Voltaire,
Candide
A) philosophie
Avec
des éléments tirés d'un article de Paul-Laurent Assoun, paru dans un
fascicule édité par Ellipses
I)
l'Optimisme métaphysique, cible de candide
L'Optimisme
au sens philosophique est employé pour la première fois par les Pères Jésuites
de Trévoux, rédacteurs des Mémoires
pour l'histoire des sciences et des beaux-arts. Selon Leibniz en effet, le
monde est un Optimum ou un maximum, dans ses Essais
de théodicée sur la bonté de dieu, la liberté de l'homme et l'origine du mal
publiés à Amsterdam en français en 1710. En fait, la Théodicée est la doctrine de la justice de Dieu, c'est-à-dire la
question de la responsabilité de l'homme envers Dieu et de Dieu envers le
Monde, bref, la question du Mal. En fait, il y a deux difficultés à régler:
1) la liberté de l'homme, incompatible avec la nature divine alors qu'il faut
que l'homme soit libre pour relever du jugement divin (=Jugement Dernier);
ensuite, 2) la conduite de Dieu, qui semble malgré tout avoir trop part au Mal,
même compte tenu de la liberté de l'homme. Classiquement, ceci se résout par
le partage par Dieu par Amour de notre condition d'homme jusqu'à la mort; c'est
la réponse chrétienne, incompréhensible pour un juif ou un musulman pour
lesquels la distance entre Dieu et l'homme est incommensurable et pour lesquels
le christianisme est en fait un blasphème: Dieu et l'humanité sont pour eux
– et pas pour moi, catho - essentiellement incompatibles...
Leibniz,
lui, veut innocenter Dieu du Mal en montrant que le mal procède d'une
rationalité profonde; donc la Théodicée étudie la bonté de Dieu, la
liberté de l'homme et l'origine du mal...
Pour
lui, la suprême sagesse jointe à une bonté infinie n'a pu manquer de choisir
le meilleur.
Car
si un moindre mal est une espèce de bien, un moindre bien serait une espèce de
mal. Donc, en toute logique, comme en mathématique où, s'il n'y a pas de
maximum ni de minimum, tout se fait également, ou rien, soit Dieu a produit le
meilleur monde possible, soit il n'en a produit aucun. Or le nôtre existe,
c'est donc le meilleur possible. CQFD. Il y a donc une combinatoire des
possibles, avec, pour choix final, forcément et raisonnablement, le meilleur...
Et la raison devient fondatrice du monde, métaphysique et physique sont liées:
la totalité est conçue comme une chaîne de causes et d'effets et comme une
chaîne logique de raisons;
avec ces apports, le délire verbal de
Pangloss, sa raison raisonnante qui en devient déraisonnable et répétitive
comme une machine sans but, dans le cinquième § du chapitre I, s'éclaire
singulièrement; le terme : «choses» est trop allusif, il n'y a pas, comme
chez Leibniz, d'appui sur les mathématiques, et l'expression: «tout étant
fait pour une fin» est bien floue.
Le
seul problème en fait est que Voltaire n'a pas la fibre... philosophique: il
faut avoir un génie différent du sien pour
oser d'abord résumer en si peu de mots le raisonnement leibnizien, et prétendre
se mesurer à l'inventeur du calcul infinitésimal; Voltaire n'a qu'un critère,
la réalité, ou plutôt le relatif, alors que nous savons comment cette notion
est trompeuse, surtout quand des concepts sont manipulés; ce n'est pas du même
ordre, pour reprendre une différenciation chère à Pascal: il y l'ordre de la
chair/matière/corps, celui de l'esprit/intelligence/raison/ mathématique,
surpassé par celui de l'Amour/Trinité/Bible... Voltaire a déjà fait preuve
de la même cécité en ce qui concerne l'auteur des Pensées: le célèbre argument du pari est fondé sur la notion
mathématique d'espérance statistique de gain; mais, malgré ses essais d'expérimentation
scientifique, par exemple sur le feu avec Emilie du Châtelet dans la propriété
de l'époux de cette dernière, à Cirey, Voltaire n’est pas un scientifique;
même s'il a publié, aidé par Emilie, les Eléments de la philosophie de Newton, l'Académie des Sciences n'a
pas reconnu par une récompense, la pertinence de ses travaux; en fait, Voltaire
est en science un amateur éclairé mais n'a rien d'un scientifique : ce n'est
qu'un homme de Lettres, ambitieux (cf. Oedipe,
la Henriade, Zaïre), arriviste, engagé même, mais il sait être mesquin
et a horreur des êtres qui ont, eux, la fibre vraiment philosophique, comme
Rousseau... car il se sent (ou se sait?) dépassé; un argument tranchant dans
une polémique - même discutable - lui semblera toujours préférable à la démarche
lente, pesante parfois, pénible, de la Science, de ce point de vue identique à
la Philosophie: la quête de la vérité ne peut dépendre d'un bon mot, d'un
jeu d'esprit - et c'est là la limite parfois du siècle des Lumières: une étincelle
peut mettre le feu aux poudres,, elle peut n'être que le banal effet d'un feu,
fût-il d'artifices...
Au
reste, établir une théodicée revient à démontrer comme accessible à la
raison la bonté divine et l'existence du mal, ce qui, aux yeux du croyant, ne
peut que relever de la Foi. En ce sens, Leibniz a été attaqué, par ex. par
Bayle qui soutient que Dieu est l'auteur du péché sans que sa sainteté en
soit compromise, et aucun système - orthodoxe ou leibnizien - ne peut résorber
ce mystère; il y a deux plans, incompatibles pour l'homme: la bonté divine,
les souffrances humaines (=le Mal), ce qui est proche du manichéisme. Bayle en
restera à une position finalement agnostique en disant qu'on ne peut rien
savoir là-dessus, au rebours de ce qu'avance la théologie ; finalement,
avec : «il faut cultiver notre jardin», qui conclut Candide, Voltaire partage peu ou prou cette position... position
relativiste qui a au moins le mérite de limiter les dégâts causés par la
raison de l’homme. Le pied nu sur la terre légère, disaient les indiens d’Amérique,
d’où leur génocide par les immigrants… [ hors cours : réfléchissons.
Et si M. Bush, par ses certitudes, sa lutte contre le Mal qu’il s’invente
aussi pour dominer le monde, en était le digne épigone ?]
Qui
plus est, Voltaire avec Pangloss s'attaque à une sommité du monde des Lumières,
Wolf, disparu au faîte de sa gloire philosophique, soutenu par Frédéric II de
Prusse, en 1754. Le but de Wolf est d'appuyer la Foi sur la raison démonstrative,
avec la rigueur de la précision mathématique, donc concilier la finalité
apologétique (conversion) et rationalisme, apparemment en les rendant réductibles
réciproquement, ce qui ne fait en fait l'affaire ni des croyants (cf.
l'inquisition) ni des philosophes (même croyants!). Il est frappant de
constater aussi que la parution de Candide
coïncide avec le cours que Kant consacre cette année-là à... l'Optimisme, en
reprenant grosso modo d'ailleurs la position leibnizo-wolfienne qu'il
abandonnera plus tard, une fois opérée sa rupture criticiste avec la métaphysique.
Comme toujours, Voltaire a le nez creux et sent ce qui fait débat, dont polémique,
donc succès d'auteur! Car déjà, même en Allemagne, la thèse de l'arbitraire
divin, selon laquelle Dieu a créé le monde parce tel était son bon plaisir,
gagne du terrain... Et le livre de Voltaire paraît en pleine vogue wolfienne en
France, cf. Formey: la belle wolfienne, avec deux lettres philosophiques, l'une sur
l'immortalité de l'âme, l'autre sur l'harmonie préétablie, parue à La
Haye entre 1752 et 1760 en... 6 volumes. Pangloss serait alors l'avatar comique
de cette personne...
Et
Voltaire entend d'autant plus régler son compte à cet hyper-rationnalisme que
son amie (décédée certes en 1749, en couche et des œuvres de son nouvel
amant, Saint-Lambert), Mme du Châtelet, en était férue... Pourquoi évoquer
ce point, puisque notre œuvre paraît dix ans après la disparition de son
ex-maîtresse ? C’est mal connaître Voltaire : il ressasse ses
haines, les rancit, les chancit pendant des années pour inoculer leur poison
virulent dans ses contes. La première mouture de Micromégas ne date-elle pas
de 1737, pour une production plusieurs lustres plus tard ? Voltaire
n’oublie rien, cf. son altercation avec le chevalier de Rohan-Chabot, dont le
dénouement piteux explique en partie qu’il poursuive de son ressentiment la
noblesse dans ses œuvres. Sans vouloir tout justifier par la biographie…
II)
la querelle de l'Optimisme dans Candide.
Cet hyper-rationalisme se retrouve dans Pangloss, qui se confond, corps et âme, avec l'exposé de sa philosophie, comme un automate, et une incarnation de cette dernière, qui en devient profondément ridicule, puisqu'il n'y a plus d'initiative personnelle. Comme Wolf, profond métaphysicien (et obscur!), Pangloss est allemand, et sa métaphysico-théologo-cosmonigologie est l'avatar comique de l'encyclopédisme wolfien: Wolf a construit un système global, holistique, fondé sur la Raison, donc indubitable... Mais Voltaire réduit Wolf qui, avant la métaphysique, étudiait la logique, et après la métaphysique, la cosmologie, puis la psychologie pour continuer sur la théologie. Son néologisme est réducteur... surtout avec le final nigologie, en une invective dérisoire... Et la parole de Pangloss est sans cesse démonstrative, au rebours de tout probabilisme empirique. En fait, Pangloss a la manie de trouver raison à tout, c'est l'homme du système. Mais ceci consiste aussi à exiger un principe unique pour rendre compte de tout ou du Tout, ce qui n'a rien de méprisable... «Tout est bien» est en fait un faux; Wolf soutient que le tout (cosmologiquement parlant) est bien. Mais appliqué à l'individualité du destin humain, à la condition humaine, ce raisonnement fonctionne mal, et Voltaire veut nous le faire d'abord sentir, puis comprendre... Il récuse et le Dieu géomètre, et le Dieu vengeur des Ecritures: pour Voltaire, le Mal existe en soi... ou plutôt, il y a des maux partout, d'où la nécessité du voyage pour le montrer; la métaphysique veut se placer d'un point de vue immuable; ce ne peut être celui de l'être humain, qui avance, en fonction de sa propre subjectivité et de ses propres désirs et non en vue d'une finalité objective... Le monde est donc contingent, accidentel, épisodique, événementiel. Il se passe même le contraire de ce que l'on peut prévoir; c'est un monde de fous, et non de raison. Même si l'art permet de réparer en partie les imperfections du monde... aux yeux de Voltaire (cf. Le Mondain)
B)
conte...
formellement,
Voltaire reprend en début de chapitre le sommaire coutumier des romans du XVIIIème
conte
aussi que : «icelui» ; ce terme médiéval montre bien que le
prestige des nobles au XVIIIème est aussi archaïque que le
vocabulaire utilisé ; leur pouvoir est un conte, cf. les rires de la
domesticité – dont le vicaire – quand le baron, justement, raconte des
contes. Et si ses ordres étaient aussi des contes ? On voit ici la charge
formidable de déstabilisation sociale que peut contenir un conte…
philosophique !
«Il
y avait» : début comme un conte, cf. il était une fois, avec son schéma
narratif bien connu : situation initiale, puis un événement perturbateur
(ici, le coup de pied aux fesses, trivial), des tribulations diverses et variées
pour (re)venir à une situation derechef stabilisée.
Son
humour est présent, souvent dans des clausules d'épisode où il tourne court
exprès au moment le plus intéressant: «voyant cette cause et cet effet... on
avait en conséquence saisi».
Les
petits faits vrais abondent, comme les notations documentaires (cf. la
Westphalie) et toute la vie de Candide change pour une broutille, parce que Cunégonde
a surpris les amours de Pangloss et de Paquette. C'est une négation de
l'Extraordinaire... Et Cunégonde, en bonne allemande – ce prénom était fréquent
à l’époque là-bas - finit en excellente pâtissière. Notons que le héros
voltairien apprend lentement. Rien du Chevalier à la Chrétien de Troyes. C'est
l'expérience qui le forme en le contraignant. Car les Malheurs existent: notre
Liberté, notre Orgueil (cf. le frère de Cunégonde) sans oublier les fléaux
de la nature, avec leurs complices désespérés (Martin) ou béats (Pangloss).
Il faut s'accepter et accepter les limites du monde, par le rire aussi...
Voltaire,
Candide, I
De :
«Il y avait» à «Un jour» (les 6 premiers paragraphes)
Le
texte que nous allons lire se trouve au début du conte philosophique de
Voltaire (l'anagramme d'Arouet l j, en fait Arouet le jeune, ce dont il se
targue vu ses problèmes relationnels, voire financiers avec son frère aîné,
le digne fils de son père, juriste janséniste); Ce conte a paru en 1759, alors
que notre auteur a 65 ans, pour régler les comptes avec le philosophe Leibniz
ou plutôt son disciple Wolf, dont l'avatar comique semble bien être le docteur
Pangloss - celui qui parle de tout et, de par son nom emblématique, prétend
bien dire tout sur tout. Il poursuit par cette narration polémique le débat
entamé dans le Poème sur le désastre de
Lisbonne paru en 1755, après le tremblement de terre qui fit 30.000
victimes. Voltaire pousse la mystification littéraire jusqu'à présenter ce
texte comme écrit par Ralph, mort à Minden en 1759. C'est le nom d'un obscur
poète anglais ayant polémiqué avec Pope... la supercherie va même plus loin:
une lettre publiée par le Journal
Encyclopédique présente Ralph comme le collaborateur d'un certain Demad,
capitaine du régiment de Brunswick, et qui serait lui-même le véritable
auteur, ce que son propre frère aurait authentifié... Ce texte est bien pavé
de chausse-trappes et fleure bon la supercherie littéraire: à Candide,
demi-Candide!
Lecture
Ce
passage forme l'incipit (début) de notre conte et va donc répondre
classiquement aux questions canoniques: quand, où, le personnage central, puis
l'entourage, la fin s'achevant sur le jugement porté par le héros éponyme sur
sa situation, apparemment appelée, vu les imparfaits à durer. L'évènement
perturbateur sera introduit par une anecdote: «un jour», et le passé simple:
«vit».
«Il
y avait» décale le début attendu d'un conte: il était une fois; il s'agit
d'un présentatif. La scène se passe en Prusse, l'une de ses provinces les plus
reculées d'après Voltaire, Vestphalie, à l'orthographe simplifiée. La présentation
se veut officielle, prestigieuse: «dans le château de M. le baron». S'ensuit
ensuite une plaisanterie phonématique, vu le nom à trop forte prononciation
germanique du baron... Qui? «Un jeune garçon», qui ne sera nommé qu'avec précaution:
«je crois» (qui est l'énonciateur de ce jugement de valeur? Ceci rend le
conteur présent mais entache déjà le récit de légende ; notons que la
focalisation zéro reprendra immédiatement ses droits, après cette incise en
intermède – mais qui participe du plaisir de la lecture), et d'une façon qui
laisse dubitatif: «qu'on le nommait». Ne serait-ce pas un pseudonyme?
Entretemps, ce dernier semble l'incarnation même du Bien: «les moeurs les plus
douces», au superlatif, qui annonce déjà
la kyrielle de la fin du 4ème paragraphe... Mais la phrase déclarative
qui suit n'est pas convaincante: l'habit fait le moine en est l'équivalent
proverbial. Voltaire ensuite joue sur les adverbes: assez: le plus... avec les
sifflantes abondantes... Les nécessités romanesques placent ici en première
ligne notre héros éponyme, avec force renvois: présentatif: «c'est», la
justification: «pour cette raison», dénuée elle-même de fondement avant son
énonciation par le: «je crois». Le nom vient comme confirmer la description:
il a, non la tête de l'emploi, mais le nom qui y correspond. Le lecteur reste
perplexe: comment faire de la bonne littérature avec de si bons sentiments?
Viennent alors les ragots, comme pour appâter la part vicieuse du lecteur,
toujours avide de rumeurs. Evoquer les anciens domestiques de la maison implique
en peu de mots et une complicité avec eux, une connaissance, et le milieu
social; «maison» a son sens latin de DOMUS, vu le terme château... La
complexité des liens nobiliaires, la fierté du sang bleu - que n'a pas
Voltaire, ce qu'il regrette depuis son altercation avec le comte de Rohan-Chabot
qui lui a valu la bastonnade, puis la Bastille, et qu'il compensera en achetant
à prix d'or un droit seigneurial sur son domaine de Tournay, même grevé de
lourdes servitudes - est dénoncé par la périphrase: «fils de la sœur de
Monsieur le baron» - comme citant les propos des domestiques, avec leur emphase
respectueuse - alors que le terme neveu est plus simple. Candide semble bien le
fils de son père... biologique: «bon et honnête», avec le préjugé
nobiliaire dénoncé d'emblée par le refus grotesque de la «demoiselle» - qui
ne l'est plus physiquement, mais les serviteurs doivent respecter les non-dits
familiaux («soupçonnaient»: ceci n'a jamais été officialisé): elle est
moins déshonorée par sa grossesse hors-mariage apparemment gardée secrète,
ce qui n'était pas trop difficile dans une famille noble à l'époque où les
femmes sortaient peu, que par un mariage qui serait pour elle une mésalliance
alors que 71 quartiers de noblesse feraient remonter sa généalogie de 2.000
ans en arrière. Notons aussi la plaisanterie méprisante: «le reste» (soit
1/72ème!). L'humour fonctionne ici efficacement. Cette longue phrase
explicative, comme impliquant de la gêne - il s’agit de dévoiler un secret
de famille -occupe quasiment la moitié du premier paragraphe, tout cela pour
nous faire part d'un bruit de couloir, finalement sans autre intérêt que de dénoncer
la suffisance, la morgue des nobles, même entre eux (ce qui est peu naturel, ce
que corroborent les méandres et l'accumulation des subordonnées dans ce style
indirect), au détriment des droits les plus sacrés des enfants. D'ailleurs, à
peine évoqués, les géniteurs de Candide, disparaissent, emblématiquement:
cela lui donnait la chance d'être fils de ses propres oeuvres - ce qu'il sera
à la fin du roman, mais entretemps doit intervenir le défendeur de
l'optimisme... à la fin du 3ème paragraphe... Comme quoi la société est mal
organisée... Relevons pour finir le ton dégagé de ce début de conte.
Puis
sont énumérés par ordre protocolaire Monsieur le baron, puis Madame,
curieusement, la fille avant le frère, mais le sexe féminin «frais» intéresse
plus notre conteur... Le maître du château est présenté avec emphase: une
des plus puissants, avec le terme: seigneurs, mais la justification qui est donnée
fait sombrer cette constatation dans le plus grand ridicule: avoir une porte et
des fenêtres est le propre d'un simple cabanon. Ce qui est une manière aussi
de dénoncer la rusticité des nobles de cette province. Et cette attaque en règle
se poursuit, par la dégradation d'un entourage dont le dernier élément cité
est le vicaire, alors que les éléments matériels (château, salle,
tapisserie), sont nommés avant les chiens qui eux-mêmes sont cités avant les
palefreniers... L'humour est insistant: «même». Comble du luxe: «ornée
d'une tapisserie». Notons que le sujet, l'origine, le créateur comptent peu.
La Redoute, rubrique Chouchou ? ou les 3 Suisses ? Ce n'est donc pas
une œuvre d'art, c'est simplement une décoration, extrêmement rare pour
l'endroit. Notre baron est plutôt exploitant agricole: ses basses-cours, avec
tous les chiens. L'ambiguïté du: «dans le besoin» montre bien que cette
meute ne mérite même pas son nom pour une chasse à courre digne de ce nom, au
sanglier, vu le terme: «piqueurs»... Les palefreniers sont les derniers des
valets, ils ont droit ici à une promotion sociale marquée, comme le vicaire
qui passe à grand-aumônier. C’est bien le moins. Ceci se termine donc sur
une pique contre l'Eglise, puisque le vicaire - qui n'est même pas curé -
c'est dire que ce château est de peu! - accepte cette pantalonnade. Et qui est
nommé Monseigneur? Le vicaire devenu ainsi évêque ou appellation par la
valetaille du baron? Plutôt la deuxième solution, cf. plus loin: «monseigneur
le baron»... Le fait de faire des contes (avec une mise en abîme !)
donnerait un côté très familial au château, notre baron est un brave bon
bougre, sauf quand on touche à l'honneur de sa fille, auquel cas cette soupe au
lait déborde! Ce qui oriente vers cette interprétation est l'accumulation des
possessifs, dans chacune des phrases déclaratives accumulées: le baron est ses
possessions: on a l'impression qu'il
décline ses titres de propriété comme autant de marques d'élection: son château,
sa grande salle, ses basses-cours, ses palefreniers, son grand-aumônier. Ce
monde est présenté de l'intérieur, comme en vase clos. Et c'est ce monde étriqué
que la violence guerrière viendra détruire de fond en comble. ce qui rend
toutes ces agitations humaines parfaitement piètres et dépourvues de sens...
Au
paragraphe suivant, la baronne, elle, est son corps, vu le jeu de mots implicite
sur une personne de poids... avec l'humour du terme: «environ»: voilà une maîtresse
femme; par là, avec l'intensif de supériorité: «très grande»; et malgré
cette obésité encombrante, elle arrive à se déplacer avec dignité en présentant
son château aux visiteurs, non sans phrase, vu la masse de la période qui la
présente, par opposition aux autres, en courtes phrases, comme des avortons.
Dignité et respect, de par les deux adjectifs, semblent les deux maîtres-mots
de cette femme, qui subira non les derniers outrages qui seront réservés à la
jeunette, mais la découpe à l’étal, comme une vache, en morceaux, à écouter
le récit de Cunégonde, au chapitre VIII. Beaucoup plus intéressante, en 4
adjectifs, semblant correspondre aux fantasmes sexuels de Voltaire (cf. ses
relations avec sa nièce, Mme Denis) la jeune fille avec son prénom à la première
syllabe révélatrice. Rien, bien sûr, ne nous est dit sur son esprit; elle
provoque seulement le désir: appétissante; comme on dit familièrement, on en
mangerait; tout se passe comme si, dans ce début de conte, Voltaire s'amusait
à reprendre les proverbes ou les expressions familières les plus éculés pour
leur redonner un certain éclat, éveiller avec eux l'intérêt du lecteur.
N'est-ce point là l'art du conteur? D'ailleurs, le respect affecté plus haut
dure peu: le fils du baron. Il est aussi fier et creux que son père (ne dit-on
pas: le digne fils de son père, dans un sens laudatif, alors qu'ici, en cet
incipit qui joue à l'envi sur force paradoxes, ceci s'avère profondément péjoratif?)
Il n'a pas droit à un prénom, et ne se définit que par son extraction
sociale. Le précepteur - attendu par prestige - s'appelle en grec: «tout en
langue», ce que confirme le terme amphigourique: «l'oracle», avec pour la
troisième fois, le terme «maison»: il s'agit somme toute d'une familia au
sens latin du terme, banale. Y a-t-il de quoi faire 30 chapitres? c'est là
aussi l'art du conteur! On termine sur un tableau charmant: petit Candide, car
s'il a le même âge que sa cousine, nous avons bien que les garçons au même
âge sont/étaient plus niais que les «jeunes filles». cf. la suite. Nous
terminons donc, non pas par le marmiton, mais par le moins important dans le
cadre familial, l’enfant naturel; le précepteur forme en fait les 3 enfants.
Naturellement, le terme «oracle» amène à la science de Pangloss, en un
mot-valise qui défigure et déprécie complètement la philosophie
leibnizo-wolfienne. Le terme «admirablement» est bien sûr à prendre avec des
pincettes, en antiphrase, pour une affirmation quasi tautologique, avec une
affirmation péremptoire: «ce meilleur des mondes possibles»; en fait, avec
mauvaise foi - mais Voltaire n'a jamais été un métaphysicien ni un philosophe
au sens de fondateur d'un système comme le prouvent ses lettres anglaises où il tente de régler ses comptes avec le grand
Pascal, ce qui était tout de même un trop gros morceau pour lui! - Voltaire réduit
à une simple affirmation ce que le grand Leibniz avait développé dans sa Théodicée...
le style indirect laisse la parole aux développements verbeux, voire bouffis de
truisme, de notre piètre philosophe... Les éléments passent du plus petit au
plus grand: «nez, et lunettes, jambes et chausses», avec à chaque fois, la
possession hautement affirmée comme une prérogative alors qu'il ne s'agit que
de piteux détails de la commune vie quotidienne: il n'y a pas de quoi se
glorifier et l'on voit mal en quoi ceci peut concerner et la philosophie et le
meilleur... Il y a là un décalage comique, ce d'autant plus que notre
philosophe nous met le nez dessus: «remarquez bien», et sur les «lunettes»
(un défaut de vision !) et sur les «chausses». Voltaire a vraiment l'art
de ridiculiser ses ennemis... ainsi l'amphigourique: «les jambes ont été
instituées»... on s'attendrait: pour marcher... Il n'en est rien! Tout ceci
est une citation implicite de la Genèse:
«les pierres ont été formées» - on attend à chaque fois le complément
d'agent sous-entendu! par Dieu. La construction de la suite est assez instable:
«pour en faire des châteaux»! Evidemment, ce n'est plus nous qui possédons,
c'est monseigneur qui a! avec la
justification immédiate de ce déséquilibre apparent dans l'équilibre des
choses: Voltaire dénonce le conservatisme social soutenu par la religion: «le
plus grand baron de la province doit être le mieux logé». (Voltaire propriétaire
à Ferney, reviendra un tant soit peu sur ce jugement détaché, car il vaut
mieux avoir des serviteurs religieux, respectant les dix commandements, que des
esprits trop libres)... Curieusement, «baron» vient en homéotéleute rimer
avec «cochon»: on revient au centre d'intérêt de Pangloss: les plaisirs du
ventre, pour aborder dans la suite du texte, celui du bas-ventre... le jugement
à l'encontre de ceux qui ne partagent pas le point de vue leibnizo-wolfien
tombe brutalement: «avancé» (donc non fondé en raison, hors de tout
raisonnement), «sottise»; et la conclusion s'ensuite d'elle-même, avec la
contrainte de la logique: «il fallait dire»... avec encore une fois un léger
décalage idéologique: le tout est un optimum dirait plutôt Leibniz, alors que
ce long raisonnement, qui se veut appuyé sur des exemples concrets accessibles
à tous, s'achève sur une réflexion plate digne du café du Commerce....
Dans
le paragraphe suivant, Voltaire alterne avec une tonalité touchante le sérieux
du disciple (souligné par les dentales), et sa candeur hyper caractérisée par
«innocemment», en parallélisme avec l'adverbe précédent... Il commence par
une constatation qui semble imparable: «extrêmement belle» (le vert paradis
des amours enfantines), même s'il s'agit d'un jugement personnel: «il trouvait»
que l'on réserve par pudeur. Lui-même se lance dans un raisonnement en son for
intérieur qui montre qu'il est digne disciple de son maître... Il se permet même
- belle ambition à son âge - un classement des degrés du bonheur, un souvenir
ici des vieux débats de la philosophie auxquels notre ancien élève des jésuites
a sans doute participé, en latin. A tout seigneur, tout honneur: après la
reconnaissance du Pouvoir (libido dominandi : désir de dominer), mâle et
femelle, vient la libido amandi (désir d’aimer); notons que le classement
pascalien n'est pas respecté et que la libido sciendi (désir de savoir ;
le péché selon l'Esprit) vient en dernier. Mais
pour citer Shakespeare, the last but not the least? Le
précepteur Pangloss devient «maître Pangloss», ce qui le dégrade en petit pédagogue,
avec la même dépréciation que pour nos instits, derechef repromus en
professeurs des Ecoles... Et cette présentation en feu d'artifice où Voltaire
joue des différentes facettes de son sens de la comédie humaine se termine sur
un bouquet final: la promotion ridicule de notre haut-parleur...