Élévation
Ce
texte relève bien de l’Idéal, et suit en droite ligne l’Albatros :
si l’on est «exilé sur le sol» en langage platonicien, il faut bien
chercher à s'échapper de cette existence sordide, indigne («l’empêchent de
marcher»), qui empêchent même le poète de vivre, voire d’être un homme au
sens noble du terme («maladroits, honteux, piteusement, gauche, veule, comique,
laid, l’infirme»), comme s’il n’y avait pas assez de termes dépréciatifs
pour montrer l’état de déréliction du poète condamné à la platitude
intellectuelle, voire la bêtise de ses contemporains et du quotidien, ainsi que le
dénoncera Flaubert dans Bouvard et Pécuchet, C’est aussi,
humoristiquement, l’écho inversé du mépris des artistes pour les Bourgeois,
en reprenant leurs propres invectives à l’encontre de ce qu’ils ne peuvent,
car trop concrets, matérialistes, comprendre. La seule solution est de vivre
ailleurs. C’est ce que propose : Élévation…
Le
texte, formellement, cherche à incarner ce processus de montée, ne serait-ce
que par ses 5 quatrains, où les rimes embrassées permettent aux sonorités de
s’accumuler les unes sur les autres régulièrement, avec même un effet
d’assonance entre Q. 1 et Q. 2 ; l’alternance stricte des rimes
masculines et féminines participe aussi à partager un état privilégié :
«qui plane sur la vie» [ça plane ti pour toi, élève de 1ère 6 ?]
1)
un texte en dynamique : mouvement
s’opère par les deux anaphores successives des deux prépositions de lieu, en
début de vers ou juste après une césure à l’hémistiche bien marquée par
une pause phono-sémantique : «Au-dessus, par-delà». Les mentions précises
de lieu s’accumulent, en une succession logique, comme pour mieux marquer les
différentes étapes de cette montée qui s’opère au point de perdre toute référence
par rapport à notre sphère terrestre : «étangs»=eau stagnante et
horizontalité ; «vallées»=eau courante et jeu de diagonales, «montagnes»=pierre
et jeu de verticales, «bois»=horizontalité de l’endroit et verticalité des
troncs, «nuages»=eau en suspension et verticale avec horizontale, «mer»=eau,
horizontal avec effet de miroir, ces deux dernières mentions amenant à :
«soleil» : nous quittons, après la terre, le ciel, la mer (en passant du
plus sombre : «étangs» au plus clair/au plus ouvert, le globe terrestre) ;
l’espace s’ouvre de plus en plus (avec le martèlement des dentales du début,
puis un jeu d’opposition subtile, comme incarnant la transcendance, entre
occlusives et non-occlusives, en partie d’ailleurs liquides) avec
l’hyperbole : «les éthers» (=l’espace céleste), et Baudelaire
semble même vouloir dépasser les bornes de l’univers, avec un adynaton :
«les confins» sont la frontière ultime de monde, et les pluriels (multiples
avant, à part notre soleil, comme les «des» accumulés) d’incarner cet
infini, en retrouvant la conception aristotélicienne du monde, composé de «sphères»
emboîtées… Cette migration, dépassant les 4 éléments (terre, air, eau,
feu), se fait régulièrement, les 3 premiers vers sont en tétramètre, le
dernier ? Il se prolonge en éliminant la césure par le truchement d’un
complément de nom sur 2/4, après un attendu 3/3 (v. 4) et le terme «étoilées»
qui augmente singulièrement la circonférence de ces sphères…
Après
le quatrain évoquant les lieux concrets quittés, voire sublimés au sens étymologique
du terme, nous sommes face (vu la rupture, après les éléments descriptifs, opérée
par la brutale apostrophe : «Mon esprit», interpellation qui reprend la
dichotomie platonicienne [tu me suis ?] entre le corps et l’âme) à la réalité
nouvelle, au présent, le martèlement des deux dentales, les deux eu successifs,
la rareté relative du verbe : se mouvoir, placé à la césure à l’hémistiche,
tout implique l’union du poète – «Mon esprit» [et le tien, patate ?
] (une séparation entre le corps et l’âme/esprit, d’origine platonicienne,
sera reprise par Valéry au XXème : «l’habitant de mes pensées»
– avec ce milieu qui n’est précisé que par l’expression : «l’immensité
profonde», remarquable par ses voyelles fermées… le mouvement est vivant :
«avec agilité», en un jeu subtil de voyelles, et à la rime, la phrase se
poursuivant sans rupture, sur un : «et». Il s’agit d’une imprégnation
agréable («bon, se pâme, gaiement, volupté», où Baudelaire élude une
allusion voilée à l’orgasme par le terme : «mâle») d’une communion
(commune union ! cf. plus loin : «sereins») : «bon nageur»,
sans l’angoisse de la disparition de la conscience : «qui se pâme (éprouver
une grande jouissance), volupté», le terme «onde» (eau en langage poétique
classique, classicisme que, comme d’habitude, Baudelaire renouvelle singulièrement)
venant corroborer cette impression de plénitude, d’absolu (ce n’est
ni une plongée ni une noyade : le spleen est bien loin, comme le dira le
v. 9 !), ce d’autant plus que les rimes fonctionnent comme des ondes…
le tétramètre du v. 7 confirme cet état euphorique : «gaiement» à la
césure, avec le mouvement créatif : «sillonnes» renvoie aussi à
sillon, et l’on ne parcourt avec ce terme qu’un champ que l’on connaît
(v. 16). Mais il ne s’agit pas d’une échappatoire facile : «indicible,
mâle», le premier terme semblant antiphrastique (dont on ne peut pas parler
[en ce sens, d’aucuns sont… innommables]… il est vrai que B. décrit plutôt
ce que son esprit est censé faire/fait et non ce qu’il ressent !)
puisque Baudelaire parvient à nous en parler. Plus précisément, il parvient
à évoquer ce plaisir et à nous le faire partager, même s’il n’arrive pas
à le nommer… Cet état semblait donc atteint. Le quatrain suivant semble
monter qu’il n’en est rien, vu les impératifs. S’agit-il d’un hystéron–protéron ?
Ou de montrer que cet état n’est jamais définitivement acquis : il
s’agit d’une conquête perpétuelle : «envole-toi, va, bois», trois
impératifs en début de vers, en kyrielle, comme l’indique la tonalité
nostalgique des deux derniers quatrains, comme une sorte de louange à un autre
que soi-même, qui déroule les méandres de ses relatives déterminatives en
enjambements sur plusieurs vers, avec des suspens frôlant l’hyperbate, comme
aux vers 17-18… Ceci implique bien
que cet état de fusion n’est pas acquis. Aussi l’apostrophe éclate-t-elle
au début du 3ème quatrain, avec son réfléchi accentué, ses 3
diphtongues, son intensif : «bien» qui augmente encore, s’il était
possible, la distance à établir ; le démonstratif : «ces» ? En
fait, le réel est revenu à la charge, d’où la violence de l’invective :
«miasmes (en synérèse) morbides» – qui rappellent les étangs initialement
abandonnés, et nous angoisse avec ses labiales accumulées, illustration
phonique de l’écœurement [une minute d’apnée, pour ne pas sentir les
effluves de certain(e)]… Ceci ne va pas sans effort : il s’agit d’un
travail sur soi, dont on est responsable : «toi, te» tous les deux réfléchis,
ce que corroborent les deux diérèses très intenses (césure et fin de vers !),
la séquence 2/4//2/4 n’entrant pas pour peu dans cette impression… le désir
de ce Monde est très intense : 1 v. pour ce que l’on rejette (9), 3 pour
évoquer sa pureté, son essence différente : «purifier, supérieur, pure»
(polyptote de purifier), «divine, clair, limpide». Le suspens de la
comparative, avant le COD, donne le temps à l’âme d’absorber, voire de
s’absorber, dans cet espace, le terme liqueur renforçant la pertinence de
boire, alors que, si nous réfléchissons, les images, ne serait-ce que par leur
accumulation, sont incohérentes – car cette expérience est fondamentalement
autre pour nous : boire du feu qui remplit… Comment s’y étancher ?
B. reprend la vieille théorie cosmique selon laquelle l’éther (cf. été !),
le feu, est bien la matière qui compose le… vide (puisque la nature en a
horreur, adage que Lavoisier a réussi à remettre en cause [je te regarde et le
comprend]) : c’est ce qu’indiquent aussi les e muets abondant du v. 11,
la stabilité de cet état étant montrée par le tétramètre du v. 12, comme
aux v. 16 ou 20, à chaque fin de quatrain : ainsi s’instaure cette
communion avec la…Beauté ? Les deux derniers quatrains reprennent comme
en écho, la structure du 4ème : 1 v. négatif, 3 positifs, ici :
2 négatifs (à rythme 2/4//3/3), donc 6 positifs. Paradoxalement, le terme «vastes»
affecte cette fois-ci le monde d’en bas, où «ennuis» et «chagrins» évoquent
le Spleen (pl. pour ennui, allégorisé dans l’adresse : Au lecteur),
avec le v. 14 qui concerne plus précisément le Guignon (cf. XI, 1 :
«poids»). Le pléonasme «chargent, poids» rend l’écrasement encore
plus douloureux, et angoissant avec l’adjectif «brumeuses» en fin de v.
impression renforcée par les voyelles fermées… la même structure «qui» en
début de vers sera reprise au v.
19, en inversant, donc positivement, le sens, les e muets du v. 14 accentuant
l’étouffement généré par les vers 13-14, malgré la préposition : «derrière».L’adjectif
attribut inversé : «Heureux» éclate au début du v. 15 mi en
exclamation de joie, mi en soupir de regret, ces deux sentiments étant
inextricablement mêlés vu le «peut» qui laisse perplexe. Un insert place en
fait de vers, au sg, «l’aile vigoureuse» : ainsi le moyen de
l’ascension, comme l’âme après la mort du corps chez Platon, est évoqué :
«l’aile», avec une qualité essentielle : «vigoureuse», ce n’est
pas sans effort ni entraînement. Le «s’» réfléchi au début du v. 16
renvoie encore au travail à opérer sur soi, avec le mouvement : «vers»,
repris au début du v. 18. Les 3 relatives s’accumulent chacune sur 2 vers, en
passant de l’effort physique au résultat : «vigoureuse, s’élance ;
prennent un essor, plane sur la vie» [merci, D. D.], avec pour finir l’action
du verbe – action plus passive qu’active : il suffit de se contrôler,
«plane» – qui laisse la
place à l’objet de la poésie, le dernier v. 20. Dans le quatrain suivant, le
terme «pensers», archaïsme pour pensées, à l’infinitif pour insister sur
l’action, et qui renvoie à : «esprit» (v. 5) a pris son envol :
nous les voyons en pleine action («prennent» :présent), suspens ménagé
par l’hyperbate des vers 17-18 : comparative, complément de lieu, complément
de temps, avec un rythme enlevé : v. 17 : 2/4//6, v. 18 : 3 en
synérèse/3//1/3/2 : la liberté cf. «libr(e)», pour un Baudelaire sous
tutelle, étant un idéal devenu inaccessible. Le nom d’ «alouettes» en fin
de vers vient, de façon très concrète, voire triviale – ce qui est bien
dans le goût de Baudelaire) illustrer le propos : ne les voyons-nous pas
monter, dès l’aube, dans nos champs, en s’égosillant, comme tentant
d’arriver au ciel, puisqu’elles chantent à très grande hauteur ?
Cette courte notation, empreinte d’un humour sous-jacent (les alouettes, dont
on fait du pâté, dont on a fait une chanson, ne sont pas réputées pour leur
intelligence ; autre marque d’humour : quoi de plus bourgeois que de
connaître le langage des fleurs, via en fait sa fleuriste ?), semble
annoncer les termes : «libre essor» (cf. la synérèse sur «cieux»), en
fin de v. suivant ; la suite met en valeur la contemplation du poète :
2/4, avec son tiret cadratin, et le jeu du [a] très ouvert opposé aux [u] et
[i] très fermés. Il est en union («sans effort» : ceci n’a rien
d’artificiel, et vient… de soi) avec la flore et le minéral : «fleurs
(à prendre au sens symbolique aussi, et non seulement social du terme, avec le
don de fleurs à une femme), choses muettes» [suivez mon regard], avec, en
fait, ce qui nous semble incompatible, ou plutôt, car ce terme fleure (sic !)
trop la technique informatique, inconciliable : la compréhension du
langage de ce qui, par définition, n’a pas la parole : «muettes». Et
le texte de se clore sur cet oxymore… en une ultime pirouette, non ? Nous
ne sommes le semblable de Baudelaire que si nous avons compris sans effort ce
qu’il vient d’écrire ! Sinon, le texte restera… muet… En fait, le
dernier v. fonctionne comme une mise en abyme : «fleurs» renvoie au titre
et à la 4ème section du recueil, les «choses muettes» (avec la diérèse)
renvoie au v. 2 de Correspondances et au discours de la statue dans le
sonnet irrégulier la Beauté (XVII).
2)
Ce texte nous fait aussi participer à un état mystique, équivalant à
l’ataraxie (chère aussi bien aux stoïciens qu’aux épicuriens [voire à
certains élèves]). En fait, le titre élévation concerne le processus de la
montée elle-même, ce qui fausse la perception que l’on peut avoir de ce poème :
ce n’est pas de la montée elle-même dont il est question, mais de son résultat ;
-tion n’est pas ici suffixe d’action, mais de résultat… Car c’est bien
un autre monde qui nous est présenté. Ne serait-ce que par sa nature : aérienne
et liquide ; il s’agit de flotter dans cet élément hybride, en symbiose
avec ce milieu. Bien-être et jouissance mêlés… en une sublimation acceptée.
Un des rares moments de plénitude intellectuelle dont nous fait part les
Fleurs du mal… Une série d’échos s’instaure donc dans ce texte,
comme pour mieux évoquer la permanence : l’eau, déjà rencontrée
revient avec : «nageur, onde, bois, liqueur, limpide», avec le refoulé :
«étangs/miasmes morbides»); la verticalité cf. début de 1) repris par :
«profonde, air supérieur» (au sens non seulement spatial mais aussi figuré
du terme), «espaces, s’élancer vers, cieux, essor» ; comme
l’horizontalité avec : «sillonnes, derrière, vastes, champs, plane» ;
la lumière (cf. «soleil, étoilées») est seulement reprise par «feu
clair», «lumineux», mais la notion de pureté la reprend : «indicible ,
purifier/supérieur» avec ses deux diérèses, «pure, divine, claire,
limpides, sereins»…
3)
Ce texte est en écho, en résonance, en communion, avec d’autres poèmes,
comme, pour citer le titre du sonnet suivant, en correspondance…
AD
LIBITUM… la parole est à toi, lecteur bénévole !