Le
Voyage
Ce
poème clôt judicieusement les Fleurs du mal ; Après les différentes
tribulations d’une âme en quête, sans illusion d’ailleurs, du bonheur
(=les différentes sections du recueil), Baudelaire, une fois définitivement évoquée,
comme en conclusion, l’inanité consternante de nous-même, poète ?
(II), puis de notre monde connu, une terre ennuyeuse (IV), sans variété
puisque l’être humain est le même partout (VI), nous propose ce que l’on
appelle par euphémisme le dernier voyage, mais qui, pour lui, ici, (HIC ET NUNC !
est l’espoir de la Découverte.
A)
Le Voyage :
·
il implique le désir de partir (I, 1), «amoureux des cartes, appétit»,
v. 1 -2, et à peine entamé, il se clôt paradoxalement : «Aux yeux du
souvenir», v. 4, ceci pour mieux rendre anecdotique la suite, et privilégier
par contraste la proposition ultime (VII). Ainsi d’emblée, les tribulations
attendues de tout récit de voyage sont comme vidées de leur substance et nous
sommes d’autant moins déconcerté par l’absence d’événements vécus,
l’inexistence des permanence/attente/suspens assumés – le propre de tout
voyage – le tout se résumant à de simples allusions ou des généralités,
pour merveilleuses, féeriques, voire chimériques qu’elles soient.
Nonobstant, le départ a lieu, à
une date indéterminée puisque nous avons compris qu’elle importe peu :
«Un matin, nous partons», v. 7, avec le présent narratif, «Et nous allons»
(v. 7) sur les chemins (cf. le sens étymologique de voyage, Viaticum, le
viatique étant le dernier sacrement reçu par le catholique à l’article de
la mort afin de l’aider dans sa… démarche : la rencontre de Dieu) de
la mer (v. 8), avec l’expression inattendue : «le fini des mers» pour
qui se souvient de l’Homme et la Mer (mais en accord avec la leçon de ce poème :
rien ne sert de partir, cf. 2ème strophe de VII).
·
Le Monde semble s’ouvrir : «Ils s’enivrent/ D’espace
et de lumière et de cieux embrasés» (v. 13-14), ouverture incarnée par les
deux e muets amuïs, la syndèse (et) et l’allitération en sifflantes. «Mais»
(cf. initial du v. 17) Baudelaire ne veut s’intéresser qu’à ceux qui
voyagent, non pas pour se divertir au sens pascalien du terme (v. 9 à 16), mais
pour… voyager, comme l’affirme la polyptote en rejet : «qui partent
Pour partir», Voyageurs («vrais» – sous-entendu : ceux qui précèdent
sont spécieux, mis en exergue par le démonstratif : «ceux-là», conforté
par l’allitération en sifflantes sourdes, et mis au pinacle par l’adjectif :
«seuls») sans bagage, légers, libres comme l’air, ce qu’évoque le jeu
sonore de «sem-bla-bl-es aux –ball-ons». Leur cheminement a lieu en ligne
droite (au but, fatal, incontournable) : «De leur fatalité jamais ils ne
s’écartent» (v. 19), leur devise : «Allons», en fin de vers et de
strophe, en quête de l’indicible, v. 24 : «Et dont l’esprit humain
n’a jamais su le nom», 4/2//4/2. Les autres croient voyager et font du
sur-place, roulent sur eux-mêmes ou retombent au point de départ, en une
course (v. 32) inutile d’où les images infantilisantes – car les vrais
voyageurs sont des esprits mûrs, adultes, responsables – de la «toupie» et
de la «boule», objets triviaux et communs, victimes de leurs illusions/folie («fou»,
fin de 32, où cette voyelle résonne, «folle», v. 35 avec ses 5 e muets, «Imagination»
avec un grand I en début de 39, «chimériques», v. 41, «inventeur d’Amériques»
- au sens d’inventeur d’un trésor - v. 43, «mirage», 44, «rêve», début
de 46, «ensorcelé», 47). Aussi ces voyageurs déconcertent-ils notre bon
sens : «Étonnants voyageurs», et ont-ils droit à l’estime : «nobles,
profonds, écrins, riches, bijoux merveilleux», tous ces termes laudatifs à
leur gloire, au rebours du «vagabond» – cf. 45, déprécié : «vieux»
(car Baudelaire ne fait pas dans le gérontophilie – sauf dans certains textes
obscènes), sans passeport, sans foi ni loi, une des angoisses des bourgeois au
XIXè ! cf. Jean Valjean et la nouvelle du même nom dans le recueil du
Horla. Eux voyagent, utilisant les moyens modernes – vapeur – comme les
classiques : «voile» (v. 53). Leur voyage permettra un passage (cf. début
du v. 55), une transmission, celle des «souvenirs» (56), dans un but
psychiatrique au sens étymologique du terme : «pour égayer l’ennui de
nos prisons», v. 54, même si l’infini n’est pas au rendez-vous, cf. «cadres
d’horizons», un bel oxymore. Ensuite nous sont présentés non le voyage en
lui-même, mais les paysages rencontrés, après les moyens d’orientation :
«astres» en fin de 57, et de locomotion : «flots», voire «sables»
ensuite ; donc, la nature, avec son «soleil» de plomb, v. 61, les réalisations
humaines, v. 62, repris en chiasme dans un seul
vers, v. 65 : «les plus riches cités, les plus grands paysages», en tétramètre,
et la déception : «jamais» en début de vers et en inversion pour dénier
le «mystérieux», avec sa diérèse et l’harmonie des 3 fins de mot. Au désir
vertical (cf. 69 – 74 avec l’image du «cyprès») s’oppose
l’horizontalité du parcours : «loin» (v. 76), d’où nous sont ramenés
des «croquis» (v. 75), celles d’«idoles, des trônes, de palais» (v. 77
– 80), objets de la quête touristique actuelle, dont, en bon poète, donc
prophète, Baudelaire a pressenti la vacuité. Puis les curiosités
ethnologiques, qui méritent le coup d’œil, actuellement la photo,
click-clac, merci Kodak ! puisqu’à l’époque de Félix Tournachon,
alias Nadar, la photo était loin d’être instantanée (v.81- 83),
l’artifice de cette quête étant dénoncé par le changement d’émetteur,
et la dislocation de l’alexandrin au v. 83. Car l’Homme reste égal à lui-même,
immonde, c’est tout le chant VI, avec une misanthropie sarcastique, et c’est
la leçon (hélas !) que nos voyageurs tirent de leurs pérégrinations,
fort peu décrites par ailleurs : nous avons eu le point de départ, des
points d’arrivée, avec ce qui a été vu, mais jamais ce qui a été vécu,
à part l’allusif : «malgré bien (sic !) des chocs et d’imprévus
désastres», v. 59, alors que la marque même du voyage est sa durée – ce
que notre modernisme échevelé s’escrime à éliminer, cf. le TGV ! Il
n’est alors pas surprenant que, à l’instar d’Hymne à la beauté,
peu importe ce que l’on fait : «Faut-il partir ? rester ?»
avec force polyptotes et hésitations en fait dénuées d’intérêt :
tout se vaut, tout est bon quand il s’agit de fuir l’ennemi personnel de
Baudelaire, cf. le Quignon : le Temps, au début du v. 116. La
boucle est bouclée, le v. 120 : «il en est d’autres/Qui savent le tuer
sans quitter leur berceau» annule le v. 10 : (D’autres fuient) «l’horreur
de leur berceau». Nous retrouvons
les moyens de transport, terrestre : «wagon», maritime : «vaisseau»,
pour mieux les dénier, même si ce dernier est celui qui a l’aval de
Baudelaire car il ouvre sur le Large et les astres, au rebours de l’engin
clos.
·
Reste le dernier départ : «en avant !» claque en fin
de v. 122, avec une notation autobiographique : «pour la Chine» – ce
qui est pour le moins abusif car, si Baudelaire s’est arrêté à la Réunion
– ancienne île Bourbon - il partit pour les Indes…Un nouvel embarquement,
et le Styx en arrière-plan, avec «mer des Ténèbres» ? Notons que le
lieu qui devient ici le temps, l’éternité en tant qu’instant permanent :
«après-midi qui n’a jamais de fin». Au rebours du poème précédant le nôtre :
le Rêve d’un curieux, où le départ est avorté, il convient ici de
lever l’ancre, même si les ordres montrent, pour l’instant, l’absence de
réalisation. «Appareillons», à l’impératif en fin de 138. Il y a alors
confusion, l’important étant la rupture : passons sur le «poison» qui
«réconforte», Baudelaire nous a habitué à de telles distorsions, mais le
mouvement horizontal devient vertical : plonger… Mais comment «plonger»
dans le «Ciel» ? C’est qu’il s’agit de réaliser un voyage dont on
n’a jamais eu le compte-rendu et si les voyageurs évoqués avant ont retrouvé
partout la même humanité, Baudelaire veut inaugurer en vrai poète, c’est-à-dire
créateur, celui qui donne la parole aux choses muettes, l’interprétateur de
confuses paroles : «Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau».
(v. 144).
·
Puisque nous en sommes aux paradoxes, nous ne serons pas surpris
de constater dans ce poème un effet d’encadrement, comme de retour (lui-même
d’ailleurs permanent avec le mot VERSUS, l’homophonie et l’homorythmie chère
au vers français) : en effet, nous relevons un effet d’encadrement par
l’évocation contrastée de l’enfant, entre les malédictions de la mère du
Poète, dans le poème en antiphrase : Bénédiction, et l’image
idyllique du gamin perdu dans la contemplation des cartes de géographie et des
illustrations chères à la littérature de voyage de l’Époque (cf. la série
des tours du monde !), au début du chapitre – ou chant I, si l’on veut
transformer ce poème en une esquisse d’épopée, où l’on sait que le
voyage et ses diverses facettes, expériences et rencontres est un passage obligé.
De même, le v. 112 est un écho de l’adresse au lecteur, dans sa dernière
strophe.
B)
Car On retrouve une série
de correspondances avec les poèmes déjà rencontrés : d’emblée
revient à l’esprit l’homme et la mer (XIV) en I, 2, comme au v. 44 ;
le I, 3 évoquant Jeanne Duval, l’angoisse de la bestialité est en écho, au
v. 13, et qui préfigure l’évocation misogyne des vers 89 – 90, même si
l’homme n’est pas mieux servi, tant s’en faut ! le vin des
chiffonniers pour les 3 dernières strophes du chant II.
En fait, il y a toute une série d’échos, par le truchement d’images
et d’alliance de mots. Et un relevé s’impose : je le ferai quand
j’aurai l’ADSL chez moi pour télécharger les Fleurs du mal et,
via un logiciel de lexicométrie, tester les reprises!
C)
Remarquable aussi les réseaux
métaphoriques avec les 4 éléments :
-
la terre (cartes, v.1 +), écueil v. 36 -, récif - v. 40, boue -,
v. 45, sables +, v. 58, cités 62 +, 65 s’avérant négatives avec jamais antéposé
au début du v. suivant, v. 74, cyprès + (mais arbre paradoxal !)
-
l’air : cieux, v. 14, + ballons v. 18 +, v. 21 : nues
+ ; v. 57, astres, + ; ciel v. 64 v. , 67 : nuages +
-
l’eau : lame v. 7, mers, v. 8 +, v. 33 et suivants, mer
devenue négative au v. 42, v. 50 : mers +, navire : les images de la
strophe III, 1 ; flots v.58 + ; v. 61 +
-
le feu : clarté v. 3 dépréciée : des lampes (v.3),
un matin à l’initiale du v. 5 flamme, v. 5, lumière, v. 14,
avec fusion : cieux embrasés (v. 14), soleils, 15, chandelle v. 48,
brillants v. 46 ; la gloire du soleil, v. 61, 62 soleil couchant, ardeur v.
63, 72 : soleil +, v. 78.
Une image en filigrane : celle du
vaisseau qui semble tirer ses bordées dans ce voyage sous le soleil.
les sens sont bien sûr convoqués :
Le visuel, d’abord implicitement avec cartes (scientifique, même pour les
plus anciennes agrémentées d’illustrations mythologiques) et estampes
(artistique), puis explicitement malgré la platitude du concret : «la
clarté des lampes» (à gaz ou à, pétrole, vu l’époque), sachant que la
lumière de l’imagination est la plus forte : «yeux du souvenir», «cerveau
plein de flamme» ; entre-temps, gustatif : appétit, souvent chez
Baudelaire, une pulsion vorace, ce qui préfigure le v. 75, avec son besoin de
créer : «album vorace» où l’expression absconse se décrypte grâce
au sens étymologique d’ALBUM, cf. albâtre, aube, en fait la liste des sénateurs
romains blanchie tous les 5 ans par les censeurs pour la rafraîchir, éliminer
les fautifs, les remplacer par les méritants ; cette page blanche
n’est-elle pas celle à écrire, qui dévore le Temps du Poète ? Au vers
12, le sens olfactif, qui conduit au péché : «dangereux parfums» ;
implicitement, la vue, avec «lumière» et «cieux embrasés», corroborés par
«soleils» (au pluriel=évocation des jours), la couleur jaune du cuivre qui
agit via le verbe en une expression rare, ce après la transparence de la glace
rendue tangible avec le sens algique : «mord» à la césure, avec une
pause phono-sémantique. En 22, le son du canon est rendu audible par le rythme
surprenant : 3/6/3, et l’explosion réitérée des nasales. Nous
retrouvons les soleils en fin de 28. Perceptible par son éclat, la voix en 34,
puis, derechef, en 35, en passant par le regard attentif : l’œil en fin
de 34…qui se retrouve avec vigie en fin de 37, clartés du matin en fin de 40,
comme brillants, œil, chandelle, le tout obscurci d’abord par boue en fin de
vers, ensuite par : taudis, idem. Le thème du regard est constant :
«yeux» en 50, «Montrez» à l’initiale du v. suivant, pour s’abstraire de
la réalité physiologique avec les images créées par l’imagination, comme
l’atteste : «passer sur nos esprits/Vos souvenirs». Aussi sont-ce des témoignages
de choses vues : «nous avons vu», en anaphore. La suite concerne toujours
le spectacle ou de la nature (au vol : une synesthésie, avec «reflet alléchant»,
fusionnant visuel et gustatif a4 v. 64) ou des réalisations humaines, avec une
anthropomorphisation du Désir, après sa… dendrification (=néologisme pour :
transformation en arbre, processus déjà subi par Daphné) ! «Tes
branches veulent voir»… au v. 72. Et ce que ramènent de leurs expéditions
nos voyageurs sont des.. «croquis» ; en fait, la parole permet d’«imaginer»
– pensons à son sens étymologique ! avec l’aval des voyeurs-esthètes :
«Frères (fraternité ambiguë, comme celle de l’adresse au lecteur) qui
trouvez beau» en tenant compte de la distanciation critique, ce qui n’a rien
d’étonnant de la part de l’essayiste d’art qu’était Baudelaire avec sa
série des Salons. Tout ceci est corroboré par la suite : idoles=images
aussi au sens étymologique, ce que Baudelaire ne pouvait ignorer, vu sa forte
culture classique, éclat avec : constellé, lumineux, le plaisir de l’œil
avec : «ouvragés», «costumes qui sont pour les yeux une ivresse» –
thème cher aux Paradis artificiels de Baudelaire – en tétramètre… sens
tactile : caresse en fin de 83. Mais derechef : le regard : 86,
encore une fois : «nous avons vu», «le spectacle» en 88, tous deux en début
de vers… Le gustatif, la ventraille : goulu, la fête qu’assaisonne et
parfume (olfactif !) le sang en 94. après une immense cri de dégoût
(=les vers 93 à 108): «voir notre image» en 111, en 124 : «les yeux»,
puis l’appel : «entendez-vous» avec le retour aux besoins primaires du
manger-boire-dormir : «manger le Lotus – sommeil - parfumé (olfactif)»,
«on vendange les fruits» avec les inappropriés : «dont votre cœur a
faim». L’image devient diaphane, évanescente : spectre en fin de 133,
et c’est la parole qui crée la vision : à l’accent familier…. On
termine sur une comparaison visuelle, commune
mais revivifiée par le génie baudelairien : «noirs comme de
l’encre», en contraste avec : «rayons», ainsi le nouveau
s’illumine et sur le blanc de vers et sur celui de strophe. Comme si de la
plus profonde obscurité : deux fois «au fond» naissait la révélation,
une épiphanie. Baudelaire est bien un être religieux, voire mystique –
pensons à leur traversée du désert - en fin de ce poème.
D)
le plan du texte :
l’ensemble de ces images (éléments et sens supra) cesse brutalement à la
fin du chant IV, car elles concernaient la Nature, l’exotisme, (I à IV) pour
faire place ensuite à la très décevante nature humaine, ses turpitudes .
car reprenons : en I, Baudelaire commence en fait par une considération générale
soulignant le rétrécissement du monde, symptôme de dépression, de spleen.
Face à cet état de fait, les hommes se mettent en route, et Baudelaire en fait
partie : Un matin (=l’Espoir !), nous partons (ainsi, la vacuité de
cette échappatoire est bien dénoncée implicitement) comme les Bohémiens en
voyage ; en 2 strophes le Poète énonce les causes de départ (exil
politique, fugue loin des géniteurs), la plus importante étant la nécessité
d’oublier l’amour (v. 16) pour les poètes, des astrologues des cieux(v.
11), voyageurs qui quittent en nouvel Ulysse (le parangon du marin), leur Circé,
la marque des baisers équivalant à celle du fer rouge; mais les vrais
voyageurs sont ceux qui ont une âme de poète, sans l’être eux-mêmes :
(17 – 24), cœurs légers, avec l’image légère des ballons qui n’est pas
sans évoquer les alouettes d’élévation, ceux dont les désirs ont la forme
des nues en 21, et qui rêvent de vastes voluptés, changeantes, inconnues, en
fait indicibles. Face à ces vrais voyageurs, triste état du «nous», pauvres
imitateurs (avec l’image infantilisante de la toupie), chercheur fou de Dieu
qui échappe à l’emprise, navire promis au naufrage, amoureux de chimères,
vieux vagabond, v. 25-48, perdu en fait dans ses délires, et Baudelaire l’évoque
ainsi avec une distanciation cruelle certaine : il se complaît ici dans
l’autodérision ; Aussi Baudelaire interpelle-t-il ceux qu’il admire,
et s’en explique en III, d’où le vous : Montrez-nous…les bijoux
merveilleux en 52 qui annoncent en titre le chant IV, lui qui donne la parole
aux étonnants voyageurs ; ils évoquent leurs découvertes ambiguës,
puisque dans chaque strophe, au moins un vers négatif vient vider de son
plaisir l’évocation : v. 60 : ennuyés dans un tétramètre avec
l’écho assourdi et déprimant des voyelles fermées en écho : écoute
les, c’est subtil, fin de 63 : inquiète encore dans un tétramètre,
avec la diérèse in-qui-èt(e) avec une harmonie délicate, 66 début :
jamais, repris par la fin du v. 68 : soucieux dont l’impact est renforcé
par la diérèse et le tétramètre. Ceci amène une réflexion, Baudelaire
interpelle le Désir, mais l’interrogation souligne son affaiblissement; la réponse
qui suit explique, comme pour se défendre, que les voyageurs ont tout fait pour
ne pas décevoir l’attente de leurs Frères, pétris d’exotisme, qui trouvez
beau tout ce qui vient de loin en 76 ; ainsi, si est mentionné le dieu de
la jouissance indoue, Ganesh, le dieu éléphant, le trône du grand Mongol, les
somptueux bâtiments de l’Orient, tout ceci est à prendre avec distance,
compte tenu en plus de la remarque bien prosaïque du v.80 : la désillusion
n’est jamais loin ! un bref retour sur les tenues de cérémonie chères
aux ethnologues, avec un passage au Maroc. Mais inutile de chercher des références
précises. Bien sûr, tout ceci ne peut étancher la soif du néophyte, d’où
les questions réitérées, en V, des cerveaux enfantins. Au moins les voyageurs
ont atteint la Sagesse : chose capitale, partout, cf. v.88, mais elle est désespérante.
Ici Baudelaire donne libre court à sa misogynie, sa misandrie , en fait sa
misanthropie (cf. 106), avec des effets de balancement où tout est abattu ;
en fait le VI vient souligner que le
mal est partout, et que les Paradis artificiels ne sont pas la panacée. La
conclusion s’impose : Une oasis d’horreur dans un désert d’ennui,
ceci ne sert de rien (V109-120), Survit ( !) le Temps au début du v. 116.
Alors reste une porte de sortie : La Mort est attendue avec une joie juvénile,
un Paradis ? Mais le spectre est là (v. 133). Après ce délire
fantastique où les morts convoquent les vifs, reste la solution ultime, la
Mort-compagne, avec sa convocation en VIII : cet Inconnu apporte au moins
du nouveau.
Il
y a ici concentrée l’histoire spirituelle de Baudelaire et la mort est donc
loin d’être un apaisement éternel, Requiescat IN PACE, c’est même la
poursuite de l’avancée quoi qu’il en soit concrètement puisque la vie
n’est qu’éternel retour des mêmes resucées, du même ressassement.,
c’est bien ce que rappelle l’absence de repos : v. 9, fuir ; le
mouvement sans fin : nous allons (v. 7-8), 17, 18 : qui partent pour
partir en rejet, le désir qui taraude, le terme amers qui scande de sa répétition
ce poème ; Car c’est le thème du voyage, de la quête (comme celle du
Graal) qui donne sa cohérence à l’ensemble du poème, cohérence
corroborée par un dialogue rhétorique et le jeu des personnes.
E)
Mais comme toujours chez
Baudelaire, cette cohérence s’appuie aussi sur des oppositions, des
contrastes constants ; reprenons le texte : chiasme en 3-4, v. 8,
les uns/ les autres et quelques-uns (plus rares, mais ayant droit à plus
de vers (9, 10), glace/soleils (15), jamais/toujours équivalents en 19-20,
valse : horizontal/bonds : vertical ; ange cruel en 28 ; 30 :
nulle part, n’importe où ; derechef : jamais-toujours (31-32) ;
32 : repos/court ; pont=horizontal/hune : vertical ; redite :
fou en fin de 32, folle, avec les e muets en 35 ; îlot/Eldorado en 36-37 ;
pauvre amoureux (41) ; boue/brillants (45-46), Capoue/taudis (47/48) ;
un adynaton/impossibilité : voyager sans vapeur et sans voile (avé
l’allitération) ; cadres d’horizons qui se clôt ainsi alors que
c’est l’image même de l’infini en 56 ; astres/flots, toujours
vertical/horizontal ; l’ardeur de plonger (feu/eau), d’où souvent
l’image du cocher de soleil sur la mer, qui joue sur les deux registres
(horizontal/vertical//eau/feu) ; jamais/toujours en 66-68 ; puis la
paradoxale réflexion surf la jouissance qui, souvent affaiblit le désir ;
ici, Baudelaire prend le contre-pied de ce poncif ; autre adynaton :
les branches veulent voir, avec l’arbre enraciné qui se tend vers le soleil,
inaccessible forcément ! Ces voyageurs ont cueilli au début du v. 75, non
sans soin comme le précise la fin du v. précédent et ce que renforce
l’allitération en gutturales sourdes, c’est ce que le poète a transformé
en fleurs du mal… Après ces oppositions, de fait inutiles, on a des
tautologies, tout aussi – en fait ! – banales, comme des évidences,
tous les vers de 89 à 108. La constatation s’impose : «Amer savoir,
celui qu’on tire du voyage !» Le temps marqué par écoulement, se fige,
se réitère : «aujourd’hui, hier, demain, toujours» ; «rester/partir»
deviennent équivalent ; «courir/ se tapir» ; «le Juif errant/les
apôtres» ; «terre/mer» : «wagon/vaisseau» ; une seule
solution : la Mort, avec un adynaton : «le pied sur notre échine»
suivi de l’ordre «en avant»; on retrouve les oxymores (pour nous !) :
«charmantes et funèbres» ; notons en passant : «on vendange les
fruits miraculeux dont votre cœur a faim», boisson/nourriture, avec un
raccourci temporel puisque le travail après la vendange n’est pas mentionné
alors qu’ensuite, nous trouvons le verbe : «enivrer»… adynaton :
«cette (donc bien précis) après-midi qui n’a jamais (encore !) de fin»,
donc… toujours ! Reste… Oreste, à mots couverts, en énigme, celui qui
a tué sa mère, désir immonde que Baudelaire a refoulé, nom innommable, caché
derrière Pylade et Électre !!! Le jeu ciel/mer est repris et rejeté,
mais le cœur du Poète est là. En écho, le «qu’importe» d’Hymne à
la beauté souligne la tension vers… sinon l’indicible, fin de 23, v.
24, du moins vers ce qui n’a pas encore été découvert. Quoi qu’il en
soit, le poème se clôt sur une dernière contradiction : «Plonger au
fond du gouffre, Enfer ou Ciel,». Et le dernier mot (sic !) semble
souligner que l’œuvre elle-même, les Fleurs du mal, n’a pas
satisfait la quête de son auteur. Pensons alors au Trinch rabelaisien, aux différents
mots de la fin, et , puisque la fin de la page est blanche, à celle de Micromégas…