Il pleut

 

Il pleut des voix de femmes comme si elles étaient mortes même dans le souvenir.

c’est vous aussi qu’il pleut, merveilleuses rencontres de ma vie. ô gouttelettes !

et ces nuages cabrés se prennent à hennir tout un univers de villes auriculaires

écoute s’il pleut tandis que le regret et le dédain pleurent une ancienne musique

écoute tomber les liens qui te retiennent en haut et en bas

 

Un texte où la poésie se veut création absolue :

Absolue au sens de détachée, comme chaque mot l’est, à part comme une gouttelette, en échappant même aux apostrophes (cf. cest, avec cette graphie qui n’est pas sans évoquer le démonstratif médiéval), à l’initiale des phrases qui ne présentent pas de majuscules, à l’absence évidente de ponctuation, alors que chaque colonne de lettres, de biais, forme un ensemble, sinon cohérent quant au sens, du moins syntaxiquement correct : si l’on dit, communément : il pleut des cordes, pourquoi pas des voix… De fait, ces lignes verticales –  par opposition à la prose horizontale - s’imposent visuellement par la chute des lettres incarnant la pluie. Avec d’ailleurs les mots «gouttelettes» et «bas» en fin de phrase. Détaché visuellement, le texte l’est aussi par rapport à notre réalité banale : nous flottons en pleine ambiguïté :  «elles» renvoie-t-il à voix ou à : «femmes». Au reste, une voix ne peut pleuvoir, ce d’autant plus que la comparative conditionnelle procède en fait par allusion, sans renvoyer à quelque chose de tangible. La réalité devient évanescente, et tout a disparu : seul subsiste le texte. Car le «même» souligne le néant dans lequel tout ceci est… tombé : mort, souvenir. L’apostrophe à la ligne… suivante ? obscurcit encore plus le sens, si c’était possible : vous ; le «il» d’il pleut semble même devenir personnel, avec la métaphore superbe et idéalisatrice : merveilleuses rencontres de ma vie… C’est donc bien un souvenir autobiographique, comme rendu charnellement : «rencontre», mais «souvenir» dont nous avons comme palpé l’évanescence . N’est-ce point là «gouttelettes» ? Et le «vous» de s’adresser alors à la pluie elle-même ? Le poète rompt aussitôt ce rapport personnel – qui assure aussi la compréhension, avec l’image : «nuages cabrés» où la métaphore se file sur : «hennir», ce terme amenant à : «auriculaire», alors que le pléonasme : «tout un univers» (déconcertant au demeurant : comment pourrait-il y avoir plusieurs univers ?) amènerait plutôt, chez le poète de zone, l’expression : villes tentaculaires… Pourquoi aussi cet auriculaire ? Par l’organe touché, Apollinaire n’évoque-t-il pas le fracas des «villes» modernes ? La suite vient dénier toute pertinence à la recherche de compréhension  globale de cette poésie: à qui s’adressent les deux impératifs : «écoute», après d’ailleurs un : vous, qui perd, après-coup, toute référence ? l’anacoluthe après les deux anaphores («s’il pleut», en une sorte de réponse en interrogative indirecte à une question qui n’a pas été posée, vu la déclarative initiale : «il pleut», puis «tomber» ; l’identité phonique entre «pleut» et «pleurent», l’harmonie des voyelles fermées ou nasales participent à l’impression de nostalgie : «regret», «ancienne», qui perdurent grâce au présent ainsi qu’à la conjonction de subordonnée temporelle durative : «tandis que» ; la demande revient, plus instante : «écoute», comme si l’ordre n’avait pas été accompli, donc ne s’était pas incarné, réalisé. La libération indiquée par : «tomber les liens»  semble controuvée et spécieuse : les liens se dressent sous nos yeux, comme des barrières de prison, comme  le confirme : «te retiennent» (avec un cod «te» d’interpellation brutale, angoissant) au présent de constatation objective, emprisonnement confirmé par les hiatus : «en haut et en»…Le «bas» est bien la fin du poème, fin en suspens puisqu’il lui manque une vingtaine de caractères typographiques pour toucher le but… final, sans point d’arrêt. Nous sommes donc de prime abord déconcertés – et c’est bien voulu par Apollinaire vu son choix typographique.

 

Il n’en reste pas moins que notre sensibilité est aussi touchée, une fois justement notre intellect mis sur la touche (avec les moyens formels que nous venons d’évoquer ou de…voir), ou sur le coté, vu l’aspect du texte : la large bande blanche (par rapport au moins aux 4 chutes suivantes) laisse bien la place au passage de l’évocation encore maîtrisée à celle de l’effusion émotionnelle – effusion ne dit-elle pas liquide ?  comme celui impliqué par le banal : « il pleut» en titre, immédiatement repris en écho, comme par ressassement dès le début du texte. Cette imprégnation se marque par la reprise d’«il pleut» sur les chutes 2 et 4, pour ne pas évoquer le jeu : un un-ivers, en rime interne suffisante avec : auriculaire, ni : écoute, et le parallélisme : «en haut et en bas». Il y a même un écho certain de tout ceci dans la suite de l’œuvre du poète : Calligrammes, poèmes de la paix et de la guerre (1913 – 19816) qui commence comme suit : écoute s’il pleut écoute s’il pleut, avec un refrain interne :pluie si tendre (et) si douce. C’est ici aussi que la tendresse, la douceur, malgré le malheur – mortes, cabrés (d’où refus), regret, dédain, ancienne, retiennent - se donnent rendez-vous : harmonie de ces voix de femmes, multiples vu le pluriel comme un chœur. Le comme si n’est donc pas une réalité, mais une simple approximation affective : il s’agit d’un simple murmure, à la limite de l’audible, du perceptible. Comme tout ce qui est affectif : d’une délicatesse extrême. D’où l’évocation d’une quête impossible : mortes même (avec les trois labiales dentales), dans le souvenir, avec son unicité, celle du poète. Ceci opère une sorte de reconnaissance, qui dénie en fait ce qui précède : «aussi» ; certes, c’est illogique, mais conforme au ressenti de tout un chacun. Ce débordement de l’affect est tel qu’il amène l’apostrophe, malgré – ou justement, à cause de ! – son incohérence : «c’est vous». Le «merveilleuses rencontres de ma vie» – où l’effusion personnelle est à son acmé, on le perçoit magnifiquement comme un écho aux :    «femmes»… Mais ce serait mal connaître Apollinaire : la brutale apostrophe aux : «gouttelettes» a le même effet de disparition que la fin de la chute 1… ce qui achève et parachève les autres chutes : les villes auriculaires ne sont que bruit de fond  Qu’entendre, que percevoir concrètement d’une ancienne musique, sinon la tendre douceur de son écho ? comme celui provoqué par la chute des liens… en bas ? Nostalgique aussi que ce paysage de mégalopoles sommé de nuages en cavale, retentissant, comme reprenant par leur bruit le grondement même de la cité. Grondement illustré par le hiatus : à hennir, comme incoercible : se prennent à hennir : la volonté propre n’a rien  à y voir : nous sommes bien dans l’affectif, l’émotionnel. Ainsi la nature animée, voire animalisée se fait le porte-voix des villes tentaculaires…Après ce panorama, nous retrouvons la petite musique personnelle : écoute s’il pleut : la focalisation a bien lieu sur une seule personne. Laquelle ? Un simple écho, tendre : «pleurent», doux : «une ancienne musique». Le reste est plus négatif (regret, dédain) ?  Mais c’ est seulement concomitant, ce qui n’implique pas une co-ïncidence. La pertinence de notre interprétation se confirme dans la chute 5, qui mérite amplement cette affirmation : «tomber». Tendre et doux, donc, puisque les liens tombent d’eux-mêmes : il suffit de les «écouter tomber» : ils se défont, comme le texte sous nos yeux, tout en retenant encore notre esprit (haut) et notre corps (bas). Mais le texte laisse la place à la chute finale. Le blanc de vers est bien l’essence même de la poésie, car il laisse place à l’indicible, donc à l’émotion, à laquelle la poésie veut nous convier, ici, tendre et douce.

 

écoute s’il pleut tandis que le regret et le dédain pleurent une ancienne musique

écoute tomber les liens qui te retiennent en haut et en bas