Le
serpent qui danse
Un
des textes les plus sensuels du recueil (la sensualité du corps féminin,
l’attirance du poète pour la chair de Jeanne Duval ont déjà été évoquées
juste après Hymne à la beauté dans : parfum exotique, puis
la Chevelure, Sed non satiata (=mais non repue, cf. sat-is-faite !) ;
le sonnet irrégulier 27 évoquait déjà cette image du serpent qui danse en
multipliant les ophidiens (v. 2 – 3)…
1)
La danse d’une femme déshumanisée.
Le titre, d’entrée, évoque cet art du corps, en relative par rapport à un
animal inquiétant, même s’il n’est pas toujours venimeux… «dents»
vient d’ailleurs en fin de strophe 8 faire étinceler (cf. «glacier, liquide,
étoiles») les crocs de cet animal. L’apostrophe du premier vers, «chère
indolente», indique bien que ce poème s’adresse directement à l’aimée…
Le mouvement du corps dansant s’exprime
·
formellement
par un jeu alternatif entre les comparaisons et les métaphores, subtilement réparties
entre les strophes : 1 comme
une étoffe=c., sens tactile, 2 : mer odorante=m. (olfactive, puis visuelle :
flots bleus et bruns aux sonorités fermées, avec le jeu des monosyllabes et
les attaques en écho), 3 : Comme un navire qui s’éveille=c. en
variation de construction puisque à l’initiale de la strophe, l’allitération
en fricative rendant cette vision (visuel) quasi tactile, 4 : deux bijoux
froids (tactile, puis visuel : ro/fer)=m. même endroit que 2, 5 :
comparaison issue d’une conditionnelle, sans recherche syntaxique, visuel, 6 :
d’un jeune éléphant, m. en fin de strophe, visuel, la période continue sur
7 et amène la comparaison visuelle, puis auditive vu l’allitération, au v. 2
de la strophe. On attendrait une métaphore, en toute cohérence, mais le rythme
de la danse s’adapte au baiser, et reprend, comme un écho qui perdure, la
comparaison classique, avec «comme un flot» en alanguissement sensuel et
audible, vu les sonorités initiales des mots ; l’ensemble se clôt en 7
sur deux métaphores en impression profonde (qui annonce le thème du vin abordé
dans la 3ème section, vu l’encadrement par l’âme du vin et par
le vin des amants de ses mauvais côtés) : vin de bohême, ciel liquide.
·
visuellement,
ne serait-ce que par les retraits des vers impairs, les différences de rythme
entre chaque vers, mais qui reviennent comme sans fin, dans un élan sans cesse
recommencé.
·
Musicalement
: il s’agit d’octosyllabes suivis de pentasyllabes, la variation
s’obtenant aussi par une utilisation subtile des e muets qui étoffent les
vers, comme au v. 3. Le retour des nasales en rime (ante, onde, ums, tin, dence,
on, fant, longe, onte) participe à la musique subtile qui semble guider les
pas, comme les syllabes, de cette femme.
·
Quasi
charnellement par les mots : cette femme est comme habillée par sa «peau»,
vu la comparative du v. 3. Le rythme du quatrain est raffiné : 2/2//1/3
(ou plus simplement :4/4) : 3// (césure correspondant à une pause phono-sémantique)
2 : 4//4 :3//2, ce qui permet d’incarner la régularité de cette
danse bien maîtrisée. Nous découvrirons ensuite que les pas de sa maîtresse
(«marcher»), par sa cadence, est danse… Mais pour l’instant c’est plutôt
le serpent, avec ses mouvements souples, et sa peau d’écaille (cf. «miroiter»)
qui attire le regard : par ses ondulations, la peau du serpent évoque
aussi «une étoffe vacillante», qui échappe à la prise, comme une
danseuse… L’amant est très proche de la danseuse : «Sur» au début
du v. 5 ; le rythme est toujours aussi subtil : 5//3 : 2//3 :4//
(césure effacée par le e muet disparu) 4 :3// (avec «hyperaccentuation»
de bleus) 2 puis : 4//4 :2//3 : 5//3 : 3//2 :
l’inversion des rythmes, raffinée, permet la progression, l’avancée de
l’aimée, avec ses pas qui se croisent comme les rimes… La chevelure
devient, en métamorphose, une «mer», image corroborée par les termes :
«profonde, flots, navire, appareille, lointain» (cf. v. 13 de La chevelure)…
C’est très énigmatique, comme une danse : son sens peut nous échapper,
même si nous sommes sensible à son esthétique ou à sa difficulté gestuelle,
énigmatique comme dans L’homme et la mer : «profonde, vagabonde,
rêveuse». Le terme «vagabonde» renvoie aussi aux errances du serpent… Le
processus de transformation de la danseuse est justifié par l’expression :
«mon âme rêveuse», et l’opposition entre les voyelles ouvertes et fermées
donne son élan à ce phénomène qui s’opère par le charme des e muets, les
fricatives fréquentes permettant cette métamorphose : la femme est la
cause de la création du poète, puisqu’elle est le sujet du poème, elle est
aussi re-création du poète lui-même, puisque son âme en est transportée :
«comme un navire, appareille». Comme dans Élévation, nous abordons un
ailleurs :«ciel lointain», où la synérèse rend ce voyage sensible,
tangible. Mais sa partenaire lui reste toujours énigmatique : «les yeux»,
censés classiquement être le miroir de l’âme, restent… inintelligibles :
rien ne se révèle, l’antonymie explicitée (ni «doux» ni «amer») montre
cette difficulté : elle reste minérale, comme inaccessible : «bijoux
froids» (cf. v. 10, XXIV), en une image déjà rencontrée dans le sonnet
irrégulier précédent : «minéraux charmants» (au sens de fascinant) au
v. 9, puis plus loin : «or, acier» au v. 12; le chat, XXXIV,
mêle lui aussi «métal» (commun) et «agate» (pierre semi-précieuse) ;
le rythme de la danse se marque par
l’opposition entre les allitérations en dentales et les non-occlusives
(surtout liquides) du Q. 4, L’effet de balancement s’accentue avec le rythme
irrégulier : 2//2/3 : 2//3 : 2/3 (avec froids hyper accentué)//3 :
1//4, et les césures… Pourquoi «froids» ? Ceci répond aussi aux nécessités
esthétiques : le serpent est un animal à sang froid. Et quand Jeanne
Duval est pour lui infernale, en toute logique affective, ses yeux deviennent brûlants,
cf. 9-10 dans Sed non Satiata. Il pousse même son refus non assumé de
cet amour pulsionnel jusqu’à lui reprocher à mots couverts ce pour quoi il
la désire : «La froide cruauté de ce soleil de glace»…, v. 10, De
profondis clamavi ; De même : «Obscurcir la splendeur de tes
froides prunelles», v. 14 de XXXII . En fait, nous avons ici une sorte de
blason du corps féminin, qui évoque plusieurs facettes de la nature, comme les
différents mouvements d’une danse, comme les différentes positions, issues,
rappelons-le, de sa seule marche (le v. 17 ne laisse aucun doute quant à la réalité
concrète à l’origine de ce poème) : la mer, en fait aussi le vent (cf.
v. 10), les minéraux, les animaux : serpent, éléphant, derechef :
l’eau, en passant par l’image du navire : la danseuse a tellement entraîné,
absorbé dans son mouvement d’emprisonnement des sens son amant qu’elle est
affectée par l’image, elle reprend à son compte la comparative qui le caractérisait
et qu’elle devient ainsi elle aussi «fin vaisseau», elle finit, avec la
comparaison du torrent glaciaire, par devenir un univers à elle seule : «ciel
liquide» (eau, cf. élévation), «étoile» : par sa magie,
elle fond en elle macrocosme et microcosme : «mon cœur» (la paronomase
induit donc l’union des amants, même si elle est fallacieuse : «ton
corps, mon cœur»…) : Baudelaire semble ainsi préfigurer le désir des
chorégraphes modernes de créer une danse… globalisante… Le 5ème
quatrain vient expliciter l’énigme du titre, en le justifiant, avec précaution :
«on dirait» ; le rythme incarne le mouvement : 3/2//3 : 1//4 :
3/3/2 : 2//3 ; les voyelles nasales reviennent en écho, comme des
pas, comme les dentales, ainsi que le retour [b-d] au v. 18…. Comme fasciné
au point de ne plus pouvoir se séparer des mouvements du corps de celle qu’il
aime, Baudelaire passe de ses yeux aux siens : «A te voir», avec
l’abondance des a ouverts comme pour marquer l’écarquillement. Le mouvement
semble s’alanguir : «fardeau, mollesse, se penche, s’allonge» pour
son arrêt sur un baiser… Le rythme l’incarne : 4//4 : 2/(estompée
par le complément de nom) 3=5 : 3 césure estompée par le e muet) 5=8 :
2/(césure disparue)3=5 ; on obtient une longue phrase ralentie qui déroule
ses volutes sur 4 vers pour rebondir ensuite sur la syndèse «Et… et», pour
s’achever sur la longue comparative et sa redite : «bord sur bord»…
La danseuse semble indifférente à son art, comme le serpent «au bout du bâton» du
montreur : «paresse, enfant, mollesse, jeune». Et elle danse bien comme un
serpent : le cobra, comme mimant une attaque, est fasciné par le mouvement
de la flûte du charmeur et balance sa tête, qui souvent semble alourdie (cf.
«fardeau, éléphant») : en fait, les serpents sont sourds et réagissent
aux mouvements et aux vibrations du sol… On comprend alors mieux pourquoi la
danseuse/marcheuse subit un nouvel avatar : elle devient «éléphant»,
avec sa trompe souple comme le corps d’un serpent : nous ne quittons pas,
malgré la surprise créée par cette comparaison («avec») incohérente dans
le contexte, le monde de la danse. Après ce gros plan, un plan moyen présente
la danseuse dans toute sa souplesse («et…et») corporelle («corps»), le
mouvement se ralentit, avec des oscillations, comme le montrent les gutturales
initiales suivies d’abord de deux fricatives, ensuite : 2 liquides, puis
3 labiales, l’écho de bord, et les mesures : 3/2/3 avec le continuum
dans le déroulement du geste incarné par l’amuïssement du e muet, v. 27 :
2/2/2/2 très régulier, comme pour illustrer ce roulis (cf. «roule»), ce que
corrobore le pléonasme, 2/3… Baudelaire reprend le jeu des attaques sèches
en début de v. au Q. suivant,
l’identité des initiales participant à la fixation du regard sur la bouche
et à l’arrêt de toute attention aux mouvements du corps autres que celui de
la bouche… [f], [gr/gl/gr] : la comparaison est extrêmement expressive,
comme les pas, maintenus suspendus, de Jeanne Duval : la froideur (cf. 15,
«glaciers», puis la blancheur des dents, qui corroborent cet aspect d’union
entre le microcosme (dents) et le macrocosme : «glaciers», avec ses séracs)
de la danseuse, comme le serpent - ce qui permettait en fait paradoxalement
leurs mouvements - disparaît : nous allons passer à la chaleur : «vin,
vainqueur, liquide», puis «étoiles». Le poète a abordé le corps de son aimée,
et l’aborde, comme l’implique la reprise du mot : «bord» ; il
passe alors à un autre type de consommation : il passe de «voir»
à : «boire» ; et nous nous rendons compte que toute cette danse,
tout ce texte n’avait qu’un but, évoquer l’amertume mêlée à la douceur
(cf. v. 14) d’un baiser : «amer» et «vainqueur». La marche visait à
rejoindre le partenaire, Il s’est agit d’un rite amoureux, d’une sorte de
parade nuptiale et le dernier quatrain de s’achever sur l’évocation de
ce baiser, acte auquel est sensible Baudelaire comme dans : Sed non
satiata : «L’élixir de ta bouche». Mais le fait que cette danse
ait visé au baiser nous permet de relire ce texte en étant sensible à son
autre miroitement : sa sensualité…
2)
En fait, la
tension sous-jacente dans ce texte propre aux mouvements évoqués correspond à
sa sensualité exacerbée,
et languissante : il convient d’être sensible à son aspect charnel, ne
serait-ce que parce qu’il se dit en des termes précis : la crudité du
terme «peau» vient, sans fard, évoquer que cet amour est loin de toute
spiritualité… Très sensuelle aussi l’«étoffe vacillante» qui avec ses
deux fricatives semble glisser entre les doigts tout en les caressant. En fait,
par les termes ou les images, cette sensualité est dévoilée : il y a le
plaisir du voyeur : «voir» deux fois en début des strophes 1 et 5, le
fait de se donner, avec les verbes réfléchis : «s’éveille» (comme
les sens, en fin de vers), «se révèle» (malgré la négation), souvent un
artifice d’excitation bien connu, car la double négation, induite par les
deux antonymes, pousse seulement à… aller plus loin ! Le désir du dévoilement
est bien là, sous-jacent, comme avec le terme : «étoffe vacillante»),
«se mêle» (encore une idée d’union), «se balance» (nous n’aurons pas
le front d’expliciter cette action), penche, «s’allonge»… La pertinence
de notre approche est donc corroborée par le fait que les termes qui venaient
le plus naturellement du monde illustrer la danse s’imprègnent maintenant
d’un sens… très sensuel… Il n’est pas jusqu’aux images qui relèveraient
d’une analyse psychanalytique car les symboles parsèment le texte.
féminin
que la «mer», amené par : «âcres parfums», comme les «flots bleus et
bruns». Il est indéniable qu’il y a là un effet d’ondulation, et d’écho,
cf. le tableau de Courbet : l’origine du monde… Quoi qu’il en
soit, le milieu liquide et la mer (et ce n’est pas à cause de son homophonie
avec le terme mère !) sont une référence classique, dès la Pléiade, au
corps féminin, comme le flot grossi par la fonte des glaciers, une image de
l’orgasme – une expression abusive chez Baudelaire, soit dit en passant,
raccourcissant de façon saisissante la progression des glaciers au fil des ans.
En reprenant le Q. 3, le terme «ciel lointain» n’est-il pas empreint d’érotisme ?
Et les «bijoux froids où se mêle»… ? N’est-ce pas un écho de «la femme
stérile» du v. 14 de XXVII, ou «le cœur de neige», dans la Beauté,
ou le v. 8 : «Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris»… C’est une
constante du désir baudelairien : XXIV : «jusqu’à cette froideur
par où tu m’es plus belle». Le «bâton» n’a pas besoin d’explication,
pas plus que le jeune «éléphant» avec sa trompe, seul appendice qui se
balance : n’ayons pas le mauvais goût d’évoquer ici le terme «mollesse» :
cela deviendrait obscène ou… piteux ! «Roule» et «plonge» est sans
fard, même si la vergue est ambivalente. Le «flot grossi par la fonte» évoque
les deux types de plaisir, (masculin et féminin, avec une précision quasi
clinique : les deux fricatives, l’imitation par paronomase d’un
grognement : «grossi, glaciers, grondants», voire le rythme : 3/2//3 :
3/2 : 2/3/3 avec césure amuïe comme pour mieux incarner l’effet
physiologique) : 2 :3), comme les «glaciers grondants», image proche
de l’orgasme féminin, et l’on retrouve l’idée du plaisir avec : «ciel
liquide»… Notons le cri, issu des deux diphtongues bord à bord : «crois
boi-re», puis de deux nasales si proches qu’actuellement elles sont
confondues dans le langage courant : «un vin», l’instant de jouissance
étant marqué par le rythme : 3 (première mesure très marquée par
le report de l’accent de crois sur boi) /2/3 (sans césure marquée comme pour
incarner l’extase : r(e) un) : 2/3 : 4/4 : 2/3, avec toi
reprenant l’effet sonore du début, comme en écho, l’inversion du c. de
moyen permettant d’évoquer en premier l’effet : «d’étoiles» !
Déjà annoncé par l’image – dont nous avions mentionné l’incohérence
– troublante –montrant au moins que l’intellect est débordé par la
pulsion du désir et de son accomplissement - de l’«éléphant»… précisé
par le rétrécissement du champ visuel : «bouche, puis dents»…
Étudions
plus précisément la partenaire féminine : La femme est apparemment relâchée,
attendant d’être façonnée ? «indolente, vagabonde, rien ne se révèle,
belle d’abandon» (une des raisons de sa beauté, d’après Baudelaire, cf.
ses autres textes), «paresse, mollesse, fin»… et donne le plaisir : «parsème
d’étoiles mon cœur». Elle n’attend pas que l’on éveille ses sens,
puisque tout son comportement est révélateur, mais ceci évoque une, en un jeu
subtil d’appel, excitation, puisqu’elle est active : malgré le «rien» du
v. 13 : il s’agit des «yeux», car s’ils sont le miroir de l’âme,
ils ne sont pas le miroir du corps, qui, lui, semble le miroir du désir («miroiter» au
v. 4!). Faut-il voir le désir d’une union avec les inversions des v. 15-16,
«l’or» étant la femme avec ses bijoux et «le fer» étant plutôt masculin ?
En
fait, le poète semble vouloir mentionner tout ce qui, chez celle qu’il désire
et contemple, le fascine : après le corps, aussi souple qu’une «étoffe»,
«la chevelure», maintenant les «yeux», plus loin, la démarche, puis la tête,
ensuite une vue d’ensemble : «ton corps» (v. 25) le v. 2 ; pour
finir, «la bouche», puis ses «dents», en un érotisme sans fard…
Au
reste, le texte répond aussi à la relation étroite qui s’est établi chez
Baudelaire entre l’érotisme et l’exotisme/voyage (sur un navire) :
exotique, la «peau» qui miroite : seule une peau au minimum très bronzée
peut le faire ; nous avons vu que «vagabonde» renvoyait au voyage. La
couleur de la «chevelure» (avec ses reflets «bleus» quand elle est très
sombre!) est orientale ou africaine, le terme «lointain» renvoie à cet aspect ;
«éléphant» évoque l’Orient, seuls les vaisseaux au long cours plongent
leurs «vergues» dans l’eau sans avatar, et ils n’ont pas le choix de
rejoindre le port. Désir de voyage aussi que l’évocation du vin royal de Bohême,
le Tokay, un vin de couleur ambré, qui laisse une agréable sensation
d’amertume après son absorption… Les liquides évoquent la satisfaction
sexuelle, pour ne pas dire l’assouvissement du fantasme…
H.
S., Institution Join Lambert, 1ère STG
N.B. :
la deuxième partie recèle des passages qui pourraient être considérés comme
choquants par des esprits non avertis. Si vous vous sentez concerné(e), ne l’étudiez
pas et contentez-vous de la première approche.