brise, et le creusement se termine avec les mains.
Mais n'est-ce pas dans de telles situations que l'on reconnaît le héros
courtois, transcendé par sa passion au point que rien de matériel ne peut le déprécier
(cf. le chevalier à la Charrette, Lancelot qui prend ce moyen de transport
immonde – car celui des condamnés à mort- pour suivre Guenièvre)?
Le
travail stylistique de l'abbé conforte le pathétique que génère ce
passage... et cette économie de moyens est d'autant plus nette que dans l'opéra
Manon Lescaut de Puccini, l'agonie de
cette dernière dure 5 bonnes minutes: pour obtenir le même état psychique
chez l'amateur, les moyens de chaque art s'avèrent différents; la littérature
s'adresse à la lecture interne et à l'imaginaire, l'opéra fait une fusion
entre notre ouïe, notre regard, et un peu de nous-même, en notre for intérieur
de spectateur...
La présence des
fricatives évoque bien l'affaiblissement de Manon à l'agonie: «faisant un
effort, voix faible». Réaliste aussi «le serrement des mains». Et ces précisions
quasi cliniques sont d'autant plus prenantes que Prévost écrit avec, comme
toujours, une économie de moyens extrême: il procède par allusion, et se
permet, par instants, des termes très précis pour, aussitôt après,
rebasculer dans l'allusif; Ceci crée un effet profondément angoissant car cela
nous renvoie et au quotidien et à la mort, tout ensemble: des détails
triviaux: «rassurer comme un langage ordinaire dans l'infortune»... le plus
curieux est que le terme mourir n'apparaît jamais pour Manon: «la fin de ses
malheurs, dernières, je la perdis» (en un bref euphémisme), «elle expirait,
fatal» (cf. tragique) «et déplorable événement». Le seul à mourir serait
des Grieux, à lire le texte: «mon trépas. attendre la mort, ma fin».
L'enterrement de Manon – ou l’enfouissement ? - est magnifié en: «triste
office» (nous retrouvons notre prêtre). La tombe n'est pas nommée comme
telle: «fosse, j'attendis la mort»... Tout a été décrit précisément, nous
avons ressenti la douleur de des Grieux sans qu'il l'ait jamais clairement
explicitée ni développée. c'est bien le comble de l'art...