Voltaire,
Candide
A)
l'utopie
1) étymologie (=«origine
vraie» du mot): la première attestation de ce mot en français se
trouve chez Rabelais (Pantagruel) dont le héros éponyme de ce titre
raccourci est dit naître de Gargantua et de Badebec, fille du roi des Amaurotes
en Utopie; ce mot lui-même est la francisation d'Utopia, le titre de
l'ouvrage de Thomas Morus en 1516, néologisme à partir du grec: ne + lieu =
lieu qui n'existe pas, donc un mot qui existe pour désigner ce qui n'existe
pas...
2) la notion
d'utopie
(ce qui suit est
librement inspiré du livre de Lapouge, Utopie et civilisation, paru dans
la collection champs philosophiques, chez Flammarion)
a) Hippodamos de
Milet reconstruit une ville volontaire conforme à la logique, après sa
destruction par Darius en -494; ainsi, cette ville échappe à la tradition, à
la nature, à Dieu. Cette ville est orthogonale, avec des rues à angle droit;
certes, cela donne un plan en damier comme avant Babylone, avec ses temples et
les Ziggourat (cf. la tour de Babel) mais soumet en fait - et c'est là
l'innovation, toute la ville à la ligne droite et aux angles droits. Hippodamos
veut imposer l'ordre de la rationalité à la demeure des hommes, comme
Aristote, dans sa Politique, veut une société avec des classes: artisans,
agriculteurs, soldats, et des espaces sacré, public, privé. On érige ainsi un
système sans référence à Dieu, conforme aux mathématiques et à la Raison
pure, s'opposant à la nature; on vise à créer une organisation stable, fixe,
et non à faire vivre un organisme évolutif, exubérant, excessif, parfois,
avec des individus autonomes donc divers. Or, la nature, pour un utopiste, est
parfaite, échappe ainsi à la mort; un seul endroit est organisé en soi: le
cosmos (qui signifie en grec: espace organisé - ce n'est pas par hasard si les
russes-communistes parlaient de cosmonautes là où les Américains parlent
d'astronautes); il s'agit donc pour la cité utopique de copier les tracés du
ciel. d'en faire un monde aussi cohérent à une époque où l'on commence à découvrir
et à prévoir les passages et les retours réguliers des planètes; on énonce
ainsi la loi du destin, ce qui peut permettre d'écarter la fatalité et de se ménager
un espace de liberté; en fait, l'homme en vient à penser sa servitude (cf.
l'arbre de la Connaissance dans la Bible) soit pour s'en détacher, soit pour
mieux se ranger à son ordre; c'est ce que choisit l'utopiste, au rebours par
ex. de l'anarchiste (le chrétien échappe par la Foi à ce dilemme, en
changeant d'ordre (cf. Pascal), et en optant pour celui de l'Amour); donc, il
choisit la règle, et veut l'imposer, avec une norme: l'égalité; il faut même
paralyser le changement, le devenir, puisque la perfection a été atteinte; il
s'agit alors de ligoter l'histoire, de lutter contre les effets déstabilisateurs
de la liberté et du temps... Tout ceci amène bien sûr à des
contre-utopies...
b) les Oiseaux
d'Aristophane présente cette contre-utopie en prônant le bonheur, la joie, le
plaisir, la liberté de chacun; les Oiseaux ont leur ville: Coucouville les nuées;
A ce titre, Abel, nomade-pasteur, est en opposition avec Caïn, l'artisan;
l'utopiste est technocrate avant la lettre, c'est un homme d'ordre, un fanatique
de la structure (cf. l'architecture nazie, voire stalinienne, ou celle de
Ceausescu!): sa logique s'oppose au mouvement.
c) l'utopie
s'exprime dans la république de Platon où tout est conforme à la Raison, au
point d'ailleurs qu'en toute logique il en expulse les poètes; que nul n'entre
ici s'il n'est géomètre. Les ordres du cosmos, de la Cité et de l'âme se répondent
et forment un tout cohérent. Tout est organisé, sans rien finalement
d'organique. L'Utopie s'exprime aussi dans les animaux dits sociaux, où le
programme initial est répété sans faille ni innovation, dans l'anonymat
absolu; l'avantage est que l'organisme et l'organisation se mêlent ici
intimement et le rôle politique s'inscrit dans le biologique, avec dans la
fourmilière les soldats et les ouvrières. D'aucuns s'en inspirent en considérant
qu'il faut arrêter la liberté et l'histoire pour privilégier l'égalité qui
maintient, alors que la liberté transforme. Pourtant, et c'est très paradoxal,
il faut incarner l'utopie dans une réalité qui, de fait, bouge... Il faut
alors changer la nature du temps et le rendre cyclique: la réalité se
transforme selon les des lois immuables, de la décadence à l'épiphanie (révélation):
le parfait est devant et derrière, ce qui s'oppose aux doctrines
eschatologiques comme le marxisme ou à ma religion personnelle, le
christianisme; ce dernier incarne l'amour dans le monde et non la raison, au
rebours de l'utopie.
Notons que la Cité
de Dieu, de Saint Augustin est dans le coeur de l'homme...
Il y a deux
tentatives au Moyen-Age de fonder un monde utopique:
- le monastère
avec son espace où l'architecture, avec sa clôture qui sépare du monde
inorganisé et vivant, est géométrique et rationnelle, car le plan du monastère
façonne les hommes qui l'habitent; il est révélateur, au point de vue du
temps, que l'horloge à échappement qui rend les heures égales à elles-mêmes
au rebours de celles du cadran solaire a été inventé dans un monastère, et
ces heures monacales quelles que soient les conditions extérieures sont
identiques partout... le célibat et le mutisme permettent de réguler
l'organisme; l'inférieur y obéit absolument à son Père Supérieur; on change
même son nom et on donne au monastère son héritage ou sa dot; ainsi
l'individu disparaît. c'est pour ceci que Rabelais a conçu une contre-utopie
via l'abbaye de Thélème, du libre-vouloir...
- le monde courtois
aussi avec son isolement dû à l'ésotérisme et à la culture savante; le
temps lui-même s'étire avec des aventures multiples qui reportent d'autant
l'aboutissement; le désir se doit se suivre des règles strictes. Autant de
signes d'utopie.
L'utopie s'incarne
aussi dans le lycée napoléonien (cf. l'uniforme, organisation de l'espace et
du temps), dans nos prisons aussi... dans tout système organisé comme l'armée
de métier, voire les organisations terroristes actuelles, au nom de leur idéal
d'absolu... Et les écrivains justement ont à coeur de s'inscrire en faux
contre ces esprits de système, quand, hélas! ils ne se servent pas de leur génie
pour tenter de l'imposer...
B)
L'Eldorado
de «Ils voguèrent»
à «entrons, c'est ici un cabaret» (chapitre XVII)
Cet Eldorado, comme
l'appelle le sommaire, présente au départ un des traits extérieurs de
l'utopie: la clôture loin du monde: après qu'ils se furent confiés aux flots,
nos deux voyageurs se retrouvent dans un « entre deux-mondes » qui
semble servir de passage, encadrés qu'ils sont par les 4 reprises de tantôt,
avec l'opposition sémantique deux à deux des termes descriptifs: « fleuris/arides »,
« unis/escarpés », avec l'approximatif: « quelques »:
il n'entre pas dans les attributs du conteur de nous faire une relation précise
de voyage réutilisable par un géographe européen. La durée de leur déplacement
est marquée par le passage à l'imparfait: « s'élargissait » et
le: « toujours », suspens écourté, alors qu'on attend une longue
description, par le: «enfin», d'une ironie certaine, vu l’oxymore :
« hardiesse, s’abandonner », confortée par le fait que cette
phrase se termine sur un obstacle effrayant et incontournable: «rochers épouvantables
qui s'élevaient jusqu'au ciel», avec l'hyperbole attendue chez un conteur et
le jeu d'opposition entre la rivière en surface horizontale, et la falaise en
surface verticale (on retrouvera cet effet géométrique plus loin, lors de
l’arrivée dans l’Eldorado : « horizon », « montagnes »):
de plus, il y a là un effet d'emprisonnement par la nature angoissant; nos
(pardon: « les », car le récit est en focalisation zéro) deux
personnages sont bien aux mains, non de la Providence, comme l'avait dit Candide
au paragraphe précédent, mais de la « rivière »: l'autonomie de
cette dernière, donc son pouvoir sur le « canot »,
se marque par les verbes réfléchis: «s'élargissait, se perdait».
« Se jetant sous une voûte », s'agit-il d'un souvenir du Styx, - un
des fleuves des Enfers chez les Anciens - vu les études classiques de Voltaire
chez les Jésuites? Notons que Voltaire limite ses descriptions à de courtes
notations très efficaces, en nous indiquant aussi brièvement l'effet produit,
ici: « épouvantables », plus loin: « horribles, inaccessibles »,
corroboré par : « se fracassa », lui-même illustré par ses
gutturales sourdes et son harmonie imitative en [a]; ceci rend ses textes d'une
concision rare, avec le minimum de mots pour le maximum d'impressions, allié au
max. d'effets stylistiques, cf. les sonorités, le jeu des types de phrases, les
ruptures diverses induites par les oppositions ou les sous-entendus, etc., auprès
du lecteur. Reprenons le fil de notre... texte: Il intervient implicitement avec
le jugement de valeur: «eurent la hardiesse», suivi immédiatement d'un
paradoxal: «s'abandonner», avec le démonstratif qui insiste ainsi sur la peur
générée par la voûte. La petite rivière de l'avant-dernier paragraphe, de
rivière qu'elle était au début de notre paragraphe, est promue en fleuve...
avec l'accélération du débit, expliqué par le resserrement (mais paradoxal
après l’élargissement évoqué précédemment !): « rapidité,
bruit » en structure binaire (horrible au singulier laisse « rapidité »
en suspens). Ce séjour sous la montagne dépasse l'entendement (vu la vitesse
du flux): 24 heures (à moins que ce ne soit le signe que ce qui va suivre est
de l'ordre du rêve! A tout le moins, ceci souligne l'improbabilité de l'épisode
de l'Eldorado, mais ceci fait partie des possibilités infinies du conte); la
fin se présente comme une forme de re-naissance, après cet ensevelissement
symbolique: « ils revoient le jour »; en fait, ils meurent au monde
que nous connaissons, et tout a été fait pour souligner cette rupture, ce que
confirme la perte du dernier objet qui les reliait aux civilisations connues:
« le canot ». Ce, sur un obstacle qui semblait les attendre de toute
éternité: «les écueils» et non: «des écueils» comme attendu; ainsi
sont-ils bien là, sous nos yeux. Tout ceci comme d'habitude est très rapide,
avec les passés simples accumulés et les phrases déclaratives, courtes... Et
après être passés à grande vitesse sous terre, paradoxalement, les deux
personnages sont fortement ralentis («se traîner, une lieue entière de rocher
en rocher», donc une progression extrêmement pénible et fatigante, avec une
connotation larvaire), à leur corps défendant («il fallut»), tombant ainsi
de Charybde en Scylla. Une seconde scansion dans nos péripéties: «enfin» (le
premier était négatif: érection des rochers). Ceci leur permet d'accéder
apparemment à un panorama («immense»; au fait, avec «horizon»,
ceci est presque tautologique, ce qui est fréquent chez les conteurs:
bis repetita placent), mais ils sont toujours enclos: «bordé» (cf. «bords»
de notre début de paragraphe)... Après un regard sur le lointain, arrêté par
les «montagnes», «inaccessibles» comme si, à peine sortis d'un mauvais pas,
ils pensaient déjà au départ, les yeux se portent sur la cuvette ainsi dégagée
par le texte; ce n'est pas un lieu sauvage: «cultivé», avec la notion de «plaisir»
mise en exergue (pour l'auteur du Mondain,
l'un ne peut aller sans l'autre, et surtout le premier: Voltaire est aussi un hédoniste,
tout en s'affirmant homme de conviction - à la BHL, si vous me suivez! Aussi
habile que lui dans la mise en scène, la scénarisation de sa vie... bien que
ce soit - et le rapprochement avec BHL s'arrêtera là - un trait fréquent chez
nos grands auteurs! cf. ce qu'a rappelé au public scolaire notre année Hugo)
... Et c'est ce point, jouir de la vie, qui transforme ce lieu utopique, et
mythique (cf. Eldorado, le monde de l'homme d'or, ce monde poursuivi par ex. par
Aguirre, dans le film du même nom, et qui le poursuit!) en contre-utopie: le
pays utopique ne vise que l'utile, ne vit que de l'utile, le reste est superflu
et serait du gâchis; ici, ce n'est pas le cas, et c'est un monde propre à
satisfaire tout homme, et tout l'homme: «plaisir et besoin». Notons les
singuliers qui mettent en valeur la singularité de cet endroit et sa
perfection, avec le souvenir - processus mainte fois rencontré déjà dans ce
conte - de l'adage bien connu: joindre l'utile à l'agréable. Au reste, l’agréable
ne relève-t-il pas de la culture alors que l’utile est du ressort de
l’agriculture ? Passons sur ce mauvais jeu de mot ! De fait,
Voltaire, comme à son habitude, donne une nouvelle vigueur, nous permet de voir
sous un autre aspect ce dont nous sommes coutumiers. La suite est encore plus
surprenante, par le truchement d’un repentir du conteur: «ou plutôt», avec
l'utilisation d'un terme inattendu: le terme «ornés» nous situe en fait
d'emblée, cette fois-ci non plus dans une contre-utopie, comme celle de
l'abbaye de Thélème avec Rabelais, mais véritablement dans un pays de Cocagne
[pays imaginaire où l'on a tout sans difficulté et en abondance; pays heureux
où la vie est facile; une cocagne, aux XVII et XVIIIèmes à Naples,
était une installation en forme de volcan d'où jaillissaient force saucisses,
maintes viandes cuites et moult macaronis; le peuple se battait pour en bénéficier!
Le mât de Cocagne offrait aussi lors des foires, aux jeunes gens volontaires,
différents mets tels jambon à décrocher, à condition de réussir à s'en
saisir en montant au sommet; certes, dans l'Eldorado présenté par Voltaire, le
travail est présent, mais il semble bien se réduire à peu de choses, et avec
un rendement étonnant, cf. le menu du cabaret dans lequel nos deux voyageurs se
restaurent après toutes leurs aventures pour arriver dans cet autre monde, ce
que confirmera amplement le chapitre dix-huitième, soit environ à la moitié
du livre; en fait, il s'agit d'une relâche dans l'accumulation des déboires,
des malheurs, des horreurs sur le malheureux Candide et son/ses compagnon(s);
[il donnera aussi à Candide les moyens de retourner dans notre monde pour
retrouver sa Cunégonde, et de repasser du nouveau monde à l'ancien monde, où
la sagesse s'incarnera dans la civilisation... musulmane - même s'il s'agit
plus d'un ultime pied de nez aux puissances chrétiennes que d'une véritable
conviction chez Voltaire: le siècle des Lumières avait une perception somme
toute plus positive que celle que le monde occidental a globalement actuellement
du monde musulman, tout simplement parce que cet empire arrivait à faire
cohabiter, bon an mal an, une multitude de peuples et de croyances différents...
et l'absolutisme de la Porte Ottomane était relativisé par les distances;
d'une certaine manière, le pouvoir était décentralisé (avec certes des abus
locaux épouvantables, et des problèmes de survie à long terme dans le Sérail
ou dans la haute administration, la disgrâce se marquant par la mort), alors
que l'adage du monarque absolu européen était: une Foi, une Loi, un Roi.] Le
siècle des Lumières est aussi un siècle positif (cf. Auguste Comte au XIXème)
en ce qui concerne la Science, les techniques (cf. l'Encyclopédie) et la pléthore
des moyens de transport - qui ferait frémir nos écologistes - est présentée
comme louable; c'est un monde qui est évoqué avec une kyrielle de termes mélioratifs:
«ornés, brillante, beauté singulière» - = à part, qui détache du commun
(donc pas toi, élève! - Qui a dit: ni toi, professeur?)- «rapidement» (à
une époque où doubler la vitesse d'un bon marcheur grâce aux coches, cf. Manon
Lescaut, est déjà un exploit), avec la comparaison hyperbolique évoquant
en structure ternaire l'Andalousie, puis deux villes marocaines - pour rappeler
perfidement ce que la civilisation arabe a apporté à l'Espagne? - Tétouan et
Meknès... Ce paragraphe nous présente une forme d'énigme: «gros moutons
rouges», en fait des Lamas du Pérou, à en croire les érudits et pour ceux
qui désirent une interprétation rationnelle, même si le vieux routard que je
suis devenu reste sceptique: « rouges »? Plutôt grèges, ou
marrons. Et les lamas servent d'animaux de bât, comme chez nous, il y a peu,
nos ânes. Comme toujours chez Voltaire, cette obscurité cache un piège !
Car MOUTONS ROUGES, comment se fait-ce ? Le
professeur de Lettres Classiques connaît les siens, au rebours des
commentateurs antérieurs de ce passage: nul n’a jamais mentionné, à notre
connaissance, la quatrième Bucolique
de Virgile, v 43-44 : IPSE SED IN PRATIS ARIES
JAM SUAVE RUBENTI MURICE, «de lui-même dans les
prés le bélier (donnera à sa toison) la teinte délicatement rouge du murex»
tandis que la couleur naturelle du lama se retrouve immédiatement après :
CROCEO… LUTO («de la gaude couleur de safran»). Il s’agit –là, à notre
sens d’un clin d’œil entre initiés, un souvenir encore vif de ses études
latines (cf. plus loin, le magister!) chez les Jésuites, car cette églogue précisément
fait polémique et est chérie des chrétiens (cf. Virgile sur un vitrail de
Chartres), comme annonçant, en -37, un monde nouveau suite à la naissance
d’un enfant chéri des dieux, comme si Virgile avait eu la prescience de la
naissance du Christ. Retrouver ici, dans l’Eldorado, pays de Cocagne
franchement irréel, un des textes les plus mystérieux, voire les plus
mystiques de l’antiquité latine nous montre bien que Voltaire, non seulement
se moque sous cape de ses formateurs mais encore - cela ne nous surprendra
nullement - n’a pas la fibre métaphysique au point de transformer un des
symboles de l’avènement de la perfection en moyen de transport ultra-rapide,
un concurrent du TGV ! (cf. sa haine de Pascal ! et la même technique
dans Micromégas, où les coups de
poignard dans le dos aussi des incultes sont encore plus flagrants… et
sanglants.). en fait, Voltaire (con)tourne par le ridicule ce et ceux qu’il
n’a pas les capacités d’attaquer conceptuellement, comme Leibniz quand ce
dernier pense, en le prouvant ! que «le tout est bien» - et non : «tout
est bien», ce qui serait stupide !
Notons que nous découvrons
les habitants après les cultures, donc ceux qui ont cultivé après le résultat,
lui-même d'ailleurs au passif (cf. la phrase précédente!). En fait, Voltaire,
en bon conteur, fait appel à notre imagination, voire nos fantasmes («beauté
singulière») dans cette première approche de ce pays merveilleux. Et ceci est
de la plus grande pertinence, car nos voyageurs découvrent comme nous ces véhicules
et, confronté à leur nouveauté, le conteur lui aussi ne peut qu'être évasif.
Et rester sur une antinomie: «rapidement, gros»...
Au paragraphe
suivant, fidèle à sa démarche objective de passer au filtre de la réalité
le bien-fondé de la doctrine de son maître Pangloss, Candide ne peut que
constater que la Westphalie est dépassée, quoi qu'il en soit et quoi qu’il
en pense: «pourtant», comme semblant répondre à l'affirmation péremptoire
ânonnée sans relâche par son précepteur. La suite est moins cohérente: «il
mit pied à terre». Est-ce donc à dire qu'il a emprunté une de ces voitures?
C'est l'art du conteur de faire passer les sous-entendus et les obscurités,
sans même que l'on s'en rende compte. Au reste, seuls les hommes de peu
marchent à pied... Ce que corrobore la situation sociale de Candide par rapport
à son esclave Cacambo, renforcée par: «il rencontra» et non: rencontrèrent;
c'est Candide qui prend la décision (cf. le «Allons» de Candide (deux § précédents),
sur les conseils instants de Cacambo de prendre le canot). Le conteur évoque
alors l'erreur d'interprétation des faits par Cacambo; il est trompé par ses
préjugés sur les signes extérieurs de richesse, le comportement des indigènes;
c'est une première expérience d'ethnologie pratique, voire d'éthologie; elle
échoue, certes, mais c'est lui aussi qui apportera la seule interprétation
recevable: «c'est ici un cabaret», à la fin de notre extrait... après deux
erreurs de Candide, en toute bonne foi: Voltaire nous montre ainsi qu'une fois
notre sens commun occulté par un préjugé - et Cacambo en souffre le premier
alors qu'il est plus expérimenté que Candide; c'est que le prestige de la
richesse frappe en premier les pauvres... et notre richissime Voltaire en sait
quelque chose! - notre raison peut s'égarer, entraînée qu'elle peut être par
un premier jugement fallacieux, et réinterpréter fautivement la réalité,
malgré des évidences patentes qui devraient permettre de reprendre pied... Et
l'expérience nous en est faite: la réalité avec «quelques enfants du village»,
mais le fait que leurs vêtements soient de brocart (tissus de soie brodée avec
des fils d'or) suffit à faire oublier que ces derniers sont «déchirés» et
que ceux-ci n'ont donc absolument aucune valeur pour les enfants. Qu'ils soient
fils de roi semble la seule explication plausible pour Cacambo. Mais quelle
probabilité de tomber dès son arrivée dans un village, sur les fils du roi,
à l'entrée du bourg, sans même avoir atteint, si l'on en croit le texte, la
première maison du village - à moins de prendre première pour: la plus
importante? Au reste, leur jeu est des plus rudimentaires; le conteur se permet
une focalisation interne: «nos deux homme de l'autre monde»; ceci montre bien
que le point de vue a changé - ou du moins que les points de vue sont
relatifs... On saisit ensuite la démarche pratique de nos observateurs;
d'abord, par badauderie: «s'amusèrent»; puis le regard se porte sur les «palets»,
avec l'approximation: «assez», car il s'agit de quelque chose d'encore non décrit,
avec la surprise: «éclat singulier» par rapport à n'importe quelle pièce
d'une matière quelconque. Le plus curieux est que Voltaire, au lieu de
souligner que c'est par une curiosité légitime, pour comprendre, que nos deux
voyageurs observent de plus près les pièces, constate simplement le fait: «il
prit envie» en tournure impersonnelle. C'est un véritable trésor qui s'étale
sous nos yeux éblouis, fascinés, et Voltaire n'y va pas de main morte; quant
à parler pierres précieuses, il ne marchande pas et déballe tout: «or» qui
renvoie à «jaunes, émeraudes», qui renvoie à «vertes, rubis», qui
renvoient à «rouges», (donc sans respecter l'énumération ternaire faite précédemment
des couleurs) avec une plaisanterie de la part de Voltaire car c'est l'émeraude
du Grand Mogol qui est connue, et non le rubis. Et le «sans doute» de Candide
est bien un: sans aucun doute. Et tout de s'enchaîner logiquement; le «magister»
est un terme latin qui désigne le maître (=instit!) à la campagne par dérision,
et est souvent un peu méprisant, car ils étaient peu formés à l'époque.
Promu «précepteur» par Candide, alors que ce dernier ne se rend pas compte
qu'il fait rentrer les enfants à l'école. Le rapprochement incongru entre: «famille
royale» et: «petits gueux» est comique et en même temps critique: ainsi, la
confusion serait possible; c'est ramener la royauté à une dimension humaine...
Notons que ces enfants sont bien éduqués et obéissent immédiatement à
l'ordre de leur précepteur (ce simple détail souligne l'anachronisme de ce
texte). C'est aussi un autre signe qu'ils sont inférieurs au donneur d'ordre.
Les palets précieux sont au même rang que le reste: «en laissant à terre...
divertissements». Ceci est tellement choquant que Candide réagit immédiatement,
comme le marque le passage au présent de narration: « ramasse, court au
précepteur »... Il y a là une rapide scène de comédie avec mime et
mimiques, suppose-t-on: « signes »; comment exprimer : « leurs
altesses royales »? où l’amphigourismes de l’expression rend ridicule
l’étiquette aulique (=de la cour, adjectif pédant et quasi pléonastique,
nous le reconnaissons modestement). Le mépris sans agressivité (« en
souriant ») du maître est
bien marqué (« les jeta par terre »); surpris, il respecte assez
son prochain pour ne pas l'interroger et retourne vaquer à ses cours. Ce qui
est aussi une marque de grande sagesse: rien de ce qui est humain ne m'est étranger,
affirmait déjà Térence. Le conte continue, avec l'effet comique de répétition:
«l'or, les rubis et les émeraudes»... S'adaptant tout de même quelque peu,
Candide passe au pluriel: «les rois», ce pluriel étant à la limite du crime
de lèse-majesté... Nous retrouvons ensuite la liaison chère à Voltaire: «enfin»...
En ce pays de Cocagne, toute maison est un «palais»; tout semble aller de soi,
vu les verbes réfléchis; le succès, la musique, l'odeur, tout
laisse penser à une fête, avec accumulation de termes positifs: «une
foule de monde», presque hyperbolique, renforcé par: «encore plus»... «très
agréable, délicieuse». Cacambo, en valet fidèle, va aux nouvelles. Le
conteur fait ensuite appel nos connaissances, avec le sourire de la complicité:
«car tout le monde sait que... dans un village qui ne connaissait que cette
langue» donne l'impression que le raisonnement tourne en rond: cette
information parasite est un truisme, encore plus à cette époque. L'obstacle de
la langue sera donc franchi, avec l'indication du lieu: «un cabaret», ce qui
semble un terme un tant soit peu dépréciatif pour un tel endroit... Mais plus
rien ne nous surprend après l'abandon inattendu de «l'or et des pierreries»...