Histoire
du Chevalier des Grieux et de Manon Lescaut
La
scène du parloir, de «Je retournai à Saint-Sulpice, couvert de gloire»
jusqu’à «après avoir considéré longtemps les environs».
Le
texte que nous allons lire est la scène cruciale de l'Histoire
du Chevalier des Grieux et de Manon Lescaut, ce roman de mœurs à forte
tonalité autobiographique, avec les arcanes du roman à clef tout en
s'inscrivant profondément dans les réalités sociales et économiques du temps,
paru à Amsterdam en 1731, pour l'édition princeps
(puisque l'édition de référence date, avec ses corrections moralisantes, de
1753), comme septième tome des Mémoires
et aventures d’un homme de qualité qui s’est retiré du monde; ce
dernier se nomme le marquis de Renoncour; homme respectable, expérimenté, âgé
de 60 ans, il précise dans son avis qui sert de prologue au roman lui-même
qu'il veut peindre, avec le chevalier, un caractère ambigu, un mélange de
vertus et de vices, un contraste perpétuel de bons sentiments et d'actions
mauvaises: il s'agit de rendre un «service considérable au public [...], l'instruire en l'amusant». Oui, à en croire le véritable auteur de ces Mémoires, l'abbé Prévost, il s'agit d'un «traité de morale agréablement réduit en exercice», ce qui ne manque pas de sel de la part de notre prêtre, élève des jésuites,
soldat de fortune, bénédictin de l'abbaye de Saint-Maur, ayant prêté la
main à un écrit satirique du temps: les Avantures
de Pomponius, chevalier romain, ou l'histoire de notre tems - où
les amours du régent sont évoquées, pour mieux les excuser -
collaborateur émérite à la Gallia
Christiana, défroqué - ou plutôt ayant quitté son ordre régulier sans
que son bref de translation eût été fulminé-, exilé, converti au
protestantisme, amant de Lenki Eckhardt, ce pour la partie de sa vie antérieure
à l'édition de notre roman. Comme sa vie échevelée, l'abbé Prévost, au
moment de notre texte, a déjà singulièrement compliqué sa trame narrative:
en effet, avant de donner la parole aux souvenirs du chevalier, le marquis est
censé l'avoir rencontré à Pacy une première fois, en compagnie de sa
belle. 2 ans plus
tard, il retrouve le chevalier, seul, en piètre équipage, et écoute
sa... confession au Lion d'Or. Notre héros remonte alors à son coup de
foudre avec Manon Lescaut. Subjugué, séduit, charmé, il l'enlève, ou plutôt,
ils s'enlèvent et quittent Amiens pour Paris où,
après avoir fraudé les droits de l'Église, Manon ne peut vivre d'amour ni d'eau fraîche: elle cède aux avances sonnantes et trébuchantes d'un
fermier général, M. B. et trahit son chevalier que le père de ce dernier,
pour éviter toute mésalliance de son fils mineur, s'empresse de faire
enlever et enfermer par trois de ses valets sous la conduite de son fils aîné.
Après un séjour de 6 mois dans la maison paternelle transformée en prison,
où notre héros s'est consacré (sic!) à un commentaire amoureux sur le quatrième livre de l'Énéide
avec les amours déçues de Didon et d'Énée,
commentaire qu'il destine à l'édition, de retour en France, il se décide,
sur les instances de son mentor Tiberge (pour citer la vignette de l'édition
de 1753), à commencer des études de théologie au séminaire de Saint-Sulpice,
ce qui lui permet de porter le petit collet. Sérieusement revenu à de pieux
sentiments, il ne peut que nous faire part de sa consternation face à sa
rechute avec Manon, un an plus tard: un funeste ascendant l'a entraîné, «sans
se trouver capable de la moindre résistance et sans ressentir le moindre
remords». C'est de retour d'un exercice public dans l'École de théologie, donc en Sorbonne que nous retrouvons notre futur ecclésiastique.
Lecture
I)
cet épisode est le pivot central du roman car il concentre tous ses thèmes:
a)
les deux personnages centraux:
* les qualités intellectuelles et morales réelles du jeune homme, bien
marquées par la structure binaire en parallèle: «couvert de gloire et chargé
de compliment»: on ne peut mieux dire, le succès emporté lors de l'exercice
est total. Des Grieux est fasciné par Manon: «charmes, enchantement»; il ne
peut échapper à la fascination que Manon exerce sur lui, ce que corrobore
l'anaphore des 3 «si». Manon lui reste opaque: «interdit», et il lui est soumis: «j'attendais»... Et il suffit d'une
longue phrase de Manon pour le retourner: «le désordre de mon âme»: c'est
bien son être le plus profond qui, à chaque fois, est touché, si bien qu'il
n'a pas le choix... Thème fréquent dans le roman. Sa relation à Manon (et
non pas avec!) est marquée par la souffrance: «douloureusement»... Il ne
peut être maître de lui-même: sa passion emporte tout: «que je m'efforçai
en vain de retenir». Mais il ne va pas jusqu'au bout: il peut, outre sa vie,
sacrifier son avenir, en épousant Manon. Comme d'habitude, les relations
sensuelles entre les amants, et conformément à la pudeur du temps dans les
ouvrages sérieux - car les écrits érotiques du XVIIIè sont d'une précision
quasi clinique et très suggestive, sont exprimées de façon très allusives,
et d'autant plus touchantes... Le texte se termine par une réflexion du
chevalier sur lui-même qui ne se reconnaît que difficilement, ce qui est
bien une constante de ce roman...
*
l'évocation subjective de Manon, toujours aussi impressive: l'auteur nous
invite à une connaissance lyrique - si l'expression n'est pas trop paradoxale
- de Manon! Elle n'est jamais décrite, car le chevalier la voit, lui, et n'éprouve
pas le besoin de la décrire au marquis de Renoncour qui a eu, lui, le privilège
de la remarquer à Pacy, si bien qu'il a au moins un point de départ pour
comprendre, saisir son interlocuteur... Ce n'est pas notre cas, mais le «je»
de des Grieux devient vite le nôtre, et nous ne pouvons voir Manon qu'avec
amour. Elle est telle qu'elle échappe à la description. apparition, aimable,
un air... sa figure. Sa main devant ses yeux. Elle s'assit, et le mouvement du
corps n'est même pas décrit, pas plus que celui de la robe: on ne peut être
plus désincarné, ou plutôt être si vaguement esquissé que Manon incarne
le fantasme féminin de tout lecteur... se lever avec transport pour venir
m'embrasser n'est pas plus précis. Et c'est là la grande habilité de notre
auteur: des Grieux n'éprouve pas - c'est normal! - le besoin dé décrire
celle qu'il voit encore, elle reste si proche de lui qu'elle vit sous nos
yeux, avec ses larmes...
b)
la conduite du récit est toujours aussi bien menée...
*
Ce
dernier est bien structuré (= plan)
-
l'arrivée banale.
-
l'apparition,
avec les exclamatives de mise en valeur, donc en contraste patent.
-
la présentation avec les
verbes d'état: «j'y trouvai, c'était elle, elle était, me parut».
-
ensuite,
nous passons du silence: [ «je demeurai, j'attendais» - commun: «son
embarras fut égal au mien»; la situation perdure, s'étire- ] à la parole,
avec le passage du style indirect au style direct...
-
Nous
sommes confronté à la communauté des larmes, puis à
celle des corps: «elle se leva avec transport pour venir m'embrasser»...
Le texte est passionné, au sens étymologique du terme: cf. l'angoisse prémonitoire
de des Grieux, dont un psychanalyste ferait ses choux gras: c'est
l'accomplissement,
la réalisation du fantasme de s'abandonner, en pleine connaissance de cause... On a
bien l'impression d'une prise de conscience de... l'Inconscient, qui est nous et pas nous en même temps...
l'attraction du néant? Car nous ne connaissons pas la mère de des Grieux.
Morte, sans doute.
*
participe
de la fascination exercée par le conteur la variation entre les phrases courtes et les longues périodes,
la variation dans les types de phrase (déclaratives, exclamatives, impératives,
interrogatives)
*
L'attention aux petits détails précis, à la mention concrète qui rendent
le texte parfaitement crédible: le trivial: 6 h. du soir, avec la présence
constante d'autrui: sans verser dan l'agoraphobie, on a l'impression d'une
société étroite où l'on se côtoie de près: on vint m'avertir que, cf.
l'homme d'un âge déjà avancé du coup de foudre. Paradoxalement, ceci est
conforté par l'évocation de la difficulté à nommer précisément les
choses: «surpassaient tout ce qu'on peut décrire, ne saurait être exprimé».
Le texte poursuit: je commençai plusieurs fois une réponse que je n'eus pas
la force d'achever. Cette affirmation de l'indicible, aux antipodes des petits
détails, donne au texte un impact qui sidère l'esprit critique du lecteur.
Sans oublier
le renvoi à l'expérience commune qui nous rend des Grieux très
proche: «comme il arrive lorsqu'on se trouve, on se croit transporté, on y
est saisi, on ne se remet, au présent d'expérience générale, à laquelle
tout un chacun participe»...
*
le ressourcement de lieux communs: le jeu des regards
II)
Il s'agit aussi d'une mise en scène très travaillée aussi bien par
l'auteur/héros que par la protagoniste féminine:
L'abbé
Prévost a pris le soin de mettre en valeur la surprise attendue du
protagoniste dans le passage précédent notre entrevue: de fait, nous le
savons, a posteriori, non guéri, et il ne s'en cache pas: «je me croyais sur
le point d'oublier éternellement cette charmante et perfide créature»... et
ces termes seront repris à l'envi dans notre extrait: Prévost est l'adepte
des échos répétés, des leitmotivs fascinants. L'insistance sur l'ignorance
est patente: Je n'eus pas la moindre connaissance de cette visite. Et réitérée:
cabinets particuliers, cachés derrière une jalousie»... Prévost prend soin
de mettre son héros au pinacle: il a atteint tous ses objectifs,
intellectuels comme relationnels. ne lui manque - susurre un esprit malin,
voire diabolique - que le repos du guerrier (6 h. du soir), après une journée
chargée. Il est sûr que des Grieux a eu le temps de se remettre: «un moment
après mon retour», il y a eu droit à un instant de repos, de suspens. Aussi
peut-il se rendre au parloir «sur-le-champ»: il est inutile d'interpréter
ceci comme une pulsion personnelle: il est de sa responsabilité d'homme de
foi d’être à la disposition de ses sœurs. Comme d'habitude (cf. 1), des
Grieux se montre d'abord sensible à ce qu'il ressent, par deux exclamatives;
la force de l'impression est évoquée en un raccourci et une économie de
moyen remarquables: d'abord l'effet produit, puis sa cause, en 1 seul mot: «Manon»,
et ceci suffit, explique tout; Sa présence s'incarne, d'«apparition», on
passe à la reconnaissance tangible au moins: «C'était elle»; il est fasciné:
«telle que je ne l'avais jamais vue» (avec «l'» en objet, passive donc);
avec l'anaphore des «plus», et le ressenti, en deux adjectifs de 3 syllabes,
binaires. Tout concourt au désir: sa jeunesse (dix-huitième année), et les
sifflantes le marquent, comme le pluriel sur «charmes», très allusifs, mais
évocateurs. Des Grieux ne peut en rester qu'à l'énumération en structure
ternaire avec l'anaphore «si», et la reconnaissance: «l'air de l'Amour même»...
le globalisateur «toute» exprime la focalisation amoureuse... C'est bien un
second coup de foudre: «aimable, brillante, charmes, fin, doux, engageant
(sic!), Amour, enchantement...»
La
scène, après une telle effusion lyrique, se poursuit paradoxalement sur un
silence qui s'étend sur 6 lignes: «interdit», avec toujours la vision
fascinante: «sa vue», refusée, repoussée: les yeux baissés: il y a dans
tout ce passage un jeu très subtil de regards, (cf. plus loin: «voyant,
yeux, à la voir, n'osant l'envisager» - le regard refusé - et pour
terminer: «avoir considéré»), évocateurs des sentiments des personnages
et illustrant de façon touchante, revivifiant en fait le lieu commun que les
yeux sont le miroir du cœur (et nous retrouvons là un des artifices des Prévost:
sa capacité à redonner de la présence aux topoi les plus éculés, cf. I).
Ceci permet de passer au registre élégiaque, avec l'attente qui perdure: «demeurai»,
passé simple puis imparfait: «j'attendais»; ceci est d'autant plus touchant
que le «Je» revient de façon insistante, avec la présence quasi-physique
pour le lecteur, du narrateur. Dans cette impasse, les deux amants retrouvent
une forme d'égalité: égal au mien. Mais notre spécialiste du langage ne
trouve pas les mots, donc Manon retrouve le langage du cœur, en un jeu de scène
pour mimer la honte: elle mit la main devant ses yeux, en une action banale,
qui, encore une fois ici, retrouve le charme de la nouveauté (cf. I). le «Cacher
quelques larmes» est une interprétation de des Grieux. Nous avons nettement
l'impression que Manon joue un rôle... Et le texte est très théâtral: les
notations descriptives fonctionnent comme des didascalies avant que le style
indirect ne laisse la parole à chacun des partenaires... les jeux de scène
sont bien marqués. D’ailleurs, il y a bien scène: lieu bien délimité, un
parloir, deux acteurs en présence, proches et lointains à la fois, avec la
concentration et la réduction des moyens propres au théâtre: proches
corporellement, mais séparés par le temps et les dissentiments, pour l'un
l'incompréhension avec l'amour toujours présent, l'autre un mystère - comme
toujours chez Prévost d'ailleurs, cf. I). Le «ton timide» est bien une
didascalie. Et notre ingénue libertine de se montrer fine mouche. Nous
l'avions déjà senti lors du coup de foudre; elle se montre ici fine avocate
dans son plaidoyer avec un aveu: «son infidélité», pour amener, voire
tester chez l'interlocuteur non seulement l'acceptation de cette dernière,
mais encore une dénégation en ce qui concerne la conséquence qu'elle
avance: «ma haine»: Manon est trop féminine pour ne pas avoir perçu le «tremblement»
(appréhension et crainte qui font trembler, au XVIII) de son ancien amant. Au
reste, si la haine était encore là, qui aurait empêché des Grieux de
chasser, d'emblée, publiquement et ignominieusement, cette fille perdue,
entretenue vu sa tenue («brillante» implique une tenue d'apparat)
Marie-Madeleine n'a pas cherché à dévoyer le Christ de sa sainte mission!
Ou y aurait-il l'angoisse rentrée d'un enfant non avoué, âgé donc d'un an
et 3 mois? Elle s'appuie ensuite sur les sentiments passés comme pour tester
leur crédibilité alors qu'elle en est parfaitement sûre, mais ce pour
amener une redéclaration, au moins a posteriori: elle cherche un retour de
flamme, en soufflant sur les braises («jamais, quelque»), tout ceci est très
allusif, et flou; Manon sait très bien jouer sa partition de femme infidèle
repentante, avec les mouvements et le vocabulaire à l'appui. Comment
d'ailleurs interpréter le terme «tendresse»? Elle procède ensuite avec délicatesse
dans son attaque: «il y avait aussi, bien de la dureté à laisser passer»:
elle passe de la défense à l'attaque, en un réquisitoire fortement charpenté:
si des Grieux a étudié, notre jeune femme n'a pas été de reste en se
frottant à la haute société: «mais, s'il était vrai que, aussi, et,
encore»: elle taxe des Grieux d'indifférence, ce qui est objectivement sidérant
puisqu'elle est bien à l'origine de la rupture, et elle va jusqu'au bout de
son aveuglement volontaire en surenchérissant sur son comportement actuel:
elle le renvoie à son attitude face à elle, son silence! Notons que la période
déroule ses volutes sans grande précision lexicale mais que le sens en est
très clair, et des Grieux le reçoit directement, en le prenant à cœur; le
texte devient dramatique et semble échapper même, vu la tension, à l'écrivain,
en un mélange d'énoncé-énonciation: «le désordre de mon âme ne saurait
être exprimé». Cette prétérition permet au lecteur de participer à la scène.
Une courte didascalie descriptive: «elle s'assit». Superbe jeu de scène de
Manon, donc, maîtresse du jeu, qui s'installe pour laisser à son amant le
temps de s'expliquer à son tour, ou plutôt de se déclarer, alors que c'est
elle qui se lèvera en fin d'extrait avec transport. Notons que des Grieux a
perdu toute initiative: derechef: «je demeurai» comme au début du
paragraphe précédent, hésitant, comme tergiversant: «le corps à demi
tourné». En fait, des Grieux se révèle bien passif. Ceci est à l'image,
comme au théâtre, de son état psychologique: écartelé entre le désir de
reprendre (la passion) et celui de se déprendre (la raison), situation ici,
vu la suite, plus racinienne que cornélienne. Des Grieux est si touché qu'il
n'en trouve plus ses mots. Le texte semble haleter, avec ses segments
courts... En martyr de l'amour, il dépasse sa propre souffrance: «fis un
effort, douloureusement». Aux lamentations de l'amant trompé: «Perfide» 3
fois en exclamative, répond, comme en litanie religieuse, l'acceptation par
Manon de cette insulte. La scène élégiaque est trempée de larmes: «chaudes
(sic!)». Elle est à son paroxysme, le maximum du pathétique est atteint: «prétendre»
3 fois, en polyptote, souligné par le: «encore». Les incises simples («m'écrier,
m'écriai-je, répondit-elle, repris-je») soulignent la thématique
dramatique de la mort: «mourir, impossible que je vive, demande ma vie», à
deux reprises. Et cette scène paroxystique, marquée par le don courtois du cœur
(«si vous ne me rendez votre cœur») s'achève sur un aveu d'amour absolu
(au sens étymologique du terme: détaché de toute contingence): «mon cœur
n'a jamais cessé (admirons la double négation fonctionnant en litote
emphatique) d'être à toi» où nous retrouvons le tutoiement de l’amour
passionnel. Et ce dialogue de se clore sur le don du cœur... A cette effusion
affective répond avec élan le corps de Manon: «transport, venir m'embrasser»,
avec l'expression curieuse, soulignant l'outrance de la passion qui dépasse
les bornes: «elle m'accabla de mille caresses passionnées». Et c'est
justement la sensation de cette mise en scène à laquelle est sensible notre
héros, de façon, nous oserions écrire, très moderne: il y a effusion
amoureuse, indubitablement, pour ne pas dire fusion, avec l'abondance des
termes hyperboliques: «tous, invente, ses plus vives (superlatif absolu)
tendresses». Et la phrase froide tombe, tranchante: la restrictive «ne que»,
et la fin: «langueur»; le narrateur, intellectuel, ne peut s'empêcher
d'analyser son ego, hic et nunc du passé (je-ici-maintenant), en structure
binaire, avec une opposition entre le singulier: «situation tranquille»,
soulignée par le plus que parfait: «où j'avais été», et le pluriel, en
parallélisme: «mouvements tumultueux». Il s'agit d'une conversion, comme
celle de Saül à Damas! En fait, le processus s'opère en dehors du champ de
la raison: «que je sentais renaître»: des Grieux n'est plus maître de lui;
La maîtresse de son cœur a repris le pouvoir! Le texte devient même
fantastique: «épouvanté, frémissais, campagne écartée, on se croit
transporté, nouvel ordre des choses, sais, horreur secrète» (cela préfigure
les descriptions des romans d'horreur gothique du XIXème, en Allemagne): il y
a là l'exposition de la réaction quand on peut réaliser son fantasme. Au
risque d'un mauvais jeu de mots, n'y a-t-il pas la scène de la mise: le héros
est ici (é)pris et ne se possède plus; Il ne se remet que par illusion, car
la transformation, voire la transmutation a eu lieu en son cœur... Ainsi, la
mise en scène est bien maîtrisée par Manon, et totalement assumée par des
Grieux. La progression des sentiments est subtilement ménagée, et les
attitudes des deux protagonistes ont été décrites avec une extrême précision....
III)
La passion est ici exacerbée. elle mélange les registres dramatique, puis
pathétique, érotique, voire réaliste (fin de l'extrait, quand des Grieux
prend conscience de sa... conversion!): les différentes représentations de
la même scène selon les éditions soulignent bien la complexité de ces
registres, qui répondent aux relations qui se renouent, ce à quoi chaque
graveur a été plus ou moins sensible: Gravelot, dans l'édition de 1753
semble l'illustration même du: «Dieux, quelle apparition surprenante», avec
le corps légèrement courbé par rapport à la tête fascinée. Le bras en
retrait semble un ultime effort inconscient pour se protéger, se dégager cf.
fin du texte. Manon se veut, par delà la maladresse du graveur,
l'air engageant. Cette gravure mélange d'ailleurs, à nos yeux deux
instants, puisque Manon est assise, comme le mentionne le 3ème paragraphe de
notre texte. Lefèvre, en 1797 est plus proche de l'attente, les yeux baissés...
Notre ecclésiastique semble déjà conscient de sa chute, il l'accepte
passivement, en victime... Une dénonciation de la perversité de Manon, comme
en attente, cachant ainsi le tableau religieux derrière elle: la crucifixion.
Qui est le personnage au pied de la croix? On aimerait y voir une
Marie-Madeleine en prière, qui serait ainsi l'inverse spirituelle de notre pécheresse:
il y aurait là un retour à l'ordre moral, en 1797. L'illustration de Le Nain
se veut encore romantique, ou plutôt proche du goût gothique: la Croix à
l’arrière plan semble séparer les amants, en une atmosphère pleine de
menace... L'horreur de des Grieux est bien exprimée; Curieusement, c'est lui
qui se couvre la vue, mais son pied gauche est bien près de celui de Manon.
Manon est même est brillante: couverte des bijoux de M. B., elle est en
attente, repentante, soumise certes, mais aussi offerte...En fait, c'est
l'illustration de Rossi qui nous semble la plus en adéquation avec le côté
sulfureux du texte: le corps de Manon nous est exposé, avec ses appâts, et
le dossier de la chaise ne pourra séparer que temporairement les deux amants
abîmés chacun dans leurs regrets, donc tous les deux prêts aux
retrouvailles... Car le texte est en fait torride: d'abord le rendez-vous en
duo dans le parloir, avec des Grieux qui s'y rend aussitôt... Une image du désir?
Le «surprenante» souligne que des Grieux ne s'y attendait plus, et le
pluriel à «Dieux» montre bien que notre futur prêtre est sensible aux côtés
charnels du paganisme. Notre héros est littéralement fasciné: «que je ne
l'avais jamais vu». Il la transforme même en incarnation de l'amour, en
insistant sur l'identité: «même». Le terme «enchantement» souligne qu'il
est épris, comme le «interdit»: il n'est plus maître de lui et ne peut
plus réfléchir: «ne pouvant conjecturer», ce qui souligne à quel point
Manon le trouble, comme elle-même l'est aussi... Le langage lui-même est mal
contrôlé: «voyant que mon silence continuait»; il y a là une incohérence
dont le lecteur pourrait se gausser s'il n'était pas pris par l'intensité de
la scène, et le suspens que Prévost sait ménager. C'est elle qui prend
l'initiative, comme en fait lors du coup de foudre: «elle me dit»... Elle
pousse le paradoxe jusqu'à taxer de dureté son ancien amant, tout en le
rappelant à ses devoirs d'amoureux dans la situation présente: elle lui
propose en fait indirectement de réagir, de se comporter en... homme à la
fin de sa période. Une telle attaque frontale déborde les défenses de notre
futur ecclésiastique, qui ne sait plus, en pleine déroute mentale, que
faire: «n'osant, je commençai, je n'eus pas la force. Enfin»... Et, de façon
très vivante (cf. l'aspect théâtral du passage) l'invective éclate; des
Grieux semble laisser libre cours à son ressentiment: 3 fois «perfide»,
mais ces insultes réitérées sont en fait un cri d'amour, avec le ah! du désespoir.
Nous sombrons en pleine tragédie: la situation semble inextricable, puisqu'il
y a répétition, le «elle ne prétendait point justifier sa perfidie». A
cette déclaration répond la question d'une rare intensité avec le «donc»
final, de des Grieux, question qui fonctionne comme un ultimatum, heurtant,
avec l'intensité des cris, à l'instar de ce que chacun ressent: «M’écriai-je
encore» (encore une redite): le texte fonctionne avec une économie de moyens
rares et en adéquation avec les sentiments. La violence est extrême; et
Manon de reprendre: «je prétends mourir», sur un registre très pathétique,
avec l'élégance de la tournure: «si vous ne me rendez votre cœur». Notons
que le tutoiement apparaîtra deux paragraphes plus loin. Des Grieux reprend
en polyptote: «vivre/vie», en opposition avec: «mourir», évocation
implicite du suicide quand l'amour est impossible. Le texte est grandiloquent,
marqué par des reprises, et des sentiments extrêmes... Mais le ridicule, frôlé,
n'est pas atteint, car il y a toujours la présence passionnée de l'amant
souffrant qui est là, devant nous, comme il l'est devant le marquis de
Renoncour. Le comble de l'artifice littéraire devient le comble du grand art!
La reprise: «demande ma vie», l'insulte: «infidèle» - avec la même
racine que «perfide», en écho avec: «infidélité, perfidie» (alors que
Des Grieux va aussi se montrer infidèle à Dieu), ses outrances manifestes
(en versant des larmes), tout devrait porter le lecteur au détachement
ironique, mais la simplicité de l'aveu final: «mon cœur n'a jamais cessé
d'être à toi», en un don courtois du cœur qui ne peut que toucher le petit
côté fleur bleue qui subsiste en chacun de nous... L'échange verbal est allé
à son paroxysme. Immédiatement (à peine), les amants se retrouvent
charnellement. Manon se laisse aller à sa passion: «transport, caresses
passionnées» au pluriel avec l'hyperbolique: «mille, tous les noms». Quels
sont-ils en fait? Les écrire serait les ridiculiser. Reste le sentiment
entier.
Et le contre-coup affectif, la transformation est telle qu'en fin
psychologue, Prévost évoque le degré d'épuisement mental de son héros: «avec
langueur». Et c'est ici que nous retrouvons aussi notre prêcheur... Ne
s'agit-il pas de rendre tangible la perte d'identité, l'angoisse que génère
le péché avant de le commettre? Dieu nous préviendrait... De fait, la
raison de des Grieux refonctionne, reprend: «en effet» - mais n'est-ce pas
un moyen détourné de faire partager son impuissance au marquis? - , avec
l'opposition bien marquée entre les deux états parfaitement incompatibles vu
le parallélisme de leur construction: situation tranquille (sg, féminin),
mouvements tumultueux (pl, masculin)... Il ne se reconnaît pas lui-même, il
a perdu sa maîtrise personnelle. Le «on» lui permet de nous faire partager
cette expérience psychique: l'angoisse est rendue perceptible par le
truchement d'un vocabulaire bien choisi: «épouvanté, frémir, nuit,
campagne=sauvagerie, écartée=solitude, nouvel ordre des choses (=nouveau
monde, expérience inconnue sans référence rassurante), horreur secrète»...
Certes, la vie renaît, pour reprendre les termes mêmes de des Grieux, mais
quelle vie: une vie d'angoisse, de tribulations (tous les environs): l'amour
n'apporte pas le repos, on le subit, comme l'impliquent les verbes d'état: on
se trouve, on se croit, puis le passif: on est saisi... Ici, des Grieux pêche
donc en toute connaissance de cause, tout en s'en excusant...
IV)
car ce texte relève aussi de la confession, ainsi que de la casuistique, vu
la conclusion:
Cette
dernière est bien une leçon de morale pratique, et notre héros ne semble
pas particulièrement charmé de ce qu'il ressent: épouvanté, frémissais,
avec l'évocation angoissante d'une perte d'orientation dans la campagne. La
fin de ce passage est particulièrement angoissante et semble destinée à
nous rendre méfiant vis-à-vis des retours de flamme. Le seul problème étant
que, conformément au proverbe tibétain, on peut préférer mourir jeune lion
plutôt que de vivre mouton centenaire... C'est bien l'ambiguïté du message
de ce roman, malgré les allégations de son auteur. Certes, des Grieux
souffre, Manon meurt, mais au moins, ils vivent... Nous sommes aux antipodes
de la réflexion désabusée d'Achille à Ulysse aux Enfers quand il dit à ce
dernier qu'il préfèrerait être pauvre bouvier dans les champs de son père
qu'Achille aux Enfers... Mais c'est que les anciens ont une conception de la
survie après la mort fort peu enthousiasmante...
Au
reste, si nous reprenons notre texte, certes, notre futur abbé a bien oublié
Manon, mais faut-il le croire sur parole quand il dit qu'il ne peut
conjecturer quel était le dessein de cette visite? Cela ne peut être que le
désir de le revoir; il ne peut qu'hésiter sur la crédibilité et la durée
à accorder à ce désir qui peut fort bien - vue les circonstances et son
succès public - n'être que passager, ce que confirmeront les exigences de
fidélité de des Grieux plus loin, en un langage très religieux: «au nom de
toutes les peines que j'ai souffertes pour vous, belle Manon, dites-moi si
vous serez plus fidèle» (admirons l'humour de la demande: on attendrait
seulement: fidèle! L'erreur est prémonitoire; au fil du roman, Manon, sera
de plus en plus fidèle, à son niveau, cf. l'épisode du prince italien!)
Le
parloir lui-même est destiné aux confessions (cf. la jalousie, censée séparer
prêtre et pénitent(e), et c'est bien Manon qui se confesse elle-même, avec
les larmes du repentir: la pénitente est attirante, certes, et son directeur
de conscience peu efficace, puisqu'il ne lui dit rien. N’est-ce pas de la
suprême habilité? Le terme «confessait» est bien écrit, confession
douteuse que celle qui va permettre à Manon de détourner son chevalier du
droit chemin de la vertu... Cette confession a lieu d'ailleurs, malgré le
lieu, devant son amant, et non devant Dieu. Tous les signes chrétiens sont détournés:
l'amour qui devrait être fraternel s'appelle tendresse, et il faut montrer de
l'apitoiement vis-à-vis des autres, ici elle-même: son sort. Et elle fait
appel implicitement à la charité chrétienne de des Grieux. Sa réaction est
rien moins que chrétienne, malgré le terme «âme» qui montre combien entre
amour chrétien et passion charnelle, des Grieux ne fait pas de nuance, tout
simplement parce que Manon est sa déesse! On oserait presque dire: sa vierge
Marie, puisque Manon est l'abréviation de Marie... Le rapport classique entre
confesseur et pénitente est ici entièrement retourné: habituellement, les
deux sont assis, les aveux viennent difficilement et ce sont les questions du
directeur de conscience qui orientent le débat, la prise de conscience du péché,
qui devrait amener un désordre de l'âme, d'où ensuite, des aveux entrecoupés.
Or, c'est des Grieux qui joue ce rôle et Manon qui dirige en fait la démarche
de reconversion à l'amour. Et le pardon - réciproque! - vient non pas sous
forme d'un acte de contrition mais d'embrassades enflammées. Avec l'évocation
d'un regret intense, proche de la souffrance, alors que la confession doit
amener l'oubli, un nouvel état d'être avec son effet psychologique standard:
l'euphorie... Il y a chez Prévost un décalage très subtil du sacrement de
la confession. Qui implique d'ailleurs un changement, ce que des Grieux
demandera à Manon plus loin: dites-moi si vous serez plus fidèle. Alors que
tout bon directeur de conscience, comme l'a été l'abbé Prévost, sait que
le pêcheur chutera plusieurs fois comme Saint-Pierre reniant le Christ, avant
de pouvoir vraiment se rédimer...