Edmond
Rostand, Cyrano de Bergerac, I, 1
préambule:
cette introduction n'est pas de type bac, à l'oral, car elle développe
certains points essentiels de la pièce, sans reprendre l'historique du théâtre
étudié en cours...
Le
texte que nous allons lire forme le début de la première scène de l'acte I,
de Cyrano de Bergerac, comédie héroïque créée le 28 décembre 1897 au théâtre
de la Porte-Saint-Martin. Son auteur, Edmond Rostand a alors 29 ans. Nous sommes
loin d'un débutant, en poésie (Les Musardises) comme au théâtre: Les
Romanesques en 1893, La princesse lointaine avec Sarah Berhardt en
1895, La Samaritaine, l'année même de Cyrano.
Comédie
héroïque, avons-nous dit, en cinq actes et en vers, comme semble le proclamer
fièrement, le sous-titre même de la pièce... Il s'agit d'un genre très en
vogue au XVIIème - ce qui ne nous surprend pas, vu le long développement présentant
en didascalie ce premier acte, une présentation au théâtre de Bourgogne en
1640. Ce genre intermédiaire entre la tragédie et la comédie met aux prises
des personnages de rang élevé (=héroïque) dans une action où l'on ne voit
naître aucun péril par qui nous puissions être portés à la pitié ou à la
crainte (=comédie). Cette définition de notre grand Corneille dans sa préface
à Don Sanche d'Aragon ne manque pas de nous laisser perplexe quant à la
pertinence de son emploi par notre auteur. Il faut y voir une nouvelle preuve de
son humour: il procède toujours avec distanciation, CUM GRANO SALIS, loin de
l'innocence simpliste: Madeleine Robin, notre Roxane, pour précieuse qu'elle
soit, n'est que roturière, même si elle est cousine du hobereau Cyrano, qui
fait partie de la petite noblesse, toute gasconnade, pour ne pas dire «gasconnerie»
dehors. Seul, de Guiche sort du lot, puisque neveu du Cardinal de Richelieu. La
pitié? Christian de Neuvillette, le héros éponyme lui-même, éveillent en
nous ce sentiment, quoi que nous en ayons et quoi que nous en pensions, comme
malgré nous: qui ne se sent ému par instants, avec des moyens d'ailleurs
frustes, pour ne pas dire grossiers ? On sent parfois la ficelle, le
raccord... Et pour contrecarrer ce que notre propos a de sérieux, le texte est
truffé à son tour d'épisodes héroï-comiques, c'est-à-dire de parodies
d'actions nobles et sérieuses et, par delà Ragueneau, Cyrano n'est pas le
dernier à donner prise à ce jugement... Notons en digression qu'on
retrouverait alors le mélange des genres cher au drame romantique, si l'on en
croit Victor Hugo dans sa Préface de Cromwell.
Lignière n'est pas de reste; par certains côtés, Roxane prête le
flanc au ridicule: de précieuse dont l'entendement est occulté en fait par la
beauté de celui qu'elle désire physiquement, quoi qu'elle en ait, avec le démon
dénoncé par La Rochefoucauld dans ses Réflexions ou Sentences et maximes
morales : «La crédulité de l'amour-propre» (v. 55), elle semble découvrir
l'amour véritable dans l'acte III judicieusement nommé: «le baiser de Roxane»,
mais elle semble préfigurer nos pétroleuses de la commune, quand, nouvelle
va-t-en-guerre, voire comme la Liberté guidant le peuple dans le tableau trop
connu de Delacroix, elle se veut à la tête de la résistance à l'attaque
espagnole dans:«les cadets de Gascogne» ; on a presque envie de
paraphraser ce - titre ou sous-titre, plutôt ici titre, comme ceux des romans,
cf. Sylvie - de l'acte IV en parlant de: cadette. Neuvillette est empêtré
dans son incapacité à s'exprimer, comme Cyrano dans sa laideur proclamée...
En fait, tous les personnages, comme tout homme d'ailleurs, peuvent prêter, à
un moment ou à un autre, à sourire: c'est au sens de comédie humaine qu'il
faut donc entendre le terme, comme l'adjectif héroïque garde pour nous son
sens actuel: il s'agit d'un être d'exception qui veut se dépasser, dépasser
l'humaine commune mesure, comme d'ailleurs il l'affirme à la fin de «la rôtisserie
des poètes» - ce dernier terme étant une antiphrase: il s'agit de faiseurs ;
v. 517: «Et faisons à nous deux un héros de roman», cette fière
proclamation se faisant - et ce n'est pas un hasard - en tétramètre, au prix
d'une cheville copulative (Et) en syndèse, puisque après un point-virgule...
Le
«cinq actes» (cf. cours) prétend inscrire cette pièce dans le droit fil du
théâtre classique, tragique vu la mort des deux mâles, l'un à l'acte IV,
l'autre au V. Mais les titres montrent combien cette filiation, pour
prestigieuse qu'elle soit, est sujette à caution, ne serait-ce que parce que
l'intrigue ne se noue pas, tant s'en faut, conformément au processus suivi par
Corneille, par ex. De même, l'adage de Boileau cité infra n'est absolument pas
respecté, pas plus que la règle implicite de bienséance...
«En
vers» (cf. cours et logiciel) souligne que Rostand se veut le continuateur du
théâtre classique, de la tradition et repousse la prose, le naturel du théâtre
moderne: il pousse le paradoxe au point que, si l'on n’y prend garde,
l'alexandrin, en très grande partie régulier, disparaît, dans les
stichomythies, par ex.: il l'a tellement parfois démembré que, par le plus
grand artifice, il donne l'impression du plus grand naturel...
recherche
personnelle sur les pièces jouées à l'époque:
Puisque
nous sommes à l'incipit de la pièce, nous allons passer à la lecture, sans
autre forme de procès, sans omettre la mise en place, en scène, très précise,
indiquée par les consignes de l'auteur au metteur en scène: n'oublions jamais
que ce texte a été rédigé pour être joué aussi bien que lu, nonobstant nos
difficultés pour ce faire sans paraître artificiel (=CAPTATIO BENEVOLENTIAE du
correcteur au bac.)...
lecture
ce
qui nous a frappé, intéressé :
Avant-propos:
L’auteur fait tous les métiers, en expert polymorphe, voire protéiforme :
il est l’auteur, mais aussi le metteur en scène car ses didascalies
abondantes, le texte même laissent peu d’autonomie à cet artiste. Au reste,
Rostand était très pointilleux et assistait aux répétitions pour donner la
leçon et son rôle à chacun… En ce sens, le dépouillement du théâtre
classique permet plus de latitude, par ex. avec les jeux de lumière pour
l’éclairagiste. Ici, tout est indiqué : le ton, les mimiques, pour les
acteurs, les mouvements pour le metteur en scène.
La
costumière – ou la styliste - est aussi concernée vu la description précise
faite par Ragueneau de la tenue de notre héros, voire la maquilleuse.
Le
décorateur n’est pas de reste, cf. l’introduction détaillée.
1)
un début ébouriffant:
Dès
le début, le spectateur ne peut qu'être déconcerté et pris dans le flux du
spectacle: il est venu au théâtre pour assister à une représentation et le
sujet de cette représentation est une représentation, comme le souligne le
sous-titre de l'acte I. Ce, alors que le but de la scène 1 de l'acte I est
classiquement la présentation du sujet de la pièce (vous m'avez bien suivi?
Trait d'humour de Rostand!). Le contenu de la didascalie très fournie, très précise,
avec une abondance profuse de détails techniques, montre que Rostand a tout
fait pour rendre, et la salle de théâtre, et la scène, d'un pittoresque
quotidien qui accentue la crédibilité de sa pièce. Et d'emblée, le
spectateur ne peut que se sentir concerné, en voyant deux spectateurs rentrer,
eux, sans payer. Et ses cavaliers, comme dans un roman de cape et d'épée, de
commencer à s'entraîner sous nos yeux. ce qui est en fait une troisième mise
en scène, la seconde n'ayant pas encore commencé - celle de la Clorise, annoncée
par les affiches rouges au-dessus du buffet, sur les battants de la porte, et
dans plusieurs coins... Des représentants d'une deuxième classe sociale
interviennent ensuite, l'un désigné par un surnom dénonçant sa maigreur (cf.
flandrin), l'autre par sa province d'origine: Champagne - avec une opposition de
morphologie, le maigre et le gros? Eux ont un jeu différent de celui des
cavaliers. Ils éclairent leur propre scène, c'est donc pour la deuxième fois
une mise en scène, avec un jeu!!! Ceci donne une impression de salmigondis
social, comme le soulignent les deux exclamatives successives: «touche, trèfle»
au v. 9. On passe ensuite aux jeux érotiques, plus rarement mis en scène, avec
le : «on voit», qui renvoie aux regards et des personnages et des spectateurs
dans le théâtre de la Porte-Saint-Martin en 1897. Et notre curiosité perverse
est en fait déçue par le «Pas de danger» qui fonctionne comme un «aparté».
Et la scène de se peupler de personnages divers, comme les spectateurs au théâtre:
les mangeurs, le bourgeois qui vient se cultiver avec son fils, l'ivrogne,
chacun suivant sa pente personnelle, indifférent à ce que vivent ou font les
autres, en tout égoïsme viscéral. L'alliance
du vin et de la triche manifeste (enfin, un brelan d'as...) évoque le mauvais
lieu et renvoie implicitement à la condamnation par l'Eglise, au XVIIème, de
l'activité théâtrale. Une telle attaque ne peut que renvoyer le spectateur à
une question en son for intérieur: pourquoi suis-je ici?
La scène s'anime et rentre dans le cadre de la farce - ou comique de
geste - avec les didascalies. Notre bon bourgeois ne trouve pour se dégager
qu'un juron violent et populaire: l'évocation de deux auteurs «Rotrou» puis
«Corneille» renvoie bien sûr aussi à l'auteur: Edmond Rostand, qui signe
ainsi implicitement son oeuvre. Le comique de farce se poursuit avec la pêche
à la perruque qui s'opèrera effectivement - un effet de suspens donc! Car le
spectateur est pervers! - au v. 169, après un effet d'opéra comique, avec la
rentrée en farandole de la bande des pages... Rostand joue ensuite sur
l'angoisse de tout un chacun vis-à-vis des voleurs dans un lieu public. Ne
va-t-on pas glisser un coup d’œil torve sur ses voisins de côté, s'ils nous
sont inconnus? Tout ce qui précède fonctionnait comme intermède ; nous
arrivons au sujet: Clorise, sujet déjà connu vu les affiches. Et l'intrigue ne
nous en est pas dévoilée: «C'est une pièce»! Ceci fonctionne comme une réticence,
comme si la Clorise dépassait tous les mots possibles. Rostand dénonce ainsi
la bêtise du bourgeois, ce d'autant plus que Baro n'a pas laissé de trace dans
l'histoire, sinon pour relever que la pièce fut créée à l'hôtel de
Bourgogne, justement, mais en 1631; et il s'agit bien ici de la Première, sinon
comment expliquer la présence des académiciens et des précieuses les plus en
vue? Un premier anachronisme évident - et volontaire - de Rostand [cf. notre
approche 4: l'artifice dans le monde; puisque le monde est un théâtre, inutile
de chercher l'objectivité scientifique: tout n'est qu'apparence trompeuse].
Faire évoquer par un personnage sa présence à une Première ne peut que renvoyer chaque spectateur à sa propre situation, voire à se demander lors de quelle pièce, qui n'existe pas encore, il se souviendra ultérieurement de sa place lors de la Première de Cyrano. Pendant ce temps, comme dans la vie courante, chacun suit son destin: et on a l'impression que le pillage par les tire-laine va quasiment déshabiller les victimes: Montres, mouchoirs... Allumer les lustres renvoie le spectateur au fait que dans le théâtre moderne, on occulte justement les lumières. Rostand tresse ici un dialogue spatialisé: chacun poursuit son idée dans son coin, mais, en dernière analyse, les différents groupes dialoguent, comme malgré eux, d'abord par les rimes et le rythme qu'ils respectent, ensuite par les annonces qu'ils font concernant le rôle des autres: le bourgeois nous en avait déjà donné une idée avec sa kyrielle en homéotéleutes: «buveurs, bretteurs, joueurs», un page poursuit avec: «la distributrice», le laquais complète avec: «les marquis», en un effet d'annonce en abyme, puisque le brouhaha a surpris le spectateur et qu'un marquis est surpris de ne pas déranger les gens... La lumière apparaît sur scène, alors que les spectateurs continuent de rester dans l'ombre: la pièce se détache et prend son autonomie, comme l'indique le passage à la scène 2. La didascalie concernant Lignière: «bas à Christian» fonctionne comme une sorte d'aparté, comme celle de Cuigy: «à Brissaille», alors que la réaction de la salle se fait à la cantonade, et correspond en même temps, comme le chœur antique, à la réaction aussi du spectateur: la pièce, Clorise et/ou Cyrano, va enfin réellement commencer, alors que Rostand pousse l'artifice littéraire jusqu'à, après avoir fait présenter officiellement un des personnages principaux, retarder l'intervention du personnage éponyme au v. 183, après Roxane elle-même (v. 128), sachant qu'en fait, les personnages entrent sur scène et sont nommés dans l'ordre inverse à leur importance: ceci se vérifie pour Lignière: v. 40, Christian (v. 41), puisque Cuigy et Brissaille ont déjà été nommés au v. 46, et repris plus cérémonieusement au v. 42. S'ensuivent d'abord les précieuses (par politesse), en fait actives une vingtaine d'années plus tard, Corneille à part, suivi de l'Académie, avec 8 membres nommés, puis 3 précieuses évoquées par leur surnom. Un clin d’œil avec d'Assoucy (v. 70), l'éditeur des oeuvres du vrai Cyrano de Bergerac. Ragueneau apparaît au v. 74; Le Bret en 98; Nos deux compères, car l'un est le versant populacier, roturier, de l'autre – étant donné que le premier admire tandis que l'autre estime, avec la retenue propre à l'amitié véritable - présentent Cyrano. Mais n'oublions pas que si seul l'assez falot Christian, qui fait partie des protagonistes, parle, c’est par le truchement de Ragueneau et de Le Bret, que Cyrano s'exprime et est absent-présent. Au reste, la description qu'en fait notre rôtisseur est tout à fait sujette à caution: pour raison de rime, ne traite-t-il pas Cyrano de falot, ce qui est aux antipodes de son personnage. Même s’il évoque le panache de ce dernier, au sens propre. On retient surtout de cette présentation l'efficacité mortelle d'un bretteur professionnel, sous une tournure démodée, le nez en avant. Ensuite apparaissent, dans la même foulée, Roxane (v. 128), et celui qui la courtise (v. 131: comte de Guiche), avec la manipulation odieuse acceptée par le vicomte de Valvert (v. 134). [Dans la scène suivante, le Cardinal est présent, à l’arrière plan, symbolisant la menace qui pèse sur un esprit libre comme Cyrano, qui le paiera de sa vie à la fin de la pièce: même si le Cardinal de Richelieu n'est plus au pouvoir (il meurt en 1642 ; or, la pièce s’achève en 1655), le fonctionnement machiavélique du pouvoir est toujours le même... Après le ridicule Montfleury, interviendra Cyrano; ainsi, après les seconds couteaux, en fin de scène 2, tous les protagonistes ont été au moins évoqués, après la mise en place de l'atmosphère de la scène 1...
2)
car ces deux premières scènes répondent bien, contre toute attente, aux
contraintes classiques de la 1ère scène d'un 1er acte dans le théâtre
classique:
Théâtre
classique, comme l'indique la mention acte I, puisque ce dernier sera suivi,
comme traditionnellement attendu, par les 4 autres sacro-saints actes. La
versification n'est pas de reste: quoique démembré - comme par un Victor Hugo
frappé d'une manie de découpage - l'alexandrin classique résiste, contre les
vents et les marées de l'introduction ébouriffante, à une présentation qui
n'aura jamais lieu, celle de la Clorise, sinon pour nous présenter
Cyrano, justement lui-même en pleine représentation, comme semble le lui
reprocher à mots couverts son camarade Le Bret... Il suffit de rappeler l'adage
de Boileau, dans son Art poétique, chant IV:
«Qu'en un lieu, en un jour, un seul fait accompli,
Tienne jusqu'à la fin le théâtre rempli...»
Le
seul objectif que l'auteur doit chercher à atteindre, malgré le souhait qui en
paraît bien formel, est ici le succès:
Nous n'évoquerons pas les deux unités de lieu et de temps - puisque ceci porte sur toute la pièce, mais le héros éponyme lui-même: Cyrano est lui-même le sujet de cette pièce, qui s'achèvera sur son décès...
*
Le cadre dans lequel se déroule sous nos yeux ce premier acte est très précisément
tracé par l'auteur, ce qui est loin du lieu idéal, en fait neutre - voire extrêmement
artificiel et qui n'existe que par pétition de principe - qui nous est imposé
dans les tragédies soit de Corneille, soit de Racine.
*
La présentation explicite du rôle imparti à chacun: «chevau-léger,
mousquetaire» (v. 2 - 3) : chacun semble défiler devant le portier pour décliner
son identité. Passons sur l'exercice au fleuret puisque seule la teneur de la
didascalie nous précise leur qualité - non sans humour de la part d'Edmond
Rostand - puisque, derechef, comme en alternance, l'interdiction aux pages de
manigancer leurs mauvaises plaisanteries est aussi efficace, pour l'éclaircissement
du spectateur, que les déclinaisons d'identité du début (v. 18). Il va sans
dire que nous ne tenons pas compte ici de la précision des didascalies
surabondantes: elles sont destinées au metteur en scène (cf. le : «déjà
arrivé» (v. 6), voir notre partie 0): elles justifiaient les questions et les
mécontentements du portier, ainsi que le comportement des laquais, toujours en
quête de plaisirs futiles... au rebours du garde, quand il compte fleurette, de
façon très poussée, avec la boutiquière, une femme facile. La distribution
officielle des rôles continue à la cantonade avec la distributrice au v. 31.
Ce métier oublié s'explique immédiatement par son cri, qui évoque tous les
cris de Paris (v. 31-32); Il en est de même pour les marquis, présentés
d'ailleurs, avant même qu'ils soient nommés, par leur comportement odieux. La
fin du v. 34 précise après-coup le métier des bourgeois du parterre... pour
enfin arriver à des personnages identifiés non plus par leur métier ou leur
origine sociale, mais par leur nom propre: Cuigy, Brissaille. Intervient ensuite
l'allumeur, qui, encore une fois avec humour, vient éclairer notre lanterne,
car il semble annoncer avec éclat la scène 2 où apparaissent, en ordre
croissant d'importance pour l'intrigue, Lignière, désigné simplement par son
nom, puis Christian, comme Baron de Neuvillette. Mais ce n'est pas à cette présentation
que la salle s'exclame, c'est à celle, fort commune, du premier lustre illuminé.
Une nouvelle présentation permet de rappeler clairement la qualité de noble de
Cuigy et de Brissaille, tout en évoquant implicitement que la familiarité des
relations, induite par la première interpellation, n'est de mise qu'entre
pairs... S'ensuit le débarquement des précieuses, même si les figures évoquées
n'ont joué un rôle culturel comme celui évoqué, que 20 ans plus tard. Il est
amusant de constater que les membres de l'Académie, avec leurs noms supposés
immortels, sont tous oubliés ; notons que celui de Corneille est évoqué
pour la troisième fois - la première nommément par le jeune homme en fin
de v. 16, le deuxième par un spectateur rappelant la première du Cid.
Remarquons qu'Edmond Rostand nous semble plus se situer dans la lignée de notre
tragédien rouennais que dans la descendance de l'intimiste Racine. Viennent
ensuite d'autres précieuses, mentionnées par leur surnom, le texte en
profitant pour surenchérir sur la qualité nobiliaire de nos deux marquis qui méritent
alors le qualificatif dont les a affublés une didascalie: «une bande de petits
marquis». La scène se poursuit sur une énigme: l'identité d'une femme encore
absente (v. 61) ; tout ceci permet une présentation conforme aux règles.
Comme d'ailleurs. Intervient ensuite Ragueneau et son orgueil rentré d'auteur
qui minaude, avec une interrogation sur la présence de Cyrano (75 et 88) qui
encadre une scène de franche comédie. Notre héros nous est présenté par
l’intermédiaire d'une question anodine du premier marquis, ce qui permet
d'introduire, sinon un alter ego de Cyrano, du moins son seul ami: Le Bret, en
deux fois. La présentation en un vers qu'en fait, avec une concision toute
militaire, Le Bret, est compensée au-delà de tout mesure par le déluge verbal
de Ragueneau. Entre ensuite en scène, sans changement de scène, d'abord via
une longue didascalie, puis dans la bouche de Lignière, l'identité de la précieuse
chère au cœur de Christian: une roturière, Madeleine Robin, dite Roxane, présentée
en de très rapides courtes mentions adjectivales, en fonction des gorgées
absorbées: «fine. Précieuse. Orpheline. Cousine de Cyrano». L'arrivée
remarquée par Christian d'un 3ème larron, le Comte de Guiche, noue rapidement
une comédie de boulevard, puisqu'un futur mari complaisant est en vue: le
vicomte de Valvert. Et pendant tout ce temps, aucune nouvelle du héros éponyme:
son arrivée est donc attendue, subtilement ménagée et ce n'est qu'après les
flagorneries éhontées des marquis, l'épisode du tire-laine et la menace sur
la vie de Lignière, l'hésitation cornélienne de Christian tiraillé entre son
amour - donc son désir de se battre en duel avec son rival, Valvert et son
devoir d'amitié, sa sortie, l'étalement grotesque de Montfleury, que Cyrano
s'expose, d'abord par sa voix tonitruante. Nous voyons qu'en fait, en ce début,
plusieurs fausses pistes nous sont offertes: nous hésitons, nous sommes en
pleine aporie: Christian va-t-il réussir à joindre Lignière? Que va-t-il se
passer entre Roxane, lui, le comte de Guiche et Valvert, puisque la qualité de
cousine éloigne - au moins pour l'instant - la possibilité d'un amour entre
lui et elle? Comme Cyrano peut-il empêcher une représentation théâtrale face
à une foule stupide car admirative d'un histrion?
Et
tout ceci pour le plus explicite, car nous n'avons pas évoqué les informations
données implicitement: par ex. «mon maître» implique bien que celui qui
s'exprime est un valet. De même, plus loin: «mon fils». Il n'est pas jusqu'au
bourgeois qui ne joue le rôle de présentateur, en une kyrielle de 3 insultes
en homéotéleute: «Buveurs, bretteurs, joueurs», ce que reprendra ensuite le
chœur consacré à Cyrano: Ragueneau et Le Bret, les plus positifs encadrant de
leur louange le jugement de deux esprits plus critiques: «Rimeur, bretteur,
physicien, musicien» en 102...
*
l'alexandrin lui-même est rendu très verbal, très naturel: ici, avec ses homéotéleutes,
juste avant par l'interjection: Ah! (v. 101); Celle-ci nous a déjà été donnée
d'emblée (v. 1), familièrement, en contradiction d'ailleurs avec le
vouvoiement d'un inférieur à son supérieur, corroboré par le «gratis»,
puis le terme affectueux propre au copinage de petites crapules: «mon coquin».
Ceci se poursuit avec le juron du bourgeois qui, sous ses dehors empruntés,
retrouve bien vite sa basse extraction. Sa promotion sociale est récente. Les
marquis ne sont pas de reste: cette société qui se prétend raffinée a un
comportement animal, assez barbare: «Places, brutes» au v. 32, conforté par
le mépris hautement affiché pour autrui au v. 35, comme leur souci de
l'apparence reposant non sur la beauté en soi mais sur sa capacité à étaler
ses richesses: «Il est assez joli mais n'est pas ajusté au dernier goût». Et
la désagrégation de l'alexandrin en tant que tel participe bien à cette
impression de tension, voire de déséquilibre: cette société frémit encore
et n'est pas «classique», au sens où on le croit scolairement: Rostand nous
rappelle que ces gens là vivaient comme nous - même si Cyrano, tout compte
fait, est bien traditionnel: il ne se révolte pas contre le pouvoir, ne rejette
pas Dieu... L'alexandrin souffre quelques petites licences qui accentuent encore
plus sa fluidité, l'impression d'élan vital que Rostand réussit à générer:
le report des accents du v. 13 qui permet la montée et de l'interrogation
totale, et de l'indignation. Ainsi, la césure à l'hémistiche reportée au
septième pied au v. 27. De même, un tétramètre
bien étudié au v. 29. Cela va jusqu'à l'irrespect flagrant: v. 31: (avec,
derechef, une interjection: «Ah! voici la distributrice»..).
3)
Et déjà, des types humains sont profondément gravés, voire croqués, ainsi
que ces mini-scènes de genre... comme en kaléidoscope:
Les
soldats, cavaliers, fiers de leurs responsabilités: «je suis», toujours à
s'escrimer, à s'exercer, et qui servent aussi à indiquer l'heure: «On ne
commence qu'à deux heures». Notons qu'ils semblent s'arrêter assez vite - après
avoir bousculé le bourgeois?
Le
portier: faux cerbère, obligé de plier face aux passe-droits, et son
avertissement aux pages ne les impressionne vraiment pas... Est-ce une image décalée
d'un «pion»? (cf. la tradition selon laquelle Cyrano serait né aussi de
souvenirs scolaires)
Les
valets dignes de ceux de la comédie, cf. Molière. Ici peut-être plus proches
de ceux de la commedia dell'arte, avec leurs amusements infantiles (cf. la
bataille de pois, la perruque, gag évoqué au v. 20, rapide image de farce, et
réalisé au v. 169.)
Les
bourgeois: imbus d'eux-mêmes, «Ne se croirait-on pas dans un mauvais lieu»
pour lesquels la culture n'est pas un plaisir mais un apanage: il faut l'étaler...
la seule référence que trouve le père est Rotrou, qui fait pourtant piètre
figure à côté du grand Corneille. Notons qu'il peut nommer explicitement les
académiciens présents (v. 53 - 54), après s'être montré incapable de préciser
les qualités de la Clorise: sa réticence sonne le creux, pour ne pas dire le
vide! Et il termine en évoquant en kyrielle tous les acteurs: c'est un vrai
nomenclator, qui distribue les noms propres [et ce n'est pas un hasard si, en
clin d’œil, Rostand fait intervenir au v. 31 la distributrice... qui jouera
un rôle touchant à partir du v. 453...]
Somme
toute, le tire-laine et ses acolytes semblent plus vivants: au moins, leur présence
en cet endroit est justifiée par une passion: celle de faire les... poches
Les
marquis croqués vigoureusement, avec une alacrité méchante, car ils sonnent
le creux: il faut ne pas s'écouter parler pour clamer: «Places, brutes», avec
leur mépris affiché, affecté, leur morgue à l'encontre de ce qui n'est que
roture, juste digne de se voir les pieds écrasés, au v. 35, avec l'impression
de vivre de façon trépidante, vu les interjections qui fusent mais simplement
pour des vétilles. Ils ne sont attentifs qu'à la mode, et la tenue surannée
de Christian ne trouve pas grâce à leurs yeux, pas plus que sa beauté. Au v.
493, le jugement de Cyrano - qui a pourtant toutes les raisons d'être injuste
par jalousie - sera, par opposition, objectif. Notons l'indiscrétion du bellâtre
de service: «Que nous aimâmes». Et nos deux marquis de fraterniser dans
l'inutile: «Marquis, tu les sais tous? Je les sais tous, marquis!»
Le
bretteur professionnel: Cuigy; ce qui compte pour lui est que Cyrano est «versé
dans les colichemardes» (v. 96), un «bretteur» au v. 102; Et c'est lui qui,
au v. 442, à l'interrogation de Cyrano, lui donne le nom de d'Artagnan. En
fait, nous ne pouvons qu'être sensible au souci de cohérence dont fait preuve
Rostand: il n'y a aucune fausse note. C'est du travail d'orfèvre...
Tout
serait à citer, l'ivrogne Lignière comme l'ami inquiet: le Bret ainsi que le pâtissier
Ragueneau sensible au prestige de la poésie, mais trop proche des désirs matériels
les plus bas pour accéder réellement au monde des idées alors qu'il le
fascine.
Restent
quelques rares figures féminines dans ce monde essentiellement masculin…
La
distributrice, une image préfigurant celle de la cantinière généreuse, la
Madelon de la chanson, après la bouquetière excitée, excitante, jouant de ses
refus ou de ses hésitations comme pour mieux allumer le feu du désir...
Ceci
a bien une atmosphère de comédie, mais ce serait oublier l'intrigue évoquée
par Lignière (v. 132 - 136: n'a-t-on pas ici le résumé d'une comédie
larmoyante?), Ainsi que le risque, toujours présent pour les nobles, d'un duel.
Malgré l'interdiction de Richelieu... v. 140 - 141: «Prenez garde, c'est lui
qui vous tuera». Notons que Christian échappe à l'accusation de récréantise,
de lâcheté, puisque le regard de Roxane lui fait oublier ce que lui dicte son
sens de l'honneur... Nous passons ainsi, au détour d'un vers du monde cornélien
au monde racinien...
Mais
n'abusons pas: Les personnages centraux ont déjà été évoqués en 1)
4)
Ces deux scènes sont aussi un condensé, ou plutôt une préfiguration de thèmes
abordés par l'auteur dans cette pièce:
Passons
sur les activités quotidiennes du boire, du manger et de la satisfaction des
pulsions sexuelles, ainsi que sur celle du jeu. Restent la bataille, se battre (évoqué
soit par la guerre - violence collective dont la cruauté est cachée derrière
les oripeaux de l'apparat: c'est une guerre en dentelles - comme celle dénoncée
par Voltaire, au XVIIIème, soit par le duel - violence individuelle, ainsi que
l'écrire-dire (ce dernier thème ne sera abordé qu'à la scène 3, dégradé
avec Lignière et son pamphlet.
Car
«toutes nos querelles sont langagières», constatait Montaigne dans ses Essais
[En fait, relevé fait sur internet, pas de trace de ce propos. L’aurions-nous
inventé ? Nous avons retrouvé comme ULTIMA VERBA, donc au chapître XIII,
du livre III des Essais, «Notre
contestation est verbale». Loin de me couvrir de ma cendre et de battre ma
coulpe, je pense avoir retenu une adaptation moderne – souvent, hélas, du
genre proposé dans les ouvrages scolaires. Mon seul problème déontologique ?
Que ceci ait été repris sur le Net par d’aucuns qui, eux, n’ont point vérifié
leur source…]. N'est-ce point l'égalité profonde entre hommes que semble réclamer
implicitement le laquais quand il reprend le langage de ses maîtres; comme quoi
l'habit verbal, le langage, ne fait pas le moine; [cf. Christian, à l'acte II:
«Oh! Pouvoir exprimer les choses avec grâce». Ce qui renvoie à une question
plus profonde: les mots sont-ils le miroir de l'âme? cf. Cyrano: «l'âme que
je t'insuffle» au v. 523, acte II] N'est-ce point un appel au fait de s'assumer
soi-même sans vouloir jouer un rôle social? Ce qui nous amène directement à
un deuxième thème cher à Edmond Rostand:
le
monde est un théâtre, la vie, un mélange inextricable de tragédie et de comédie,
où l'argent joue un rôle, essentiel pour les gens du commun, remplacé par le
prestige social - qui n'est pas sans rapport avec lui, voire par le souci de son
image pour les plus raffinés. Ce qui est pour le moins paradoxal: il s'agit de
démasquer la comédie sociale...
Le texte ne va pas sans artifices apparents, qui sont ainsi vertement dénoncés. On se prend à penser alors que le Misanthrope n'a pas tout à fait tort: nous sommes confronté ici à une société de l'apparence avec le jargon pseudo-précieux du premier laquais, comme la tournure «cocassement» pseudo-raffinée du bourgeois, pour mettre de la distance par les mots entre lui et la racaille qu'il affecte de mépriser: «Ne se croirait-on pas dans quelque mauvais lieu», avec un vocabulaire d'un prosaïsme achevé, une satisfaction primaire des besoins essentiels: «quand on vient en avance, on est bien pour manger»; après la nourriture, le manger vient le boire: «Un ivrogne doit boire son bourgogne à l'hôtel de Bourgogne», voire d'une rudesse truculente... Nous sommes en milieu roturier. Et le naturalisme dont il fait preuve ne peut que mieux nous rendre tangible l'artifice des nobles: Nous n'en voulons pour preuve que leur souci de l'apparence extérieure, le désir de se mettre en valeur: passons sur les canons, montres (signe extérieur de richesse), mouchoirs - aux fragrances fortes afin de lutter contre les senteurs corporelles ambiantes - autre preuve d'un raffinement affecté - et arrivons directement aux odieux vers 34 - 35, comme la mauvaise humeur affectée du marquis: «je suis d'une humeur»... Neuvillette n'échappe pas à leur oeil sensible au moindre détail vestimentaire, à la moindre faute de goût: il n'est pas ajusté au dernier goût. Le tout suivi des congratulations, la connaissance de détails superflus qui prouvent que l'on est de la même caste, en fait de la même meute: «Marquis, tu les sais tous», et l'autre de rétorquer, en toute connivence excluant ceux qui ne sont pas de la chapelle - comme actuellement nos gravures de mode juvéniles arborant fièrement leurs habits de marque, en fait l'uniforme adolescent où l'indifférenciation le dispute au mauvais goût. Les compliments des petits maîtres -plus proches d'ailleurs de la Régence que du grand siècle - sentent l'artifice à plein nez, si cette expression peut être reçue dans cette pièce: v. 123 - 126
Il
est remarquable aussi que Roxane est en présentation, comme en représentation,
et que ce sont les autres qui agissent... Cette pièce a un arrière-plan
misogyne, sauf à la fin: Roxane sauvée par l'amour? Et ces deux premières scènes
en font bien l'illustration.