la
littérature dans Cyrano de Bergerac
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non seulement la
passion de Roxane : De Neuvillette est beau car il a les cheveux d’un héros
de d’Urfé (cet auteur étant un des deux qui a permis à Rostand jeune en
1887 de recevoir le prix de l’Académie française), ce qui lui donne
d’ailleurs toute la politesse attendue, et non la sauvagerie d’un inculte,
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mais c’est aussi
l’objet des salons, dont celui de Clomire (III, 1, v. 12, puisque le Tendre,
avec sa célèbre carte, est le sujet d’un discours (cf. l’Astrée,
d’Honoré d’Urfé). Elle permet même de s’affronter entre pédants, voire
cuistres ? v. 24 (id.). Et sa pierre de touche est l’Esprit, v. 40, avec
des preuves explicites, des citations IN TEXTO et IN EXTENSO : v. 48, 50.
Ceci ne va pas sans rappeler le cher Ménage et ses Menagiana, où il cite le
Maréchal de Boufflers, en deux variantes. Ne lui a-t-on pas dit : il court
après l’esprit ? – Il ne le rattrapera jamais / je parie sur
l’esprit !
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De toute façon,
Cyrano est une véritable anthologie en grec, un florilège en latin, avec ses références
multiples, parodies diverses et évocations variées (cf. 1 supra) ; par
ex. III, v. 248 : l’eau fade du Lignon, III, v. 254 : parler comme
un billet doux de Voiture. Autre allusion culturelle : à l’arrivée
inopinée du capucin : Quel est ce jeu renouvelé de Diogène ? (III,
v. 321)… En fait, la littérature n’est convoquée en tant que telle que
pour permettre une distanciation ironique. Ainsi, l’allusion aux trois
mousquetaires exprime combien Cyrano est épris, mais c’est pour mieux se déprendre
ensuite, à sa grande confusion : v. 353. Et Cyrano malgré son athéisme
épicurien (cf. ses allusions à son maître Gassendi (cf. III, v. 19) de se
rabattre aussi sur Lazare pour mieux se moquer de lui-même, déconfit et désirant,
III, v. 362. Tout type de littérature y passe, même Cendrillon
(IV, 230 – 232), et dans la bouche de Roxane ! Les anciens, avec
Homère, la Pénélope de l’Odyssée (IV, v. 398, V, v. 53), image
antinomique de Roxane : notre précieuse, comme elle le dit, est une
Bergerac (IV, 274)…
Monsieur
de Cyrano
Vraiment
nous tyrannise,
Malgré
ce tyranneau
On
jouera la Clorise.
Ce
qui met le comble à la fureur de Cyrano :
Si
j’entends encore une fois cette chanson,
Ceci
montre bien l’impact du verbe ! Les origines les plus anciennes de la
tragédie sont convoquées : Thespis, premier auteur grec qui opposa un
acteur au chœur, lors des Dionysies de –534. La chanson se prête à tout. Le
trait sanglant comme ci-dessus, ou la rodomontade, comme dans celle des cadets
de Gascogne (II, puis IV). Cf. infra
Avec son titre :
v. 404-405, et la mise en place de l’impromptu : je choisis mes rimes.
Puis
se développe l’artifice technique de la ballade elle-même, avec sa pointe
amenée de loin ! Valvert a droit à différentes appellations, et Cyrano
nous ballade de façon vertigineuse : Myrmidon (antiquité grecque), dindon
(basse-cour), Laridon (La Fontaine), voire Prince, en un retournement final,
avant l’estocade. Lui-même passe de soldat-ruffian (Espadon) au genre
bucolique (Céladon), pour arriver au théâtre italien (Scaramouche)0 d’où
un mélange des genres : raffiné : grâce, élégant, agile, puis réaliste,
voire grotesque : larder, avec le corps qui se ridiculise, nous passons de
flanc à cœur pour terminer sur : bedon, repris par : broche. Avec la
scansion attendue du refrain : A la fin de l’envoi, je touche, où
Rostand joue aussi sur le double sens ici d’Envoi, terme technique propre à
la ballade (cf. Prince) mais aussi, envoi de la botte finale…
C’est
un auteur. Il ne peut lui déplaire
Que
l’on vienne trouble la pièce d’un confrère.
Les références aux pièces les plus connues abondent :
J’aime Cléopâtre : ai-je l’air d’un César
J’adore Bérénice : ai-je l’air d’un Tite ?
(cf. Corneille et Racine)
Même avant le combat à un contre cent, les références littéraires
affleurent :
…Vous
allez joindre, essaim charmant et fol,
La
farce italienne à ce drame espagnol
(autre pièce dans la pièce, v. 593-4)
La
vie est un théâtre : Un cadre se prépare, exquis, pour cette scène (v.
607)
L’inverse
comique de cette obsession littéraire est bien sûr Ragueneau (II, 1)
Et
toi, sur cette broche interminable, toi,
Le
modeste poulet et la dinde superbe,
Alterne-les,
mon fils, comme le vieux Malherbe
Alternait
les grands vers avec les plus petits,
Et
fais tourner au feu des strophes de rôtis.
Et
le destin tragi-comique des livres :
Ciel ! Mes livres vénérés !
Les
vers de mes amis ! déchirés ! démembrés !
Pour
en faire des sacs à mettre des croquantes !
Ah !
Vous renouvelez Orphée et les bacchantes !
Les
poètes, dans la bouche de Lise deviennent
Vos méchants écriveurs de lignes inégales.
En
un superbe néologisme méprisant
·
Passons la «recette
en vers» de Ragueneau : (II, 99 – 115), exemple de versification
purement technique, seulement estimable par le travail que ce «poème» a
demandé.
·
De 278 à 308, Cyrano
claironne la chanson des cadets de Gascogne, reprise au tableau IV éponyme,
pour clore l’acte (à partir de 527). … Notons qu’Edmond Rostand
s’attaque ici au triolet, poème pour virtuose de la langue, à la structure
affectée : chaque couplet est de huit vers, eux-même octosyllabiques en général,
le premier, le quatrième et le septième vers étant identiques d’où son
nom, le triolet lui-même se fait sur deux rimes : AB AAA BAB ; de même
le second vers est repris au huitième. Compliqué ? Il suffit de le
savoir… et d’observer la chanson elle-même. Ceci permet un effet de martèlement
ici militaire, d’emphase grandiloquente, bien en adéquation et avec le tempérament
de Cyrano, et avec la teneur de la chanson…
Et
refaite cent fois…
Ce qui ne va pas sans rappeler l’Art poétique de Boileau :
cent
fois sur le métier, remettez votre ouvrage
Cette
première lettre, d’une totale sincérité, devient, pour Christian qui en hérite,
celle du plus grand artifice (II, 542) :
Prends,
et tu changeras en vérités ces feintes ;
…
Tu
verras que je fus dans cette lettre – prends – (tentation satanique ?)
D’autant
plus éloquent que j’étais moins sincère !
Ainsi, les lettres de Christian prouvent son esprit :
Ah ! qu’il est beau, qu’il a d’esprit, et que je l’aime !
Il ne peut exister, à mon goût
Plus fin diseur de ces jolis riens qui sont tout.
Et
Roxane de citer de mémoire, des passages entiers, plutôt des morceaux choisis,
des –ana en fait.
Est-ce
cette fréquentation de ces belles lettres qui lui permettent d’en créer de
toute pièce une nouvelle, pour faire pièce à celle de De Guiche, remise par
le capucin v. 387 – 404, au tableau III ? Notre précieuse se montre ici
très fine mouche, même si son subterfuge, trop tard éventé, provoquera la
vengeance impitoyable de De Guiche.
Contentons-nous
d’évoquer les lettres bi-journalières (IV, 380) du siège d’Arras, à
l’origine du déplacement de Roxane (v. 386), dépréciées certes par
Christian, comme attendu (v. 390-1)et, à bien y réfléchir, si l’on envisage
comme Pangloss l’entrelacement des causes et des effets, la raison profonde de
la mort/suicide de Christian. cf. aussi le rôle que joue la lettre d’adieu,
cause de la fidélité de la veuve, devenu d’ailleurs scapulaire (V, 42)
source d’une erreur de 15 ans (V, 13), source aussi de la révélation finale
quand Cyrano lit la lettre à voix haute, à la surprise de roxane. Mais ceci
permettra à celle-là de reconnaître la voix du balcon (v. 226)! Il y a
d’ailleurs enfin adéquation, à 15 ans de distance entre le texte et son véritable
auteur… C’est sur cette fusion, mortelle ! que s’achève l’œuvre,
non sans… panache !