Correspondances
Le
texte relève bien de l’Idéal. Il reflète la théorie philosophique du suédois
Swedenborg (1688-1772) qui considère que le monde est un écho de la vie divine :
en fait le visible renvoie à l’invisible, le monde matériel, où chaque
chose se pénètre l’une par l’autre, se rattache au monde spirituel… Mais
Baudelaire ne retient de cette mystique qu’une esthétique : les
correspondances lui permettent d’exprimer sa vérité, et ses sensations, dont
la synesthésie (relation entre les différentes sensations). Il l’a expérimentée
lors de ses paradis artificiels, dont le haschisch, une drogue recherchée dans
certains milieux intellectuels de l’époque… Il s’agit d’une fusion
sensorielle, sans ouverture spirituelle : l’esprit oublie ainsi son
angoisse, car le dernier de Correspondances est bien : les sens ; il y
a seulement perception autre du réel ; ainsi notre poète, écartelé (cf.
la double postulation) retrouve grâce aux analogies observées et ressenties,
son unité personnelle. C’est grâce à son voyage «dans l’air supérieur»
(Elévation) que le poète peut comprendre ces correspondances :
«comprend sans effort/le langage des fleurs et des choses muettes».
1)
un texte sensuel
D’emblée,
Baudelaire frappe notre attention par une vérité qu’il nous assène :3/3//4/2,
ce que conforte les 5 dentales, tout en la présentant avec délicatesse, vu les
deux muets amuïs au début. Il illustre les paroles par les fricatives. Seul,
le poète semble implicitement capable de décrypter le message abscons délivré.
Mais cette vérité est loin d’être strictement intellectuelle :
vivants. Un court instant, nous pensons aux arbres oraculaires de la Grèce,
comme les chênes de Dodone, ce que semble corroborer : confuses paroles,
puisque ces oracles avait besoin d’un corps de prêtres, justement appelés
les hiérophantes, pour expliciter le message envoyé… mais le terme symboles
(forêts nous a aussi leurré !) élimine cette possibilité. Quoi qu’il
en soit s’érige devant nous la nature en tant que temple avec ses piliers.
L’émission de voix frappe nos oreilles, avec le rythme 1/3/2 (sortir à la césure),
puis 3/3, où le jeu des voyelles ouvertes et fermées, avec les liquides
abondantes ne facilite pas la réception du message émis.
Face à ce mystère, l’homme n’est pas un interprète bien performant :
abondance des e muets, césure à l’hémistiche purement formelle, la
duplication du complément de lieu, tout donne l’impression d’un passage qui
dépasse ses capacités, ce d’autant plus que le pluriel à forêts de
symboles rend ces derniers innombrables, donc peu perceptibles ; en fait,
l’homme est confronté, ce qui est bien la théorie de Swedenvorg, à des réalités
qui renvoient à d’autres réalités, ce qui est bien le sens du symbole…
Nous ne quittons donc pas le champ du réel, du ressenti. Ainsi, ce que cette théorie
pouvait avoir de déconcertante pour l’intelligence est perçu directement par
les sens, en fait plus performants. La situation de l’homme, habituellement
observateur (cf. la science occidentale), en est bouleversée : il devient
l’observé, et la perspicacité du regard, induite aussi par : familiers,
est soulignée par le rythme 3/6/3 ; la synérèse à : familiers ôte
toute possibilité de merveilleux angoissant : il y a une complicité,
voire un amour (regards) entre la nature et l’homme, oubliée par ce dernier,
alors qu’apparemment, il est facile de nouer des liens, il suffit d’une écoute
attentive : n’oublions pas le : parfois, puisque l’observation est
là, il suffit de se laisser observer, d'en avoir conscience et de se laisser
aller à ces correspondances. Après cette présentation anthropomorphisée de
la nature (paroles, regards familiers), Baudelaire aborde les moyens qui
permettent à l’homme une union avec elle (v. 8) et il éclaircit par là-même
l’obscurité relative de : confuses paroles par la comparative sur les échos…
Il semble indiquer que l’important n’est pas de comprendre – car quel est
la teneur du message : échos au pl. longs, ce qui les rend en général
inaudible, puisque la parole se répète ou s’étire, de loin ne facilite pas
la réception, et le réfléchi se confondent transforme ce message en un seul
son. L’assourdissement des nasales, les voyelles fermées induisent bien cet
étouffement…
La
synesthésie dépasse bien sûr le cadre étroit des 3 sensations évoquées :
«frais, doux» renvoie au sens tactile, «chairs d’enfants» à couleurs, «hautbois»
au sens auditif, «verts» derechef au sens visuel, en pléonasme avec «les
prairies», la suite est encore moins compréhensible, puisqu’il ne s’agit
plus des sens habituels, mais des fantasmes de Baudelaire : «corrompus»,
avec son attirance pour les Fleurs du mal, le luxe («Là, tout n’est
qu’Ordre et Beauté/, Luxe, calme et volupté» scandait en refrain
l‘invitation au voyage), corroboré par «riches», et la satisfaction de la
volonté de puissance, le fait de réaliser ses fantasmes : triomphants…
Ceci est illustré par le rythme: 2/4//1/5, les voyelles fermées corroborant
cette impression de jouissance sensuelle, à laquelle Baudelaire est très
sensible: nous en trouvons de multiples attestations dans ses poèmes, ne
serait-ce qu’au v. 9 de La Muse malade,
fin de 10 dans La Muse vénale, v. 11 de La Vie antérieure,
v. 6 d’Hymne à la beauté, tout Parfum exotique, La Chevelure,
«le musc» au v. 2 de Sed non satiata, v. 6 du Serpent qui danse;
plus répugnant: «les exhalaisons» d’Une charogne, v. 7 en XXXII: «Ses
cheveux qui lui font un casque parfumé», avec la même séduction opéré par
l’odeur, un pouvoir en fait omnipotent, comme l’impliquaient les adjectifs
ci-dessus: il n’est pas indifférent que Baudelaire évoque le parfum surtout
dans le cycle consacré à Jeanne Duval. Cette occultation du moi comme submergé
par les fragrances se retrouve dans le rythme en parallèle du v. suivant:
2/4//2/4, et l’envahissement est marqué par la diérèse d’expansion, comme
par les deux préfixes: ex– et in-, les 4 nasales du v. 13 semblent vouloir
exhaler ces odeurs, musc et encens étant les plus connus, l’ambre jouant sur
l’odeur subtile que dégage aussi l’ambre jaune, cette résine fossilisée
que les femmes aiment porter car il dégage de subtiles senteurs au contact de
la peau nue, en osmose avec les émanations du corps même, le benjoin donnant
une connotation orientale, exotique donc à cette énumération. Ils permettent
à la nature de se monter bonne: «les transports», impliquant une perte de la
maîtrise de soi, sont acceptés et les sens éclatent au final du dernier vers,
accentués qu’ils sont par la licence poétique dont a été affecté :
«encens» (à prononcer donc: ensens), l’esprit est comme enthousiasmé...
2)
ce n’est pas pour autant que ce texte ne répond pas aussi aux exigences de
l’intellect :
la
démarche n’est pas facile, et demande une ascèse intellectuelle : nous
n’en voulons pour preuve que la facture irrégulière de ce sonnet ; tout
semble fait pour, derrière l’apparence typographique formelle
(quatrains+tercets/alexandrins), ne pas respecter ses règles : si les deux
premiers Q. sont à rimes embrassées, elles ne sont pas identiques, tout en
incluant subtilement un écho : la rime plate interne du 2ème
quatrain correspond en rime pauvre à la rime encadrant le premier Q. Le 3ème
Q ; phonique se situe sur le premier tercet, et le premier v. du dernier,
à rimes croisées, et un distique final vient là comme pour mieux monter cette
fusion des sens. Les effets de rythme ne sont pas de reste, en un travail d’écho
venant conforter la réalité des échos évoqués au v. 5. Les mots eux-mêmes
fonctionnent par couple ou par trio : les structures ternaires et binaires
abondent, toujours pour rendre intelligible par la forme cette théorie
intellectuelle : nous n’en voulons pour preuve que le parallélisme des
fins de v. 1 et 2 ; structure binaire avec ténébreuse et profonde, qui
devient ternaire avec vaste, puis deux comparaisons en opposition qui permet
d’évoquer une totalité, une complétude… ; structure ternaire équilibrées
par le nombre respectif des syllabes dans chaque membre au v. 8. Les 3
comparatives en 9-10, en parallèles, avec leur pluriel ; derechef, en 11,
une énumération à 3 membres, le dernier coordonné, comme en 8 ; la
dernière énumération sera plus ample, avec 4 membres, le dernier lui aussi
coordonné, accentuant ainsi l’impression de cohérence, d’un système
complet et clos, bien construit, parachevé… en terminant sur ce qui n’est
plus une dichotomie, la célèbre séparation du corps et de l’âme :
ici, ils sont réconciliés : «de l’esprit et des sens»… en donnant,
comme nous l’avons perçu plus haut, vu la primeur du premier développement,
la palme aux sens…
Le
plan lui-même est rigoureux, en déduction : on part d’une idée générale
(quatrain I), appliquée à un cas particulier (quatrain 2): à la théorie
(les deux quatrains) répond la pratique (les deux tercets) , l’expérience
personnelle, ce qui montre son bien-fondé : il est des parfums… donc, en
reprenant plus en détail :
Q
1 : évocation de la théorie des illuministes, dont le maître à penser
est Swedenborg ; en la faussant légèrement :il n’y a pas référence
à la divinité chez Baudelaire, mais sacralisation de la nature («temple»),
dont le nom jaillit dès le début, avec une volonté de généralisation évidente :
«La nature, l’homme», comme par la suite, où les articles définis abondent
(il serait superfétatoire de les mentionner tous ici, cf. v. 8), et il est révélateur
que Baudelaire commence par une définition avec un présent de vérité générale :
«La Nature est». Il faut savoir interpréter les messages que la Nature nous
destine, sans que cela soit d’une complexité rédhibitoire :
l’obstacle est loin d’être infranchissable : «familiers»… en fin
de v. en synérèse, comme piliers.
Q.
2 : Baudelaire, par le truchement d’une comparaison, évoque le rapport,
non pas qu’il établit lui-même en tant que poète, que la nature établit
entre 3 sensations : le
rapprochement est du même type que celui d’un écho avec lui-même, donc forcément
estompé par les conditions physiques qui l’altèrent ; il illustre son
écho par une paronomase : long/loin, ainsi que par la constance des
voyelles nasales : longs/loin/confondent où la reprise du même son
confortent cette fusion, qui n’est pas une confusion : nous n’avons pas
l’acuité intellectuelle (ténébreuse, qui a aussi le sens de difficilement
compréhensible pour un écrit) suffisante pour déceler la vérité qui gît au
fond du trou, comme chacun sait : profonde. En fait, tout est un, comme le
proclame le terme unité en fin de v. 6, où plutôt tout est en tout.
Baudelaire, par un oxymore : nuit/clarté et par l’adjectif vaste de nous
rendre cette unité perceptible : clarté, en toute lucidité (malgré la
faiblesse de nos lueurs personnelles, comme le laisserait subodorer la nuit, qui
recèle, nous le savons, beaucoup de choses qui existent mais qui nous échappent,
comme la clarté, trop éblouissante.
L’affirmation vient
ensuite, indubitable, vu le tétramètre (v. 8), les déterminants, les pluriels
englobant….Les deux tercets traitent de ce qui touche notre organe olfactif :
les parfums ; comme pour évoquer leur raffinement – il ne s’agit pas
des odeurs ni des effluves, mais des fragrances! – le poète utilise le présentatif
relevé, voire archaïque : «il est», ce qui a l’avantage de donner une
impression d’aléatoire : l’expérience vient de soi, et est donc
naturelle. La synesthésie s’opère et Baudelaire la rend crédible, nous la
fait partager, non seulement sensuellement – comme nous l’avons vu en I) –
mais aussi intellectuellement ; il place les parfums en premier,
puisqu’il traitera d’eux dans les deux dernières strophes, mais il annonce
aussi par les deux autres sensations, les synesthésies qu’il évoquera
ensuite : couleurs annonce chairs d’enfants, sons annonce hautbois,
retour sur la couleur avec insistance. Avec le tiret cadratin, Baudelaire passe
à ses impressions personnelles, ce que marque le rythme : 2/4//1/5, avec
la diérèse sur triomphants : Baudelaire
a conscience, en toute objectivité, de l’impact en lui de certains parfums,
ceux que l’on appelle capiteux, leur impact étant souligné par les voyelles
nasales, la diérèse sur expansion, le rythme 2/4//2/4 du v. 12…il y a donc
une logique dans ces mentions, même s’il s’agit d’une énumération
personnelle ; le rythme est régulier, en tétramètre et 3 pauses
phono-sémantiques, comme pour laisser le temps de respirer. Il s’agit de
produits très onéreux : «l’ambre» est l’ambre gris, issu de la
transformation en haute mer d’une concrétion intestinale de cachalot, utilisé
dans la composition de parfums ; «le musc» a une origine aussi peu ragoûtante,
puisqu’il s’agit d’une substance odorante produite par une glande
sudoripare au niveau du postérieur de certains mammifères, là aussi une odeur
puissante au départ, et même à l’arrivée ; «le benjoin» (prononce
binjoin) est une résine aromatique extraite d’un arbre d’Asie méridionale,
«l’encens» - comme les autres affecté d’un article défini qui le présente
en soi, dans l’absolu : oserions-nous dire : un Idéal de parfum ?
sachant que pour Baudelaire, puisqu’il les nomme après avoir simplement évoqué
par allusion les autres, énumère ici ses parfums préférés, idéaux - est
une substance résineuse qui dégage une odeur pénétrante lors de sa
consomption, utilisée surtout dans les cérémonies religieuses en Europe comme
en Asie, par ex. chez les bouddhistes ; nous passerions ainsi du plus rare,
du plus cher au plus commun . Comme emporté par les senteurs évoquées,
le poète en vient à nous les présenter comme chantant (qui est aussi
l‘activité du poète… une chambre… d‘«échos», cf. v. 5, comme la
rime), ce qui en toute logique est une synesthésie implicite puisque concernant
l’ouïe ; mais il s’agit de montrer que le plaisir ressenti transporte,
en une sorte d’extase («les transports») l’âme, et pour finir – étant
donné qu’il est en première ligne ici – le corps… Tout au long de ce poème,
la démarche de B. est donc profondément réfléchie, totalement maîtrisée :
les sens n’ont pas déb
Notes originales, H. S. ; Institution Join Lambert, 1/6 STT