Film
et pièce
1.
une représentation au théâtre
de Bourgogne
Ø
Atmosphère générale
L’univers que veut
nous présenter le metteur en scène est, en ce début, glauque. L’atmosphère
oppressive est mise en avant grâce à l’orage - chaud et humide. La
pluie coule à flots à l’extérieur du théâtre, et la foule semble se
presser, s’écraser, alors que chez Rostand, l’ensemble se peuple petit à
petit. Le cadre est aussi fuligineux avec la présence de chandelles, de lustres ;
les torches elles-mêmes, censées apporter une franche lumière,
semblent fumer et ne pas pouvoir projeter de la lumière au-delà de leur
propre foyer. Le plus révélateur de ce point de vue est l’utilisation
excessive, mal maîtrisée (les marquis toussent, sortent leurs mouchoirs –
qui, à l’époque, prêtaient à discussion prophylactique : avec cet
objet, on conservait et déplaçait ses glaires, au rebours du procédé antérieur :
se moucher avec les doigts, en se débarrassant ainsi définitivement de ce qui
gênait) de fumigènes, artifice manqué pour mettre en lumière Montfleury et
qui ne sert qu’à le rendre grotesque. Est-ce pour mieux dégager ce que le
regard innocent de l’enfant a de candide ? Paradoxalement, nous sommes
happé par la fraîcheur d’un premier regard sans a-priori. De fait, cet
univers glauque (car Valvert manigance on ne sait quoi avant de rejoindre de
Guiche et Madeleine Robin, une bourgeoise : la société est plus mêlée
qu’on ne pense, cf. le Bourgeois gentilhomme, et son désir de reconnaissance
sociale) met en valeur Roxane, qui règne sur la foule hétéroclite en déesse
virginale : tous la vénèrent, même Montfleury : c’est une véritable
épiphanie, dans ce monde sans raffinement, lourd, Ce que montrent leurs
amusements avant la représentation, leurs bousculades, leurs falbalas qui
cachent mal leur crasse et leur sueur . En écho à ces lourdeurs, le brouillard
s’élève de la Seine, corroboré par la promiscuité sordide de Lignière
avec une femme de mauvaise vie, le tout parachevé par la scène d‘abattoir,
de massacre dans la tour de Nesle.
Ø
Détails
-
Les différents trublions sont présentés en désordre… vivacité ; le
tableau démarre plus brutalement avec Rappeneau, car l’image élimine ici
(comme au théâtre, certes, les didascalies)
la lecture des stichomythies qui ralentissent le mouvement, nous
semble-t-il chez E. R. où il y a trop de dispersion ; cf. la disparition
de la boutiquière chez R., la suppression de la présentation, comme en creux,
de Cyrano par son double comique, Ragueneau… mais n’oublions pas que cette
pléthore, cette débauche de personnages est possible au théâtre : la présence
physique de chacun l’impose sur scène ; un tel débridé se trouve moins
au cinéma, avec la focalisation sur les personnages principaux, ici non
seulement Cyrano, mais aussi Roxane, et surtout Christian, sur-représenté chez
R., au rebours de la pièce où il est plus falot : volontairement, par
souci esthétique, le metteur en scène a rééquilibré le trio
-
Scène arrangée le jeune garçon ne peut connaître (lui-même est une
invention : touchant ; il redonne à Cyrano son
feutre ; clin d’œil au public pré-adolescent ; il sert de
fil conducteur, dans sa candeur admirative, aux 3 actes : en fin de I, il
rend son chapeau comme évoqué avant au héros, en début de II, il achète 3
petits pâtés à Rappeneau, remplacés par 6, - le sachet, il regarde partir
les cadets de Gascogne au combat en fin de III, le baiser de Roxane ) Corneille,
c’est donc Lignière qui en parle, qui garde son alcoolisme et son esprit
caustique, mais perd son «acte d’héroïsme» peu hygiénique ; sur ce
point, E. Rostand est plus réaliste, au sens rabelaisien du terme, que R.
-
l’algarade au public joue sur le fil du rasoir : l’impromptu semble éliminé,
et autant Cyrano s’affiche comme le patron maître d’œuvre, autant la
grande masse de la foule chez Rappeneau rend la lâcheté de l’acteur peu crédible :
on frôle l’invraisemblance. En revanche, le fait d’abattre sur les marquis
le tissu bleu du décor céleste permet de se débarrasser d’eux à peu de
frais, ce que ne fait pas Rostand dans sa mise en scène, ce qui est un peu gênant…
-
Le déplacement durant la tirade du nez permet à cette dernière d’être émise
sans artifice, ce que tolère le théâtre : Ainsi, Cyrano passe de l’intérieur
à l’extérieur (notons les postillons à la face de Valvert lors de la
mention de : pétuner), avec un effet de danse comique avec De Guiche.
-
«à la fin de l’envoi, je touche» : le nez de Cyrano contre celui de
Valvert, la pointe sur le bedon, l’index sur le nez de Valvert. Cyrano blesse,
mortellement vu la chirurgie à l’époque, au ventre Valvert pour se protéger
de sa hargne homicide : en fait, ce dernier s’empale littéralement sur
l’arme de Cyrano au lieu de la mise à mort, en estocade de matador, chez
Rostand, au détriment de la sympathie pour le héros : quand on est si doué,
on a le panache d’épargner la vie de son adversaire…
-
Scène supprimée : la distributrice ; l’admiration de cette femme
est en discordance avec la vision évanescente que nous avons de Roxane. En
fait, le choix ne doit pas exister : soit la dame éthérée, inaccessible,
soit la paillasse à poètes, mal lavée, souvent essorée… Curieusement, là
où le théâtre cherche la nuance, Rappeneau instaure le couperet brutal :
il n’y a pas de milieu. Au reste, ce dernier est essentiellement masculin…
(Rostand a parfois des relents misogynes).
-
La théorie qui suit Cyrano n’est pas celle des théâtreux, mais d’un
milieu interlope…
-
Transformation dans le texte, vu la présence de Lignière dans les bras d’une
vieille prostituée.
2.
La rôtisserie des poètes.
Ø
Registres :
On
passe d’une tonalité franchement rabelaisienne, avec le plaisir du ventre, sa
grand bouffe chez le traiteur, à l’idylle bucolique : fraîcheur des
verts (que nous retrouverons passagèrement dans : les cadets de Gascogne,
quand Cyrano évoque leur province pendant que la roue du moulin à eau, symbole
du temps, tourne…) dans la scène en quiproquo entre Roxane et Cyrano ;
puis le réalisme le plus franc (entraînement des militaires : sueur, cuir
et fer ; la rencontre entre Cyrano et de Guiche se passe à l’étuve !
- histoire de blanchir son linge sale ? – les épées sortent facilement
du fourreau) ; ensuite, la tentation faustienne de prendre pour l’un l’âme,
pour l’autre, le corps…
Ø
Transformations :
L’enfant
de l’acte I, qui arrive avec son père et rendra son feutre à Cyrano, est
l’acheteur de petits pâtés qu’il désire enveloppés. Il réapparaîtra au
moment du départ de la compagnie des cadets pour Arras pour saluer Cyrano, qui
le lui rend bien (transition acte III à IV)!
Plus
facilement (la caméra se prête bien aux changements de lieu), Ragueneau récupère
le sonnet à Philis à l’extérieur de sa boutique. Notons que dans le film,
l’incongruité de la présence de Roxane est bien marquée, et souligne la
vulgarité des poètes-consommateurs. L’heure du RV est la même : 7
heures ; revenir plusieurs fois sur le temps qui passe chez Rostand évite
la surprise du spectateur qui aurait été déconcerté, sinon,
par ce lever (pourtant, c’est la vie quotidienne de 1640) aux aurores.
Le RV a lieu bien sûr après la messe (quotidienne) à laquelle Roxane assiste,
en compagnie de sa duègne.
La
ridicoculisation de Ragueneau par Lise n’est pas mentionnée ; cet intermède
de théâtre de boulevard est un clin d’œil chez Rostand, mais chez Rappeneau,
Cyrano est si nerveux, si épris de Roxane qu’il ne peut faire attention au
comportement d’autrui (seule marque d’ouverture : quand il passe sa
main dans la tête du jeune garçon, en arrivant devant la pâtisserie…)
L’entrevue
dans une arrière-salle entre le poulailler et le salon d’écriture en apparaît
plus contrastée ; ceci donne aussi à Cyrano le calme nécessaire pour écrire
sa lettre, pendant qu’en sourdine, les voix des poètes-pilleurs accumulent
les plaisanteries alimentaires. Un addenda très bien vu : la scène du
miroir brisé, insistant sur la solitude de Cyrano, ce que confirmera bien sûr
l’incompréhension entre les deux cousins… Tout ceci n’est pas possible au
théâtre (moyens techniques limités)
La
chanson en triolet des cadets de Gascogne, amphigourique, très esprit corps de
garde, est, chez R., entamée par Le Bret, poursuivie par Cyrano et achevée en
chœur par les jeunes cadets : «Qui font cocus tous les jaloux», une préfiguration
du tableau III, et du destin de de Guiche. Ensuite, les deux ennemis font assaut
d’esprit, morgue contre morgue !
La
tirade des «non merci» s’accompagne de déambulation dans les escaliers et
les salles de repos de la caserne, et dégage une impression nostalgique.
Rappeneau
peut, lui, se permettre de jouer sur les changements de décor : bureau de
création littéraire, cuisine, boutique, arrière-salle, jardin (épisode
bucolique), étuve-buanderie, dortoir, salle d’arme alors que la contrainte du
décor, fixe, sur un tableau, contraint Rostand a des artifices peu crédibles :
que diable vient faire de Guiche dans une pâtisserie ? Il est plus à sa
place dans une caserne de mousquetaires…
L’intervention
de Ragueneau, de type farcesque : «en hachis», «dans un de vos pâtés,»
rétorque platement un des mousquetaires, n’a plus lieu d’être chez
Rappeneau : il serait déplacé dans un tel contexte militaire, et son
courage à Arras est induit, bien sûr, par le fait qu’il est l’intendant de
Roxane, celle qui donne du courage ! Une nouvelle Jeanne d’Arc ?
puisque pucelle…
3.
Le baiser de Roxane
Ø
Chez Rappeneau, Roxane
est plus active : ouverture de la porte, chasse (grotesque ! genre
farce ; cf. l es disparitions successives de Christian) à la lettre détournée,
pointée par un mendiant, la quête (diane chasseresse ?) sur les traces de
Christian entrevu dans les rues de Paris (ceci sera renforcé par sa tentative
de forcer, habillée en homme, le blocus des espagnols, au tableau IV). Ensuite,
la présence de l’orage, avec ses éclairs éblouissants, donc qui ne
permettent pas de voir (alors que R. fait le nécessaire pour montrer que Roxane
désire voir son amant de cœur, au début du tableau III) souligne le côté
faustien de l’échange entre Christian et Cyrano. Elle préfigure aussi la
mort violente des deux hommes. En fait, Rappeneau a voulu faire de ce tableau
une acmé tragique, tendre au max. le nœud fatal, d’où le raccourci, la
suppression des 6 moyens de passer dans la lune : de Guiche, chez Rappeneau,
n’a qu’une envie, retrouver Roxane, ce qui est plus crédible que la
curiosité intellectuelle dont il fait preuve, en bon berné, chez Rostand. Mais
ceci contraint Rappeneau a souligner le côté importun de Cyrano, voire sa
force physique quand il accroche de Guiche et les deux joueurs de théorbe !
si bien que le ¼ d’heure nécessaire au sacrement du mariage est singulièrement
écourté : on n’a pas l’impression dans le film que Cyrano retient réellement
et efficacement le comte ; tout au plus lui fait-il perdre une ou deux
minutes, car sa maison semble assez éloignée de celle de Roxane… La chaleur
de l’orage évoque celle des sentiments, voire celle des sens. Ce phénomène
météorologique permet aussi, quand la pluie tombe, aux deux amants de rentrer
dans la chambre de Roxane. En contraste, l’artifice de la réunion littéraire
est souligné, avec Christian en voyeur impromptu.
Ø
Scène rajoutée chez R. en
début de tableau, en intermède : Roxane lit deux lettres (dont la source
n’est pas mentionnée : une création littéraire propre au film, comme
si cela ne suffisait pas – ou insister, cf. Cyrano rédigeant ses textes dans
une auberge, Christian se promenant avec le stock, et le nécessaire pour écrire ;
intellectuel aussi la chambrette de Cyrano, à l’acte II, avec ses appareils
d’astronomie et sa bibliothèque) ; elle a ensuite ses vapeurs, proche de
l’extase amoureuse, voire de l’orgasme ; ceci remplace la scène
comique de Ragueneau avec la duègne (notons qu’ainsi, Ragueneau est mis
souvent sur la touche, par désir de concentrer le spectateur de cinéma sur le
trio ? et a comme pendant, parèdre féminin la duègne, en parallèle, la
duègne étant écho comique de Roxane – ce que ne propose pas la pièce en
elle-même, Ragueneau, un avatar déprécié de Cyrano ?). En fait,
Rappeneau a voulu concentrer au max. la pièce, et semble éviter le mélange
trop brutal des genres (comédie héroïque), tout en forçant souvent le trait
de l’un, puis de l’autre, et vice-versa.
Les
joueurs de théorbe sont affectés à de Guiche. Cyrano arrive à ralentir ce
dernier seulement en partie par son bagout (Rappeneau nous épargne les 6 moyens
d’atteindre la lune ! Un intérêt de la part de de Guiche pour ces
techniques étant hautement improbable – compte non tenu que le contexte ne
s’y prête guère : il est en quête du septième ciel…), et c’est
surtout sa force qui lui permet de mettre ces 3 hommes au… pas ! Le film
est ici nettement plus crédible…
Christian
est plus présent chez R. (cf. sa tentative d’aller porter lui-même une
lettre, après l’aveu de Cyrano lors du siège d’Arras) alors qu’il est
souvent évanescent chez E. R. : ainsi, il manque de faire manquer, par sa
réaction, la manigance ourdie par Roxane. Une maladresse peut-être chez R. :
les divers coups frappés à la porte lors de la cérémonie, dues aux
tentatives de de Guiche pour se faire ouvrir. Pour augmenter le suspens ?
4.
les cadets de Gascogne
Ø
un air guerrier fleurit
dans le film, avec les préparatifs du combat où chacun met la main à, qui la
pelle, qui la pioche, les coups de main ou de force. La mort rôde (le tableau débute
par une visite du champ de bataille après l’assaut : morts, véhicules
à l’abandon, comme les chevaux, certains à l’agonie, mais souligne le
courage des combattants.
Ø
Une anecdote culinaire en
prime chez R.: le rat à frire, histoire de faire frémir les jeunes filles,
surtout les pseudos ! Les effets de réalisme sont plus probants au cinéma.
De même, l’espace du champ de bataille. Mais là, de toute évidence, le théâtre
ne peut pas triompher… Le «tu les fais pleurer», attribué à Carbon par E.
R., est mis par R. dans la bouche de Christian. Une bonne idée chez R. :
une échappée bucolique, avec la roue du moulin au second plan, comme pour
souligner que la nature et la vie sont toujours là, et rendre ainsi le destin
des jeunes soldats plus précaire, plus… tragique ; Ceci fonctionne aussi
comme un écho au jardin campagnard chez Ragueneau, et annonce la clarté
automnale du couvent où s’est retirée Roxane, dans le cinquième tableau.
Toujours le désir, sensible chez R., d’équilibrer la charge émotive entre
les 3 personnages, ce qui n’est pas le but esthétique chez E. R. – d’où
les reproches d’outrance, voire d’esprit cocardier : Cyrano évoque
trop la «furia francese»
La
sentinelle annonce un carrosse : R. se permet une scène comico-épique,
avec d’un côté un mousquetaire amoureux d’une pièce grillée, de
l’autre Christian qui tire sa femme des griffes des espagnols, flamberge au
vent, en en étripant plus d’un… Ceci rééquilibre chez R. sa concurrence
avec Cyrano : ce n’est pas un bellâtre un peu niais, pour ne pas dire
une gravure… même pas de mode. De Guiche est égal à lui-même : odieux
à souhait au départ (avec un curieux accent gascon chez R, d’emblée, ce qui
est mal venu), promu, comme attendu, au rang des cadets vers la fin du tableau :
un chef de guerre français se rachète quand le danger se présente, toujours
le panache, le geste, voire la pose (cf. le comportement des cadets à l’arrivée
de la … Madelon, qui vient servir à boire puisque de son vrai nom, Roxane se
nomme Madeleine Robin…
5.
la gazette de Cyrano
La
fin de la pièce est de la même teneur chez les deux créateurs : ils se
sont tous les deux dirigés
vers la même fin, avec des moyens parfois différents, la démarche de R. ayant
enrichi la complexité en fait, s’il était besoin, du personnage de Cyrano. Même
atmosphère nostalgique. De Guiche a encore plus grisonné, comme si c’était
possible (mais une didascalie le mentionne)… On a l’impression même que le
nez de Cyrano, qui met longtemps à le pointer, s’est allongé ! L’église
abbatiale semble en partie désaffectée, et paradoxalement a un aspect théâtral !
Du décorum : la vie conventuelle est artificielle, mais c’est que R. ne
se sent pas en résonance avec le christianisme, au rebours d’E. R. Et ce
n’est pas qu’une question d’époque… Le début du tableau chez R. est
plus proche de la fin de l’été que de l’automne, ou d’un été indien !
Et la forêt où meurt Cyrano est restée bien verte, nous semble-t-il…