Clair de
lune
Le poème que nous allons lire est la pièce liminaire de Fêtes galantes, un recueil de poésies écrites par Verlaine et édité à Paris, chez Lemerre (1869). Notre poète, né en 1844, soutenu par son père qui démissionne de l’armée pour se consacrer entièrement à cet enfant longtemps désiré, passe avec succès le baccalauréat ès lettres en 62 mais ne poursuit pas des études de droit ni une carrière de fonctionnaire subalterne, entraîné qu’il est par la poésie avec l’école du Parnasse, dont le dogme est l’impassibilité… ainsi que par les cabarets, cf. L’auberge. Et il tombe amoureux de sa cousine, Elisa Moncomble, mariée sous le nom de Dujardin et mère de deux enfants. Sa passion affleure dans Poèmes saturniens, recueil qu’Elisa a financé. Mais la mort brutale de sa Muse l’induit à s’étourdir dans les fêtes qui ont lieu dans le salon de Nina de Villars. Il participe tous les mois au dîner des Vilains Bonshommes au début de 1869; c’est à cette époque que paraît Fêtes galantes, œuvre où nous retrouvons la même avidité dans les plaisirs qu’à la fin du XVIIIème, avant la Révolution… Avec la même distanciation aussi que dans les tableaux de Chardin. Mais la nature chez Watteau est tout aussi évanescente…
Une première publication de ce poème est parue dans La gazette rimée, le 20 février 1967, sous le titre de Clair de lune, remplaçant dans le manuscrit original celui de Fêtes galantes, barré. La volonté de Verlaine de neutraliser une relation trop explicite entre écriture et peinture dans ce poème est donc manifeste, ce que confirme la correction du vers 9 où l’on passe de «de Watteau» (tableau d’ailleurs non attesté. Une allusion esthétique avec les différentes scènes de théâtre – français et italien – nocturnes, vu les torches ?) à «triste et beau», toujours en 3 syllabes bien sûr.
Donc, dans le cadre (sic !) d’un compliment perdu dans une farandole, si l’influence de Watteau est incontestable, cette pièce liminaire se veut un écho non seulement musical mais aussi thématique du recueil. En arrière-plan sourd bien sûr un désir obscur dans cette déclaration d’amour…
Un compliment amoureux ? Le «votre» induit un émetteur avec un «est» bien présent, et l’évocation de l’âme se fond dans la mention du paysage : l’idéal féminin fusionne avec la nature, non sans raffinement : «choisi» ; il s’agit d’êtres d’élection, subtils, spirituels (âme) ; si tout paysage induit un état d’âme, pour paraphraser Amiel, (cf. http://www.amiel.org/), ce processus romantique s’inverse dans le poème, avec l’amoureux qui peut contempler à loisir l’âme de l’aimée (la paronomase est volontaire !), démarche que nous retrouverons dans La Bonne chanson. Mais curieusement, avec la logique propre au rêve (thématique de la strophe 3), ce compliment, qui s’avère une déclaration d’amour, laisse place alors («vont» + participe présent, une action qui perdure) sous nos yeux («masques, dansant, quasi tristes», l’approximation impliquant un jugement après scrutation, «déguisements», faits pour être vus, «fantasques», d’une apparence bizarre) à un entraînement («charmant») de farandole (cf. la structure binaire : «masques, bergamasques», avec deux verbes d’action en écho : «jouant, dansant», mouvements que construit aussi la polysyndète des «et», le mot bergamasque lui-même désignant une danse ou un air de danse d’Italie au XVIIIe) dans le cadre d’un carnaval («masques», voire le terme «bergamasques», puisque ce mot en rime interne rappelle Arlequin, de Bergame). La figure, le visage (cf. «paysage») de l’aimée semble se fondre dans la foule entraînée au son «du luth» (avec une obscurité : qui joue ici du luth ? Certainement pas tous les membres de la farandole), prise par la danse, avec toujours chez Verlaine la distanciation de la mélancolie à fleur de peau, d’où le contre-rejet de «quasi», avec le déconcertant : «sous». Comment l’observateur arrive-t-il à se glisser «sous» ce que cachent les masques, ce que recouvrent les déguisements, pour être plus juste ? Le regard passe donc de l’âme de l’aimée à son visage, puis aux visages cachés des participants, dont la tristesse finit par transparaître même sous leurs habits, évoqués avec… dérision ? «déguisements fantasques». Le regard n’est donc plus celui de l’amoureux, qui semble en oublier sa belle car tout se focalise sur le comportement de participants à la fête qui, outre la comédie de leur déguisement (v. 5 -6), semblent jouer – ou plutôt chanter (v.5) – une autre comédie, au sens étymologique du terme, celle de la vie (v. 6), celle du bonheur (v. 7), sujet en fait à caution dans Fêtes galantes, pour laisser place au paysage même d’un parc (troisième strophe), sous la lueur d’un clair de lune, répété en glissement de la strophe 2 à la 3, comme si le regard passait de l’horizontale à la verticale (cf. jets d’eau, marbres), l’œil («clair, beau, oiseaux, arbres, jets d’eau, sveltes, marbres») et l’oreille («chanson, oiseaux, sangloter, jets d’eau») étant convoqués ; il est remarquable que les oiseaux comme les jets d’eau jouent sur les deux sens, le visuel et l’auditif… Nous avons donc assisté à l’effacement de l’aimée (v. 1) au sein d’une farandole (v. 2 – 8). Sa dernière trace évanescente est-elle l’amour vainqueur (v. 6) auquel personne ne croit plus (v. 7) ? Seule en subsiste la nostalgie dans un parc au clair de lune (v. 8-9) qui n’est plus peuplé que d’oiseaux (v. 10) ; restent les jets d’eau et les statues. Dans la solitude…
Echos musicaux : Ce poème parle de chanson (en polyptote : «chantant, chanson» dans la strophe 2) ; il y a bien paroles et musique, musique des 3 strophes à rimes croisées, avec une seule rime pauvre en troisième strophe [o] qui s’achève sur une rime léonine [arbr], alors qu’entretemps les deux rimes de la première strophe étaient riches ([azi, ask], les suivantes s’avérant la première riche, la seconde suffisante, avec donc une volonté évidente de bien marquer chaque vers, tout en jouant (sic !) sur le développement en deux périodes, deux phrases déclaratives, la première sur une strophe, la seconde sur les deux autres, ceci participant à l’effet de suite communicative propre à une farandole qui se perd dans un parc au clair de lune.
Les effets d’harmonie participent à la mélodie accompagnant le mouvement généré par le texte dans son déroulement en théorie avec les voyelles soit très ouvertes [a], a nasal soit fermées [i] dans la première strophe, l’allitération en dentales au v. 5 [t – t – t – d – n], les liquides de la deuxième strophe [r l r l r r l r l l r r r l r r l r l l r l] qui abondent et permettent à la fluidité des danseurs de transparaître, en des échos remarquables, illustrant leur fusion avec le clair de lune : les 3 nasales successives au v. 5, mineur/vainqueur, l’air/leur bonheur/ leur/ clair, la reprise, comme incantatoire, des articles définis pluriel «les» dans la troisième strophe (qui rendent tangible ce qui est représenté permettant ainsi la réalisation de ce qui pouvait passer pour un rêve vu l’indéfini du premier vers et l’absence de déterminant dans le deuxième) ; voilà qui participe bien à l’impression paradoxale de réalité tangible, sensible, générée par ce poème pourtant onirique… ce que suggère le rythme même de ces décasyllabes : combien subtils sont les deux e muets amuïs dans le vers 1 avec un rythme 2/5/3 et une césure en fait absente, comme au vers 4, alors qu’elle est présente au v. 2 à la quatrième syllabe, comme en 3, comme ce sera le cas partout ailleurs, comme si la poésie se faisait plus régulière suite à l’éloignement de la Dame dans la farandole. Les effets d’accent sont prenants : charmant suivi de masques, quasi tristes, (donc deux accents concomitants) si bien que l’adverbe comparatif en perd son sens d’approximation ; on a alors un rythme au v. 2 2/2/1/5, v. 3 2/2/3/3, v. 4 1/7/2 ; le seul vers au rythme régulier est donc le 3, ce qui renforce ce qu’il évoque : son et mouvement ; la suite est, encore une fois, plus régulière, ce groupe est une théorie : v. 5, 4//3/3, v. 6, 2/2//3/3, v. 7, 4//2/4, v. 8, 4//2/2/2 suivie en 9 de 2/2//2/2/2, en 10 de 2/2//3/3, en 11 de 4//2/4 (avec report de l’accent de jets sur d’eau), en 12 de 2/2//1/5, avec, donc, les deux derniers vers plus déséquilibrés : il s’agit de laisser toute son ambiguïté à ce final, où se marient le négatif : «sangloter» au positif : «extase» et le mouvement incessant, souligné par la répétition, des «jets d’eau» à la fixité minérale des «marbres».
Une préfiguration du recueil : Si les vers sont en décasyllabes, ce qui se retrouve dans : A la promenade à «l’humble bassin», «l’ombre des bas tilleuls de l’avenue», et dans la pièce finale «dans le vieux parc solitaire et glacé», et est donc rare ici, ces trois pièces se situent dans un parc, comme c’est le cas avec Sur l’herbe, L’allée «sous les ramures assombries», Dans la grotte, propice à la déclaration d’amour, ce dans un parc puisque cet agencement y était fréquent, probablement Les ingénus («selon le terrain, sous les branches»), Les coquillages dans la grotte, Peut-être Fantoches («sous la charmille»), sûrement Cythère («pavillon à claires-voies»), Le faune «au milieu des boulingrins», Mandoline et ses «ramures chanteuses», les indolents avec les «deux silvains (sic !) hilares», en pièces mythologiques, L’amour par terre «dans le coin le plus mystérieux du parc», En sourdine et ses «branches hautes», son «gazon roux». Le thème du masque se retrouve en de nombreuses occurrences : passons sur l’effet d’annonce par rapport au poème suivant, Pantomime, où les personnages de la commedia dell’arte arborent «leurs déguisements fantasques» ainsi que celui de la musique. Pulcinella (Polichinelle) porte un demi-masque noir au long nez crochu (Fantoches), Arlequin a les «yeux luisant sous Son masque» dans Colombine. Mais ce thème est plus complexe qu’il n’y paraît car souvent les personnes présentées dans ce recueil avancent masquées, jouent un rôle, plus ou moins bien assumé puisque la «noirceur de l’abbé se dévoile» dans Sur l’herbe, la femme dans L’allée est «Fardée et peinte comme au temps des bergeries», artificielle avec ses «mille façons et mille afféteries» et un «éventail» seulement décoratif. Les «costumes» sont ceux de «trompeurs exquis et coquettes charmantes» dans A la promenade. Et le masque relève lui aussi du «jeu de dupes» (les Ingénus), chacun se trompe ou est trompé («dupes» derechef dans En patinant), L’Amour cède même le pas à l’appétit dans le dernier tercet de Cythère, le Faune rit de la suite mauvaise, en fait les «propos» ne tiennent pas leurs promesses («belles écouteuses») puisqu’ils se révèlent «fades» dans Mandoline; quand le masque de la passion tombe, comme dans Lettre, l’amant s’y révèle un peu mufle, en évoquant une relation possible avec la confidente de sa «très chère» «Madame». Et le jugement de tomber : «un troupeau de dupes» conduit par son désir dans Colombine, le poète a même besoin de vérifier que l’aimée partage bien sa mélancolie, dans L’amour par terre : «Et toi-même, est-ce pas ? es touchée». Oui, l’ambiguïté de Clair de lune, sa chanson grise, trouve dans En sourdine la «voix du désespoir», que clora Colloque sentimental.
L’amour vainqueur, bien que fortement nuancé par l’adjectif antérieur «mineur» en fin de vers affleure pourtant, physique avec le troisième tercet de Pantomime, ou sentimental dans le quatrième ; faut-il voir la réalisation de la vie opportune avec les agapes de Pierrot ? Sur l’herbe est bien une évocation des amours, la femme sourit aux sujets érotiques dans L’Allée, certes vagues, mais que sa rêverie semble concrétiser : maint détail… et la suite de Fêtes galantes de justifier son adjectif…
Un texte libertin ? Cette pièce, de prime abord, paraît bien étrangère à cette libération amorale des sens (car le libertin digne de ce nom est affranchi de toute morale, il ne la nie pas, elle n’existe même pas…) ; elle débute par un compliment en déclaration d’amour respectueux vu le voussoiement, avec la mise au pinacle de l’âme de la Dame, qui, par le truchement d’un visage que l’on imagine via la métaphore du paysage, de par l’association sonore induite par la ressemblance de ces deux termes, semble se fondre dans le deuxième terme et suit, comme prise sous un charme dont l’effet est conforté par la chuintante précédente de choisi, ce qui s’avère être une farandole sous la lune puisque masques (encore une fois le visage) et bergamasques (donc cette danse et Arlequin évoqués dans le même mot) sont les sujets du verbe aller… il s’agit d’une déclaration d’amour où la dame aimée prend part à une fête échevelée, vu la musique et la danse, et les sentiments mêlés…
avec ses obscurités car la relation syntaxique entre les mots est loin d’être claire, comme parfois dans ce recueil, fidèle en cela aux conseils d’Art poétique. Mais le luth semble préluder au jeu d’amour : l’amour n’est-il pas vainqueur ? L’allusion à la possession physique est certaine ici, comme l’appel à la jouissance : vie opportune, comme s’il s’agissait de profiter de toutes les occasions, qui sont… bonnes à prendre… avec l’incrédulité de celui qui finit par arriver à ses fins et obtenir les ultimes faveurs, le plus outre de la fin’amor. Post coitum, animal triste est, disaient les carabins cultivés d’une époque révolue… les sanglots d’extase se suffisent à eux-mêmes, comme les jets d’eau… parmi la blancheur des marbres. Un psychanalyste n’en ferait même pas ses choux gras, tellement l’allusion sexuelle est évidente et correspond à la sexualité profonde (sic !) de Verlaine…