Voltaire, Candide

 

A) l'utopie

1) étymologie (=«origine vraie» du mot): la première attestation de ce mot en français se trouve chez Rabelais (Pantagruel) dont le héros éponyme de ce titre raccourci est dit naître de Gargantua et de Badebec, fille du roi des Amaurotes en Utopie; ce mot lui-même est la francisation d'Utopia, le titre de l'ouvrage de Thomas Morus en 1516, néologisme à partir du grec: ne + lieu = lieu qui n'existe pas, donc un mot qui existe pour désigner ce qui n'existe pas...

 

2) la notion d'utopie

(ce qui suit est librement inspiré du livre de Lapouge, Utopie et civilisation, paru dans la collection champs philosophiques, chez Flammarion)

a) Hippodamos de Milet reconstruit une ville volontaire conforme à la logique, après sa destruction par Darius en -494; ainsi, cette ville échappe à la tradition, à la nature, à Dieu. Cette ville est orthogonale, avec des rues à angle droit; certes, cela donne un plan en damier comme avant Babylone, avec ses temples et les Ziggourat (cf. la tour de Babel) mais soumet en fait - et c'est là l'innovation, toute la ville à la ligne droite et aux angles droits. Hippodamos veut imposer l'ordre de la rationalité à la demeure des hommes, comme Aristote, dans sa Politique, veut une société avec des classes: artisans, agriculteurs, soldats, et des espaces sacré, public, privé. On érige ainsi un système sans référence à Dieu, conforme aux mathématiques et à la Raison pure, s'opposant à la nature; on vise à créer une organisation stable, fixe, et non à faire vivre un organisme évolutif, exubérant, excessif, parfois, avec des individus autonomes donc divers. Or, la nature, pour un utopiste, est parfaite, échappe ainsi à la mort; un seul endroit est organisé en soi: le cosmos (qui signifie en grec: espace organisé - ce n'est pas par hasard si les russes-communistes parlaient de cosmonautes là où les Américains parlent d'astronautes); il s'agit donc pour la cité utopique de copier les tracés du ciel. d'en faire un monde aussi cohérent à une époque où l'on commence à découvrir et à prévoir les passages et les retours réguliers des planètes; on énonce ainsi la loi du destin, ce qui peut permettre d'écarter la fatalité et de se ménager un espace de liberté; en fait, l'homme en vient à penser sa servitude (cf. l'arbre de la Connaissance dans la Bible) soit pour s'en détacher, soit pour mieux se ranger à son ordre; c'est ce que choisit l'utopiste, au rebours par ex. de l'anarchiste (le chrétien échappe par la Foi à ce dilemme, en changeant d'ordre (cf. Pascal), et en optant pour celui de l'Amour); donc, il choisit la règle, et veut l'imposer, avec une norme: l'égalité; il faut même paralyser le changement, le devenir, puisque la perfection a été atteinte; il s'agit alors de ligoter l'histoire, de lutter contre les effets déstabilisateurs de la liberté et du temps... Tout ceci amène bien sûr à des contre-utopies...

b) les Oiseaux d'Aristophane présente cette contre-utopie en prônant le bonheur, la joie, le plaisir, la liberté de chacun; les Oiseaux ont leur ville: Coucouville les nuées; A ce titre, Abel, nomade-pasteur, est en opposition avec Caïn, l'artisan; l'utopiste est technocrate avant la lettre, c'est un homme d'ordre, un fanatique de la structure (cf. l'architecture nazie, voire stalinienne, ou celle de Ceausescu!): sa logique s'oppose au mouvement.

c) l'utopie s'exprime dans la république de Platon où tout est conforme à la Raison, au point d'ailleurs qu'en toute logique il en expulse les poètes; que nul n'entre ici s'il n'est géomètre. Les ordres du cosmos, de la Cité et de l'âme se répondent et forment un tout cohérent. Tout est organisé, sans rien finalement d'organique. L'Utopie s'exprime aussi dans les animaux dits sociaux, où le programme initial est répété sans faille ni innovation, dans l'anonymat absolu; l'avantage est que l'organisme et l'organisation se mêlent ici intimement et le rôle politique s'inscrit dans le biologique, avec dans la fourmilière les soldats et les ouvrières. D'aucuns s'en inspirent en considérant qu'il faut arrêter la liberté et l'histoire pour privilégier l'égalité qui maintient, alors que la liberté transforme. Pourtant, et c'est très paradoxal, il faut incarner l'utopie dans une réalité qui, de fait, bouge... Il faut alors changer la nature du temps et le rendre cyclique: la réalité se transforme selon les des lois immuables, de la décadence à l'épiphanie (révélation): le parfait est devant et derrière, ce qui s'oppose aux doctrines eschatologiques comme le marxisme ou à ma religion personnelle, le christianisme; ce dernier incarne l'amour dans le monde et non la raison, au rebours de l'utopie.

Notons que la Cité de Dieu, de Saint Augustin est dans le coeur de l'homme...

Il y a deux tentatives au Moyen-Age de fonder un monde utopique:

- le monastère avec son espace où l'architecture, avec sa clôture qui sépare du monde inorganisé et vivant, est géométrique et rationnelle, car le plan du monastère façonne les hommes qui l'habitent; il est révélateur, au point de vue du temps, que l'horloge à échappement qui rend les heures égales à elles-mêmes au rebours de celles du cadran solaire a été inventé dans un monastère, et ces heures monacales quelles que soient les conditions extérieures sont identiques partout... le célibat et le mutisme permettent de réguler l'organisme; l'inférieur y obéit absolument à son Père Supérieur; on change même son nom et on donne au monastère son héritage ou sa dot; ainsi l'individu disparaît. c'est pour ceci que Rabelais a conçu une contre-utopie via l'abbaye de Thélème, du libre-vouloir...

- le monde courtois aussi avec son isolement dû à l'ésotérisme et à la culture savante; le temps lui-même s'étire avec des aventures multiples qui reportent d'autant l'aboutissement; le désir se doit se suivre des règles strictes. Autant de signes d'utopie.

L'utopie s'incarne aussi dans le lycée napoléonien (cf. l'uniforme, organisation de l'espace et du temps), dans nos prisons aussi... dans tout système organisé comme l'armée de métier, voire les organisations terroristes actuelles, au nom de leur idéal d'absolu... Et les écrivains justement ont à coeur de s'inscrire en faux contre ces esprits de système, quand, hélas! ils ne se servent pas de leur génie pour tenter de l'imposer...

 

B) L'Eldorado

de «Ils voguèrent» à «entrons, c'est ici un cabaret» (chapitre XVII)

 

Cet Eldorado, comme l'appelle le sommaire, présente au départ un des traits extérieurs de l'utopie: la clôture loin du monde: après qu'ils se furent confiés aux flots, nos deux voyageurs se retrouvent dans un « entre deux-mondes » qui semble servir de passage, encadrés qu'ils sont par les 4 reprises de tantôt, avec l'opposition sémantique deux à deux des termes descriptifs: « fleuris/arides », « unis/escarpés », avec l'approximatif: « quelques »: il n'entre pas dans les attributs du conteur de nous faire une relation précise de voyage réutilisable par un géographe européen. La durée de leur déplacement est marquée par le passage à l'imparfait: « s'élargissait » et le: « toujours », suspens écourté, alors qu'on attend une longue description, par le: «enfin», d'une ironie certaine, vu l’oxymore : « hardiesse, s’abandonner », confortée par le fait que cette phrase se termine sur un obstacle effrayant et incontournable: «rochers épouvantables qui s'élevaient jusqu'au ciel», avec l'hyperbole attendue chez un conteur et le jeu d'opposition entre la rivière en surface horizontale, et la falaise en surface verticale (on retrouvera cet effet géométrique plus loin, lors de l’arrivée dans l’Eldorado : « horizon », « montagnes »): de plus, il y a là un effet d'emprisonnement par la nature angoissant; nos (pardon: « les », car le récit est en focalisation zéro) deux personnages sont bien aux mains, non de la Providence, comme l'avait dit Candide au paragraphe précédent, mais de la « rivière »: l'autonomie de cette dernière, donc son pouvoir sur le « canot »,  se marque par les verbes réfléchis: «s'élargissait, se perdait». « Se jetant sous une voûte », s'agit-il d'un souvenir du Styx, - un des fleuves des Enfers chez les Anciens - vu les études classiques de Voltaire chez les Jésuites? Notons que Voltaire limite ses descriptions à de courtes notations très efficaces, en nous indiquant aussi brièvement l'effet produit, ici: « épouvantables », plus loin: « horribles, inaccessibles », corroboré par : « se fracassa », lui-même illustré par ses gutturales sourdes et son harmonie imitative en [a]; ceci rend ses textes d'une concision rare, avec le minimum de mots pour le maximum d'impressions, allié au max. d'effets stylistiques, cf. les sonorités, le jeu des types de phrases, les ruptures diverses induites par les oppositions ou les sous-entendus, etc., auprès du lecteur. Reprenons le fil de notre... texte: Il intervient implicitement avec le jugement de valeur: «eurent la hardiesse», suivi immédiatement d'un paradoxal: «s'abandonner», avec le démonstratif qui insiste ainsi sur la peur générée par la voûte. La petite rivière de l'avant-dernier paragraphe, de rivière qu'elle était au début de notre paragraphe, est promue en fleuve... avec l'accélération du débit, expliqué par le resserrement (mais paradoxal après l’élargissement évoqué précédemment !): « rapidité, bruit » en structure binaire (horrible au singulier laisse « rapidité » en suspens). Ce séjour sous la montagne dépasse l'entendement (vu la vitesse du flux): 24 heures (à moins que ce ne soit le signe que ce qui va suivre est de l'ordre du rêve! A tout le moins, ceci souligne l'improbabilité de l'épisode de l'Eldorado, mais ceci fait partie des possibilités infinies du conte); la fin se présente comme une forme de re-naissance, après cet ensevelissement symbolique: « ils revoient le jour »; en fait, ils meurent au monde que nous connaissons, et tout a été fait pour souligner cette rupture, ce que confirme la perte du dernier objet qui les reliait aux civilisations connues: « le canot ». Ce, sur un obstacle qui semblait les attendre de toute éternité: «les écueils» et non: «des écueils» comme attendu; ainsi sont-ils bien là, sous nos yeux. Tout ceci comme d'habitude est très rapide, avec les passés simples accumulés et les phrases déclaratives, courtes... Et après être passés à grande vitesse sous terre, paradoxalement, les deux personnages sont fortement ralentis («se traîner, une lieue entière de rocher en rocher», donc une progression extrêmement pénible et fatigante, avec une connotation larvaire), à leur corps défendant («il fallut»), tombant ainsi de Charybde en Scylla. Une seconde scansion dans nos péripéties: «enfin» (le premier était négatif: érection des rochers). Ceci leur permet d'accéder apparemment à un panorama («immense»; au fait, avec «horizon»,  ceci est presque tautologique, ce qui est fréquent chez les conteurs: bis repetita placent), mais ils sont toujours enclos: «bordé» (cf. «bords» de notre début de paragraphe)... Après un regard sur le lointain, arrêté par les «montagnes», «inaccessibles» comme si, à peine sortis d'un mauvais pas, ils pensaient déjà au départ, les yeux se portent sur la cuvette ainsi dégagée par le texte; ce n'est pas un lieu sauvage: «cultivé», avec la notion de «plaisir» mise en exergue (pour l'auteur du Mondain, l'un ne peut aller sans l'autre, et surtout le premier: Voltaire est aussi un hédoniste, tout en s'affirmant homme de conviction - à la BHL, si vous me suivez! Aussi habile que lui dans la mise en scène, la scénarisation de sa vie... bien que ce soit - et le rapprochement avec BHL s'arrêtera là - un trait fréquent chez nos grands auteurs! cf. ce qu'a rappelé au public scolaire notre année Hugo) ... Et c'est ce point, jouir de la vie, qui transforme ce lieu utopique, et mythique (cf. Eldorado, le monde de l'homme d'or, ce monde poursuivi par ex. par Aguirre, dans le film du même nom, et qui le poursuit!) en contre-utopie: le pays utopique ne vise que l'utile, ne vit que de l'utile, le reste est superflu et serait du gâchis; ici, ce n'est pas le cas, et c'est un monde propre à satisfaire tout homme, et tout l'homme: «plaisir et besoin». Notons les singuliers qui mettent en valeur la singularité de cet endroit et sa perfection, avec le souvenir - processus mainte fois rencontré déjà dans ce conte - de l'adage bien connu: joindre l'utile à l'agréable. Au reste, l’agréable ne relève-t-il pas de la culture alors que l’utile est du ressort de l’agriculture ? Passons sur ce mauvais jeu de mot ! De fait, Voltaire, comme à son habitude, donne une nouvelle vigueur, nous permet de voir sous un autre aspect ce dont nous sommes coutumiers. La suite est encore plus surprenante, par le truchement d’un repentir du conteur: «ou plutôt», avec l'utilisation d'un terme inattendu: le terme «ornés» nous situe en fait d'emblée, cette fois-ci non plus dans une contre-utopie, comme celle de l'abbaye de Thélème avec Rabelais, mais véritablement dans un pays de Cocagne [pays imaginaire où l'on a tout sans difficulté et en abondance; pays heureux où la vie est facile; une cocagne, aux XVII et XVIIIèmes à Naples, était une installation en forme de volcan d'où jaillissaient force saucisses, maintes viandes cuites et moult macaronis; le peuple se battait pour en bénéficier! Le mât de Cocagne offrait aussi lors des foires, aux jeunes gens volontaires, différents mets tels jambon à décrocher, à condition de réussir à s'en saisir en montant au sommet; certes, dans l'Eldorado présenté par Voltaire, le travail est présent, mais il semble bien se réduire à peu de choses, et avec un rendement étonnant, cf. le menu du cabaret dans lequel nos deux voyageurs se restaurent après toutes leurs aventures pour arriver dans cet autre monde, ce que confirmera amplement le chapitre dix-huitième, soit environ à la moitié du livre; en fait, il s'agit d'une relâche dans l'accumulation des déboires, des malheurs, des horreurs sur le malheureux Candide et son/ses compagnon(s); [il donnera aussi à Candide les moyens de retourner dans notre monde pour retrouver sa Cunégonde, et de repasser du nouveau monde à l'ancien monde, où la sagesse s'incarnera dans la civilisation... musulmane - même s'il s'agit plus d'un ultime pied de nez aux puissances chrétiennes que d'une véritable conviction chez Voltaire: le siècle des Lumières avait une perception somme toute plus positive que celle que le monde occidental a globalement actuellement du monde musulman, tout simplement parce que cet empire arrivait à faire cohabiter, bon an mal an, une multitude de peuples et de croyances différents... et l'absolutisme de la Porte Ottomane était relativisé par les distances; d'une certaine manière, le pouvoir était décentralisé (avec certes des abus locaux épouvantables, et des problèmes de survie à long terme dans le Sérail ou dans la haute administration, la disgrâce se marquant par la mort), alors que l'adage du monarque absolu européen était: une Foi, une Loi, un Roi.] Le siècle des Lumières est aussi un siècle positif (cf. Auguste Comte au XIXème) en ce qui concerne la Science, les techniques (cf. l'Encyclopédie) et la pléthore des moyens de transport - qui ferait frémir nos écologistes - est présentée comme louable; c'est un monde qui est évoqué avec une kyrielle de termes mélioratifs: «ornés, brillante, beauté singulière» - = à part, qui détache du commun (donc pas toi, élève! - Qui a dit: ni toi, professeur?)- «rapidement» (à une époque où doubler la vitesse d'un bon marcheur grâce aux coches, cf. Manon Lescaut, est déjà un exploit), avec la comparaison hyperbolique évoquant en structure ternaire l'Andalousie, puis deux villes marocaines - pour rappeler perfidement ce que la civilisation arabe a apporté à l'Espagne? - Tétouan et Meknès... Ce paragraphe nous présente une forme d'énigme: «gros moutons rouges», en fait des Lamas du Pérou, à en croire les érudits et pour ceux qui désirent une interprétation rationnelle, même si le vieux routard que je suis devenu reste sceptique: « rouges »? Plutôt grèges, ou marrons. Et les lamas servent d'animaux de bât, comme chez nous, il y a peu, nos ânes. Comme toujours chez Voltaire, cette obscurité cache un piège ! Car MOUTONS ROUGES, comment se fait-ce ? Le professeur de Lettres Classiques connaît les siens, au rebours des commentateurs antérieurs de ce passage: nul n’a jamais mentionné, à notre connaissance, la quatrième Bucolique de Virgile, v 43-44 : IPSE SED IN PRATIS ARIES JAM SUAVE RUBENTI MURICE, «de lui-même dans les prés le bélier (donnera à sa toison) la teinte délicatement rouge du murex» tandis que la couleur naturelle du lama se retrouve immédiatement après : CROCEO… LUTO («de la gaude couleur de safran»). Il s’agit –là, à notre sens d’un clin d’œil entre initiés, un souvenir encore vif de ses études latines (cf. plus loin, le magister!) chez les Jésuites, car cette églogue précisément fait polémique et est chérie des chrétiens (cf. Virgile sur un vitrail de Chartres), comme annonçant, en -37, un monde nouveau suite à la naissance d’un enfant chéri des dieux, comme si Virgile avait eu la prescience de la naissance du Christ. Retrouver ici, dans l’Eldorado, pays de Cocagne franchement irréel, un des textes les plus mystérieux, voire les plus mystiques de l’antiquité latine nous montre bien que Voltaire, non seulement se moque sous cape de ses formateurs mais encore - cela ne nous surprendra nullement - n’a pas la fibre métaphysique au point de transformer un des symboles de l’avènement de la perfection en moyen de transport ultra-rapide, un concurrent du TGV ! (cf. sa haine de Pascal ! et la même technique dans Micromégas, où les coups de poignard dans le dos aussi des incultes sont encore plus flagrants… et sanglants.). en fait, Voltaire (con)tourne par le ridicule ce et ceux qu’il n’a pas les capacités d’attaquer conceptuellement, comme Leibniz quand ce dernier pense, en le prouvant ! que «le tout est bien» - et non : «tout est bien», ce qui serait stupide !

Notons que nous découvrons les habitants après les cultures, donc ceux qui ont cultivé après le résultat, lui-même d'ailleurs au passif (cf. la phrase précédente!). En fait, Voltaire, en bon conteur, fait appel à notre imagination, voire nos fantasmes («beauté singulière») dans cette première approche de ce pays merveilleux. Et ceci est de la plus grande pertinence, car nos voyageurs découvrent comme nous ces véhicules et, confronté à leur nouveauté, le conteur lui aussi ne peut qu'être évasif. Et rester sur une antinomie: «rapidement, gros»...

Au paragraphe suivant, fidèle à sa démarche objective de passer au filtre de la réalité le bien-fondé de la doctrine de son maître Pangloss, Candide ne peut que constater que la Westphalie est dépassée, quoi qu'il en soit et quoi qu’il en pense: «pourtant», comme semblant répondre à l'affirmation péremptoire ânonnée sans relâche par son précepteur. La suite est moins cohérente: «il mit pied à terre». Est-ce donc à dire qu'il a emprunté une de ces voitures? C'est l'art du conteur de faire passer les sous-entendus et les obscurités, sans même que l'on s'en rende compte. Au reste, seuls les hommes de peu marchent à pied... Ce que corrobore la situation sociale de Candide par rapport à son esclave Cacambo, renforcée par: «il rencontra» et non: rencontrèrent; c'est Candide qui prend la décision (cf. le «Allons» de Candide (deux § précédents), sur les conseils instants de Cacambo de prendre le canot). Le conteur évoque alors l'erreur d'interprétation des faits par Cacambo; il est trompé par ses préjugés sur les signes extérieurs de richesse, le comportement des indigènes; c'est une première expérience d'ethnologie pratique, voire d'éthologie; elle échoue, certes, mais c'est lui aussi qui apportera la seule interprétation recevable: «c'est ici un cabaret», à la fin de notre extrait... après deux erreurs de Candide, en toute bonne foi: Voltaire nous montre ainsi qu'une fois notre sens commun occulté par un préjugé - et Cacambo en souffre le premier alors qu'il est plus expérimenté que Candide; c'est que le prestige de la richesse frappe en premier les pauvres... et notre richissime Voltaire en sait quelque chose! - notre raison peut s'égarer, entraînée qu'elle peut être par un premier jugement fallacieux, et réinterpréter fautivement la réalité, malgré des évidences patentes qui devraient permettre de reprendre pied... Et l'expérience nous en est faite: la réalité avec «quelques enfants du village», mais le fait que leurs vêtements soient de brocart (tissus de soie brodée avec des fils d'or) suffit à faire oublier que ces derniers sont «déchirés» et que ceux-ci n'ont donc absolument aucune valeur pour les enfants. Qu'ils soient fils de roi semble la seule explication plausible pour Cacambo. Mais quelle probabilité de tomber dès son arrivée dans un village, sur les fils du roi, à l'entrée du bourg, sans même avoir atteint, si l'on en croit le texte, la première maison du village - à moins de prendre première pour: la plus importante? Au reste, leur jeu est des plus rudimentaires; le conteur se permet une focalisation interne: «nos deux homme de l'autre monde»; ceci montre bien que le point de vue a changé - ou du moins que les points de vue sont relatifs... On saisit ensuite la démarche pratique de nos observateurs; d'abord, par badauderie: «s'amusèrent»; puis le regard se porte sur les «palets», avec l'approximation: «assez», car il s'agit de quelque chose d'encore non décrit, avec la surprise: «éclat singulier» par rapport à n'importe quelle pièce d'une matière quelconque. Le plus curieux est que Voltaire, au lieu de souligner que c'est par une curiosité légitime, pour comprendre, que nos deux voyageurs observent de plus près les pièces, constate simplement le fait: «il prit envie» en tournure impersonnelle. C'est un véritable trésor qui s'étale sous nos yeux éblouis, fascinés, et Voltaire n'y va pas de main morte; quant à parler pierres précieuses, il ne marchande pas et déballe tout: «or» qui renvoie à «jaunes, émeraudes», qui renvoie à «vertes, rubis», qui renvoient à «rouges», (donc sans respecter l'énumération ternaire faite précédemment des couleurs) avec une plaisanterie de la part de Voltaire car c'est l'émeraude du Grand Mogol qui est connue, et non le rubis. Et le «sans doute» de Candide est bien un: sans aucun doute. Et tout de s'enchaîner logiquement; le «magister» est un terme latin qui désigne le maître (=instit!) à la campagne par dérision, et est souvent un peu méprisant, car ils étaient peu formés à l'époque. Promu «précepteur» par Candide, alors que ce dernier ne se rend pas compte qu'il fait rentrer les enfants à l'école. Le rapprochement incongru entre: «famille royale» et: «petits gueux» est comique et en même temps critique: ainsi, la confusion serait possible; c'est ramener la royauté à une dimension humaine... Notons que ces enfants sont bien éduqués et obéissent immédiatement à l'ordre de leur précepteur (ce simple détail souligne l'anachronisme de ce texte). C'est aussi un autre signe qu'ils sont inférieurs au donneur d'ordre. Les palets précieux sont au même rang que le reste: «en laissant à terre... divertissements». Ceci est tellement choquant que Candide réagit immédiatement, comme le marque le passage au présent de narration: « ramasse, court au précepteur »... Il y a là une rapide scène de comédie avec mime et mimiques, suppose-t-on: « signes »; comment exprimer : « leurs altesses royales »? où l’amphigourismes de l’expression rend ridicule l’étiquette aulique (=de la cour, adjectif pédant et quasi pléonastique, nous le reconnaissons modestement). Le mépris sans agressivité (« en souriant »)  du maître est bien marqué (« les jeta par terre »); surpris, il respecte assez son prochain pour ne pas l'interroger et retourne vaquer à ses cours. Ce qui est aussi une marque de grande sagesse: rien de ce qui est humain ne m'est étranger, affirmait déjà Térence. Le conte continue, avec l'effet comique de répétition: «l'or, les rubis et les émeraudes»... S'adaptant tout de même quelque peu, Candide passe au pluriel: «les rois», ce pluriel étant à la limite du crime de lèse-majesté... Nous retrouvons ensuite la liaison chère à Voltaire: «enfin»... En ce pays de Cocagne, toute maison est un «palais»; tout semble aller de soi, vu les verbes réfléchis; le succès, la musique, l'odeur, tout  laisse penser à une fête, avec accumulation de termes positifs: «une foule de monde», presque hyperbolique, renforcé par: «encore plus»... «très agréable, délicieuse». Cacambo, en valet fidèle, va aux nouvelles. Le conteur fait ensuite appel nos connaissances, avec le sourire de la complicité: «car tout le monde sait que... dans un village qui ne connaissait que cette langue» donne l'impression que le raisonnement tourne en rond: cette information parasite est un truisme, encore plus à cette époque. L'obstacle de la langue sera donc franchi, avec l'indication du lieu: «un cabaret», ce qui semble un terme un tant soit peu dépréciatif pour un tel endroit... Mais plus rien ne nous surprend après l'abandon inattendu de «l'or et des pierreries»...

N.B. .le dernier paragraphe a été rapidement étudié, car il n'aurait fait que répéter ce qui avait déjà été analysé avant.