Colloque sentimental


Dans le vieux parc solitaire et glacé
Deux formes ont tout à l'heure passé.

Leurs yeux sont morts et leurs lèvres sont molles,
Et l'on entend à peine leurs paroles.

Dans le vieux parc solitaire et glacé
Deux spectres ont évoqué le passé.

-Te souvient-il de notre extase ancienne?
-Pourquoi voulez-vous donc qu'il m'en souvienne?

-Ton cœur bat-il toujours à mon seul nom?
Toujours vois-tu mon âme en rêve? -Non.

-Ah! les beaux jours de bonheur indicible
Où nous joignions nos bouches! -C'est possible.

Qu'il était bleu, le ciel, et grand l'espoir!
-L'espoir a fui, vaincu, vers le ciel noir.

Tels ils marchaient dans les avoines folles,
Et la nuit seule entendit leurs paroles.

 

Fêtes galantes (1869)
Verlaine s'inspire pour son second recueil après les Poèmes saturniens de Watteau et des autres peintres qui, au XVIIIe siècle surtout, ont évoqué les plaisirs d'une société élégante et frivole.
Des métaphores
« Le ciel » est évidemment la métaphore du climat affectif de l'amour et la couleur bleue, le symbole de la sérénité. Le poète prolonge la métaphore en faisant de la couleur noire du ciel, le symbole de la tristesse et du deuil de l'amour.
Des querelles
Les critiquent ont longtemps polémiqué pour savoir qui se cachaient derrière les deux spectres, Verlaine et Rimbaud, Verlaine et Elisa ?
Ce qui fait le charme de ce poème, c'est son anonymat, deux êtres qui se sont aimés se retrouvent, l'un se souvient, l'autre non ou refuse de se souvenir, un thème largement humain.

 

verlaineexplique.free.fr/fetesgal/colloque.html  

(mis au clair) 

Plan du commentaire composé
I- Les deux spectres.
1. Leur inconsistance.
2. La perte des repères temporels.
3. La discordance.
II- Le " colloque " proprement dit.
1. La première voix, l'exalté
2. La deuxième voix, le blasé
3. Le décor.
III- L'ironie du poète.
1. L'importance du titre.
2. Le travail de la " déréalisation ".
3. La dénonciation des illusions.


Commentaire composé rédigé


Le recueil de poèmes les Fêtes galantes, de Verlaine, s'achève avec le «Colloque sentimental» et la fête devient danse macabre. Le poète qui refuse l'idéalisation du souvenir amoureux met en scène deux silhouettes spectrales qui se retrouvent pour parler de leur ancienne passion. Le texte se compose d'une série de distiques, qui fragmentent la perception de la réalité. Verlaine évoque un décor fantomatique et instaure un faux dialogue entre des personnages qui n'ont plus rien à échanger. Verlaine veut traiter de façon ironique une situation banale, la sienne peut-être.

I. Les rendez-vous amoureux sont des stéréotypes littéraires. Les poètes romantiques, à l'exemple de Musset ou Lamartine nous ont habitués à perpétuer le souvenir de la passion. Verlaine va mettre toute son énergie à le ridiculiser. Verlaine se dit saturnien, sous l'influence néfaste de la planète Saturne.

I-1. Les deux personnages n'ont pas d'identité et ne sont que des formes décrites au travers de ce qui suggère leur réduction à l'état de spectres, figures fantastiques d'un mort ou d'un esprit qu'on croit voir. S'agit-il d'un homme et d'une femme ou de deux hommes, appartiennent-ils au monde des vivants ou des morts ? Verlaine veut peut-être, par cet artifice0 évoquer la mort symbolique de l'amour qui donnait leur raison d'être aux deux personnages. Il peut s'agir d'un dialogue post-mortem que renforce l'illusion théâtrale. L'auteur insiste cependant sur leur laideur et leur évanescence et ce qui semble promettre le bonheur, l'échange amoureux, est, désormais, privé de vie. Dans «l'espoir a fui, vaincu, vers le ciel noir», l'amour mais aussi la vie peuvent avoir disparu.

I.2. Ces deux formes cheminent sans but parce que l'amour ne les motive plus. La reprise du premier vers au vers cinq crée un effet de cycle pour appuyer sur le fait que le couple tourne en rond. Le premier distique revient sur un passé proche : «ont tout à l'heure passé», terme vague mais signifiant un passé récent et une promenade déjà advenue. La scène se situe dans le passé même si les distiques 4, 5 6, 7 au style direct nous transportent dans le présent, un présent bien particulier qui actualise et prolonge dans l'instant du discours, la situation ancienne des personnages. De même, le dernier distique renvoie le couple à une action ininterrompue : «ils marchaient». Les verbes au passé «ont passé», «ont évoqué» encadrent l'évocation d'une sorte de présent perpétuel, sans repère temporel précis. Leur union passée est présentée comme achevée comme elle semble s'effacer de leur souvenir. Nous relevons aussi le terme «glacé» qui évoque le froid mais peut indifféremment qualifier un climat hivernal ou un climat nordique.

I.3. Cette promenade n'a plus aucun sens. Pour signifier la discordance entre les deux personnages, Verlaine use de procédés grammaticaux, stylistiques et musicaux. D'abord, la communication ne s'établit plus sur un pied d'égalité, l'un conserve le tutoiement amoureux «Te souvient-i» alors que l'autre adopte le vouvoiement, qui crée la distance. Ils sont devenus étrangers l'un à l'autre. Le dialogue commence sur une double interrogation, qui renvoie les deux spectres l'un à l'autre (troisième distique). A l'extase que le premier personnage rappelle d'un passé vécu par lui comme heureux, l'autre personnage qui semble avoir tout oublié se demande pourquoi il devrait s'en souvenir. Il y a un désintérêt encore plus profond que le «non», catégorique et conscient. Les deux formes n'évoluent pas au même rythme, il y a un décalage entre la tonalité feutrée des paroles de l'un et le laconisme, la dureté catégorique de l'autre avec des réponses brèves «non», «c'est possible». Le premier est exalté et triste. Il éprouve de la nostalgie à l'égard d'un passé heureux qu'il a gardé vivant au fond de son cœur. Le second personnage est froid, glacial. Les quatre distiques de dialogue avec des tournures archaïques «Te souvient-il», «qu'il m'en souvienne», «extase ancienne», accentuent le vieillissement des personnages. Notons en passant l’amuïssement des deux e muets dans le vers 7, comme les gutturales sèches, brutales, du v. 8. Verlaine en présentant un . couple de spectres remet en cause, indirectement la sensation romantique qu'on donne d'ordinaire de l'amour. On peut imaginer que ces quatre distiques sont une sorte de petite crise, de flamme qui s'allume sur un fond de mort, le poète ne restant pas dans le rôle de témoin rapportant des dialogues mais transposant ses propres sentiments pessimistes, sur l'amour et la représentation stéréotypée qu'on en donne.

II.1. La structure binaire souligne l'opposition ambiguë des deux formes, l'une a tout oublié, l'autre semble vouloir, en vain, réactiver les désirs amoureux. Le code amoureux pousse l'expression des sentiments jusqu'à l'hyperbole : «notre extase ancienne». Le mot «extase» suggère que les amants abandonnaient leur enveloppe corporelle (même si l’expression : extase amoureuse reste tès évocatrice, charnelle) pour se rejoindre en esprit. La première voix fait entendre le langage conventionnel de l'amour, les battements du cœur, un décor conventionnel de ciel bleu. L'effusion pathétique souligné par les mots «extase, indicible», qui caractérisent la passion ancienne, s'oppose à la nonchalance plus ou moins affectée de la seconde voix.

II.2. Celle-ci dénonce les sentiments amoureux, mais sa brutalité ne remet toutefois pas en cause le passé en lui-même. Sa première réponse porte non sur la réalité de l'amour passé, mais sur ce qui pourrait motiver son rappel. Son agacement peut s'expliquer soit parce qu'il ne ressent absolument plus rien, soit qu'il se refuse à réveiller les sentiments anciens pour échapper à leur fatalité. On assiste à la non communication de deux êtres ayant partagé une intimité, qui ne se séparent pas et sont condamnés à vivre l'un avec l'autre. Ce drame humain, de la sacralisation pour l'un et de la désacralisation pour l'autre d'une relation déjà enfouie dans le passé concerne tout le monde en général.

II.3. Les deux amants errent sans fin dans le parc, tout aussi fantomatique. Le qualificatif «vieux» et l'article défini le, donnent le parc comme connu, une sorte de paradis perdu dont il ne subsiste que le regret. Dans le lieu même qu'ils affectionnaient, les anciens amoureux n'éprouvent plus rien. La forme du texte de Verlaine est, en soi, ironique et souligne le travail du sens. En effet, la perspective se creuse en abyme lorsque le poète «évoque» des spectres, qui, à leur tour, tentent d'évoquer leur passé. Inversement, c'est pour lutter contre son propre désespoir que Verlaine tente d'exorciser son penchant pour l'amour.

III. 1. La présence ironique et grinçante du poète est décelable dès l'énoncé du titre. Celui-ci constitue une sorte d'alliance de mots : «colloque» suggère la réunion de plusieurs personnes en vue d'un entretien organisé sur des questions sérieuses ; «sentimental» évoque une belle et douce passion. Le rapprochement des deux termes, incompatibles, annonce la dissonance empreinte d'une mélancolie grinçante. Ce poème repose sur une structure cyclique qui dénonce la monotonie d'une relation devenue habituelle et donc mortelle.

III.2. Verlaine s'adonne à son penchant à la «déréalisation» du décor comme une toile de Watteau. Ici, l'amour est évoqué avec cruauté, on est loin de la rencontre de Didon par Enée (L'Enéide de Virgile). Les deux formes demeurent ensemble sans avoir vraiment rompu et leur couple est d'autant plus absurde que rien ne semble avoir motivé la perte de l'amour. Le texte progresse vers l'impersonnel. Verlaine utilise le discours direct et se fait le témoin récent «tout à l'heure» de l'entretien. Il insiste sur le caractère spectral des " formes " avec l'écho sonore " morts " et " molles ". L'emploi de l'article défini (le vieux parc), de l'adjectif possessif " Leurs yeux ", " leurs lèvres ", " leurs paroles ", et leur attribue une valeur abstraite, proche de l'irréalité, comme si tout se mouvait dans le vague et le flou. L'une des formes commence par tenter de caractériser leur passé commun " notre extase ", mais elle évoque ensuite une situation très générale " les beaux jours", " le ciel ", " l'espoir ". Les silhouettes se survivent à elles-mêmes, sans même pouvoir conserver un souvenir net de ce qu'elles furent, comme en témoigne le rythme très syncopé des évocations. A la fin, les deux formes qui ont perdu leur relative individualité " ils " s'évanouissent dans un paysage imprécis d'une végétation vulgaire " d'avoines " anarchiques " folles ". Les spectres réintègrent leurs ténèbres, après une sortie paradoxale, puisque les avoines folles ne peuvent se déployer dans un parc glacé, aussi bien pour une question de saison que pour une question de lieu…

III.3. Dans cet univers, les sexes se confondent. En réalité, il semble que ces deux spectres figurent des projections de l'auteur aux prises avec ses propres angoisses. Verlaine pressent l'avenir tourmenté qui sera le sien. Le faux dialogue présente comme illusoire l'ambition de vivre un amour éternel.

CONCLUSION
Dans les solitudes glacées des lendemains de fête, ce poème offre une image d'autant plus effroyable et désespérée de l'amour que le couple n'éprouve plus rien. Le néant de la passion, voilà qui touche davantage que le cri de la détresse, de l'abandon. L'amour devient une chimère. Verlaine exploite ici la veine macabre de la poésie symboliste et rappelle Baudelaire.