Histoire de Cunégonde

1)un texte mené non sans une distanciation ironique, avec une alacrité certaine, empreinte d’une sensualité affleurante, et un sens très sûr de la construction.

L’ensemble, sans en avoir l’air, mais à l’analyse (puisque Cunégonde est censée le présenter et n’a rien d’une intellectuelle : c’est un bas-bleu, en disciple ridicule, cf. « Pangloss m’a donc bien cruellement trompée quand il me disait »), est bien construit : le premier § de notre extrait évoque le coup de foudre du grand inquisiteur, le second est une reprise, une « revue » de l’auto-da-fé (déjà décrit à la fin du chapitre sixième), le dernier § présente son effet psychologique sur Cunégonde et conclut sur une invitation à souper (à laquelle le lecteur n’a pas droit… Diderot fera ce type de plaisanterie dans Jacques le fataliste, l’abbé Prévost à la fin de la première partie de son Histoire du Chevalier des Grieux et de Manon Lescaut, Sterne aussi dans Vie et opinions de Tristram Shandy), prémisse à l’amour, sur « un beau canapé » (une obsession de Voltaire ? cf. Micromégas, « ah, j’ai pris la nature sur le fait », en renvoi perfide à Fontenelle surpris en position avec Mme du Tencin, ou Les bijoux indiscrets de Diderot)

Le texte commence par la présentation du coup de foudre, en trois verbes au passé simple du récit descriptif. D’emblée, rien n’est simple : « fit dire qu’il avait à me parler » – notons que c’est Cunégonde qui parle, cf « parler » en fin de texte… autre clin d’œil : « lorgner », c'est-à-dire utiliser une lorgnette, mais aussi vulgairement, « admirer ». La première entrevue, derechef en 3 verbes, avec le jeu de mot de « représenta » pour cette première présentation, n’a rien de torride ni d’intense, au rebours de ce qui est attendu en cette occurrence, au moins pour l’un des deux partenaires. En trois volets, comme dans un syllogisme où « n’en voulut rien faire » remplace le « or », et la dernière phrase, en asyndète, la conclusion, est posé le problème, le dilemme que l’on n’ose qualifier de cornélien : Don Issachar va-t-il sacrifier sa vie à son amour pour sa maîtresse ? Que non pas : le « enfin » tranche le noeud gordien : nous ne sommes pas dans une tragédie héroïque mais dans une comédie bourgeoise et… salée (ce que se propose Voltaire pour intéresser Mme de Pompadour, les commis et les femmes de chambre), un contrat est établi en bonne et due forme, avec ses 3 articles, bien sûr, et la loi civile des contractants déborde sur la Loi religieuse de chacun ; elles en sont désacralisées, et renvoyées dos-à-dos.

Le second § commence par une présentation générale. En 3 courtes phrases s’ordonne la présence de la narratrice, en figuration innocente : « il me fit, je fus, on servit ». L’énumération des sentiments ressenti est très bien menée : Cunégonde a été une élève assidue et attentive en la rhétorique : 2 syllabes et demi, 2 syllabes, 1 syllabe et demi : « surprise, effroi, trouble », avec les liquides et le [a] central. Non sans humour, pour celle qui se contente de voir (« voyant, vis, yeux, regardai, vue») car la scène est perceptible, avec les allitérations : « je vous vis », on constate que Pangloss ressemble à lui-même, Ce dernier est expédié en 3 passés simples, brutaux, en asyndète. Avec un hiatus ensuite pour l’évanouissement : « tombai en ». Cunégonde se débonde et laisse libre court à 4 noms d’une intensité tragique indéniable. Comment se fait-il que ceci déclenche chez le lecteur-auditeur un sourire sardonique ? Est-ce le rapprochement incongru entre « tout nu » et ces termes, l’abondance des liquides [l,r], l’équilibre subtil des syllabes (6/6 puis 4/4) ? C’est qu’elle avoue son obsession : « la peau »… On est loin de la délicatesse de l’Amour, avec le contraste du « blanc » et de « l’incarnat » – il est difficile d’être plus allusif. De toute façon, il n’y a que cela qui l’intéresse c. le baiser qui clôt ses souvenirs au § suivant. Notons le clin d’œil de « redoubla » suivi de deux relatives en structure binaire, donc. Cunégonde reste silencieuse, en fait, malgré l’accumulation comique des termes évoquant la protestation avortée : « m’écrai, dire, voix, cris ». Elle se paie le luxe d’enfin réagir, a posteriori, avec, entre guillemets : « Arrêtez, barbares ». On est en plein jeu de scène. Tout ceci ponctue en fait les coups de… fouet. Car techniquement, Candide est fouetté, N’en déplaise ici à Cunégonde - ou à Rousseau ? Elle préfère le sadien : « fessé », préfigurant la Philosophie dans le boudoir. L’auto-da-fé, qui doit pousser les croyants à l’examen de conscience, renvoie Cunégonde à l’incompréhension de l’existence, la présence du mal dans le monde… Là les structures binaires abondent, deux Scandales, en parallèle, Candide est bien fouetté, Pangloss bien pendu, comme Cunégonde est la bien-aimée ; tout ceci est bien cruel, et tout ceci ne va pas au… Mieux. On voit comment, par delà la creuse Cunégonde, Voltaire nous confronte à une horreur bien réelle.

Et Voltaire/Cunégonde remet le couvert : un état de déréliction en 2 structures binaires successives (3 syllabes à chaque fois, puis anaphore de « tantôt », avec assonances en [ê/è]). Mais Cunégonde est surtout sensible à elle-même, vu la pléthore des déterminants possessifs qui scandent toute l’énumération, le rappel des avanies qu’elle a subies antérieurement… Paradoxalement, en toute objectivité, on ne peut qu’en conclure que Cunégonde, au rebours de ses affirmations réitérées de « faiblesse », fait preuve d’une résistance certaine. Elle affronte sans fard le réel, « massacre » est exact (même s’il est faux, nous l’apprendrons au chapitre quatorzième, pour le frère) ; elle se permet un euphémisme avec le terme « insolence » pour « viol » - mais comment présenter la chose lors de telles retrouvailles. Le temps s’accélère, comme les événements et se termine sur une concomitance en résonance, en accompagnement musical : « ce grand miserere en faux-bourdon » (notre bas-bleu a l’âme musicale, comme toute jeune fille de bonne famille qui se respecte à l’époque) « pendant lequel on vous fessait », donc en cadence (encore cette obsession, et non : fouettait). La polysyndète fait passer le protéron-hystéron, si ce jeu de mots est acceptable : l’événement déclencheur, pour reprendre la terminologie de Todorov, est présenté en dernier, avec ses circonstances précises, spatio-temporelles, et le jeu de paronomase : derrière/dernière. Le langage religieux affleure, ridicule en de telles circonstances. Mais il en faudrait beaucoup plus pour arrêter notre évaporée… Dont nous ne connaissons pas le couleur des cheveux… « Dieu, ramenai, tant d’épreuves, recommandai, soin de vous, vous amener, très bien exécuté ». Ce d’abord en deux structures binaires ; « Louai, recommandai » au passé simple, « a exécuté, « j’ai goûté », au passé composé suivi d’une structure ternaire infinitive: « revoir, entendre, parler ». Une structure ternaire finale en syllogisme implicite asyndétique clôt le tout : « vous », or « j’ai », donc « commençons », à l’impératif 1ère personne du pluriel, Candide et Cunégonde en couple, induit par « devez » et la constatation au présent : « G a », pour reprendre les assauts d’esprit à Sans-souci entre Frédéric de Prusse et Voltaire.. Oserions-nous dire : « commençons par souper » et finissons, comme l’énumération ci-dessus, par : « baiser » ?

2) une jeune femme évaporée:

Le moins que l’on puisse dire, après notre lecture, est que Mademoiselle Cunégonde sait manier sa barque. Classiquement, la première rencontre a lieu « à la messe », endroit où hommes et femmes peuvent se rencontrer sans choquer. On sent l’orgueil de la jeune femme sensible à son impact: «beaucoup»; le niveau social de Cunégonde est souligné par «me fit dire». La curiosité féminine est dénoncée par «affaires secrètes». Elle-même reste passive: «je fus conduite» (un simple objet, en cod, en ce début ; cf. « la maison et moi », dans l’ordre d’importance); comme son frère, Cunégonde est fière de sa noblesse: «naissance, rang», avec la déchéance sociale et morale d’«appartenir» (remarquons la crudité du terme) à un israélite. Cunégonde ne se montre pas choquée d’être l’objet d’une tractation commerciale (cf. le champs sémantique de la finance : « céder, banquier, crédit, marché, convention »), voire d’un marchandage éhonté. Remarquons qu’elle appelle le grand inquisiteur «Monseigneur», elle est sensible à son prestige. Comme elle se semble se targuer, mal à propos, avouons-le, quand on retrouve un ancien amoureux, du poste élevé de Don Issachar. Elle se veut indifférente, au-dessus de ce qui s'apparente à une bataille de chiffonniers: «n’en voulut rien faire, le menaça, intimidé, conclut un marché». Il est révélateur que la maison passe ici avant Cunégonde. Il s’agit d’un contrat en bonne et due forme, Cunégonde fait partie des biens... meubles(?). Elle a bien retenu les termes du contrat et ne nous en épargne aucun détail, même les plus futiles, sans se choquer: «en commun»; il est vrai que, de sa part, ce serait par fausse pruderie vu ses expériences antérieures sur lesquelles elle s’était d’ailleurs complaisamment étendue (!). Cunégonde tient bien son calendrier: «il y a six mois»; Admirons l’euphémisme légal du terme «convention». Elle semble se targuer d’être encore l’objet qui mérite qu’on se dispute: «ce n’a pas été sans querelle» (cf. la joute pour la plus belle dans l’amour courtois). Elle se vante d’avoir résisté aux «deux lois» (la chrétienne et l’hébraïque - dont on se demande bien ce qu’elles ont à voir dans tant de turpitudes!), mais elle joue sur les mots: le «jour» en suspens est la nuit du samedi à dimanche ; sinon, à la lire précisément, elle se partage bien équitablement entre les deux. Avouons qu’il est pour le moins naïf de sa part d’avouer à Candide sa fierté d’éveiller un tel amour... éternel (?): toujours? Cunégonde a bien une tête de linotte... Mais non sans efficacité : en bon Candide, René Pomeau, de l’Institut, dans une note de son édition chez Garnier-Flammarion, 1994, semble y trouver une contradiction, croire qu’elle n’a pas donné « le plus outre » puisqu’il rappelle que la vieille au chapitre XIII dira "pourtant" que les deux jouisseurs ont eu « ses bonnes grâces ». Certes, les propos tenus sont ambigus, mais en fait bien clairs si l’on n’est pas obnubilé par ses préjugés : Sans fard, Cunégonde se flatte d’avoir laissé couché seule, les… samedis soirs, uniquement ! Certes, elle se targue en début de chapitre que le juif n'ait pu triompher de sa personne. De fait, avant d'arriver à cette maison de campagne (celle même qui est sous contrat, comme elle!), si on l'en croit, rien ne s'est passé. Apparemment, les jésuites à la mode voltairienne sont passé par là; car, après, c'est en fait le "paradis plus" sur terre, si nous la suivons bien (Le septième ciel? Dont elle se voudrait, d'où les invectives, cf. "vilain"?). Vu son pouvoir et la force de son désir ("passionnément, s'attacha beaucoup"), on ne voit pas comment ni au nom de quoi Issachar aurait respecté Cunégonde, ni en quoi la "vertu" de cette dernière aurait pu s'affermir.

Elle adhère d’ailleurs à tout ce qui plaît à son maître en double (comme quoi!), qui a droit maintenant à «monseigneur l’inquisiteur» et elle n’a pas plus d’esprit critique que ceux qui l’entourent: «pour détourner le fléau»: elle est superstitieuse et crédule, mais avec une certaine finesse féminine, malgré tout: «pour intimider Don Issachar». Fierté encore de son entregent et de ses relations: «il me fit l’honneur», orgueil car on reconnaît sa préséance: «je fus très bien placée»: c’est le dernier endroit où l’on sort. Elle est sensible aux raffinements propres à une société civilisée: «on servit des rafraîchissements aux dames». Mais qu’attendre d’une Cunégonde qui ne se lance dans de longues phrases que pour minauder et semble se pomponner en repassant vite les épisodes de cette journée pourtant fatidique. Elle veut faire preuve d'humanité: « à la vérité » (en un élan rare de sincérité, cf. plus loin, « avec vérité ». La répétition laisse perplexe et indique que, quand elle parle, elle a bien conscience de sa tendance à jouer avec la réalité, cf. ses relations bien trop étroites avec Issachar). C’est la violence du spectacle qui l’a choquée et non la condamnation en soi - mais pourquoi alors s’y rendre? -; Elle se montre sous son vrai jour avec l’adjectif: « honnête »; pour une telle femme, c’est bien, c'est moral d’épouser, de passer devantr Monsieur le curé. Elle se joue la grande scène de l’émotion, avec la structure ternaire: « surprise, effroi, trouble » (?); mais le « sous la mitre » nous permet de constater qu’elle n’a pas perdu son sens de l’élégance; elle est surtout sensible à ce qu’elle ressent, car une seule personne l’intéresse vraiment: « elle ». Elle veut dénier, de façon infantile, la réalité, en se frottant les yeux (mais ce rejet du spectacle est immédiatement annulé par l’aveu : "je regardai attentivement ») ; le fait est là, brutal: « je le vis pendre ». En asyndète, comme toujours, et réaction féminine du temps, pour montrer son raffinement encore: les vapeurs, « je tombai en faiblesse ». Mais la scène perdure et la nudité de son amoureux balaie son vernis culturel: « dépouillé », avec le surenchérissement : « tout nu ». La bêtise niaise de Cunégonde s’étale sans vergogne, sans pudeur aucune: voir son amoureux nu est « le comble de l’horreur »... et elle en rajoute, elle se complaît dans cette évocation pré-sadique? Avec les liquides en R pour mieux souligner l’intensité de son émotion. Elle se reprend. Mais elle répète trop souvent le terme «vérité» pour qu’on la croie sur parole. Sa comparaison est vraiment mal venue: elle a ici au moins le mérite de la franchise: « peau plus blanche, incarnat plus parfait » que son premier véritable amant, car celui qui l’a possédée la première fois a été tué sur son corps par le capitaine! Le « Mon » (possession sexuelle) est pour le moins maladroit ici. Cunégonde frôle la crise mélancolique: « sentiments qui m’accablaient »; au reste, elle n’a pas pu jouir de la peau de Candide... Elle est outrancière: « me dévoraient », et tenter de revivre cette crise, après-coup, est ridicule. Elle mérite cet adjectif d’ailleurs: « je voulus dire », après avoir dit: « je m’écriai »; elle atteind enfin la vérité. Une faiblesse bien féminine? « La voix me manqua ». Puis le réalisme, vain, mais ô combien humain en fait, de Cunégonde: « mes cris auraient été inutiles ». Elle a le temps de contempler la scène, malgré ses sentiments: « quand vous eûtes été bien » (a-t-elle compté les coups) « fessé » (comme un gamin, ridicule de la position de l’amoureux). Face à tant d'entraves, notre pauvre Cunégonde se prend à réfléchir. Elle commence par son obsession: « l’aimable Candide », Puis « Pangloss », qui lui a servi, à elle aussi, de précepteur (à l'en croire, puisqu'elle a été élevée par le docteur Pangloss, elle-même, au rebours de son capitaine des Bulgares, a beaucoup d'esprit et de philosophie, à reprendre à rebours ses propos antérieurs, dans le même chapitre). Elle résume la situation mais ce n’est qu’une répétition de ce que nous connaissons déjà, et cela en devient comique. Elle se voit héroïne tragique: "sur l’ordre de..." « dont je suis la bien-aimée » (toujours ce poste officiel de maîtresse auquel elle tient). Mais elle a mal retenu les leçons de son maître; « tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles » devient, platement et banalement, comme dans la conversation courante: « tout va le mieux du monde », avec les récriminations d’une gamine: « donc bien cruellement trompée », elle si douce, si innocente!

Et Cunégonde se débonde, « éperdue » elle aussi, à l’instar de Candide après son traitement indigne d’un homme (fin du chapitre sixième), en reprenant la même démarche énumérative des catastrophes essuyées que son amoureux, mais avec moins d’émotion, beaucoup plus de détails, non plus héroïques, mais triviaux, voire d’une banalité consternante, avec la vindicte d’une femme rancunière ; d’abord son état psychologique, en redite, mais elle repasse en revue, dans l’ordre chronologique, tous ses malheurs: sa tête n’est pas aussi partie – « éperdue, hors de moi-même » - qu’elle le dit: « elle avait la tête remplie » (ce qui est surprenant dans le cas de Cunégonde. Notre héroïne n’est pas à une contradiction près); au reste, sa tête semble même déborder sous les avanies qui, par effet d’accumulations, deviennent comiques. Sans ménagement, elle annonce à son cousin la mort de son oncle, tante, cousin; admirons l’euphémisme pour le viol subi: « insolence », avec l’adjectif dépréciatif de la femme noble/ mais aussi de l’enfant: « vilain » (deux fois: Don Issachar y a droit aussi). Tout se mêle: « coup de couteau, servitude, métier de cuisinière », concubinage (« mon capitaine bulgare »); l’inquisiteur devient « abominable ». Elle pense ensuite - et enfin! - au destin de la victime: le docteur Pangloss; elle semble vouloir conclure sur une notation esthétique et spirituelle (« grand miserere »). C’est mal la connaître ; avec la syndèse: « et surtout », elle revient, en pseudo-philosophe car la cause est vraiment infime, à ce qui a provoqué cette kyrielle d’atteintes épouvantables, en pèle-mêle: « le baiser » donné (en fait, ils se le sont donné mutuellement); elle présente ceci tragiquement comme l’ultime baiser d’adieu, alors que, vu son observation attentive de la leçon de physique expérimentale donné par Pangloss à la bonne (sic !) Paquette derrière un bosquet, c’était le commencement. Cunégonde mélange donc les genres. La chute est brutale et montre que la pratique chrétienne de Cunégonde est égoïste et superficielle: « Je louai Dieu qui vous ramenait à moi », elle est le centre du monde, tout ceci pour que Candide la retrouve, après tant d’horribles épreuves ! Elle conclut par le rappel des détails pratiques: Cunégonde sait être ménagère de ses plaisirs, avec l’entremetteuse, pour remettre en état un postérieur, ne peut-on s’empêcher de penser. Admirons l’outrance du compliment: « le plaisir inexprimable » avec, pour finir, la structure ternaire (« revoir, entendre, parler »): Cunégonde n’a pas tout perdu de sa bonne éducation. Soyons sûr que son vrai plaisir a été de... « parler »! Et elle propose trivialement de se mettre à table. Cunégonde est un caractère que rien n’ébranle? C’est qu’elle est nature!

3) paradoxalement, une telle attitude ne fait que renforcer le sentiment d’horreur éprouvé - en même temps que l’amusement - par le lecteur.

Car dans ce texte, Voltaire dénonce aussi les turpitudes de l’infâme, en particulier de l’inquisition, en la personne du Grand inquisiteur, prêtre solliciteur à la messe. Son désir sexuel est intense: « il me lorgna beaucoup », alors qu’il est tenu, de par ses vœux, à la chasteté. Certes, il a le comportement extérieur d’un inquisiteur, avec le culte du secret. Mais pour son utilisation personnelle; en fait, Cunégonde, par le truchement du Grand inquisiteur - en fait, le patron de l'inquisition portugaise, reviendrait dans sa sphère sociale d’origine sans plus « appartenir » - le terme est cru - à un juif. Notons qu’ainsi l’inquisiteur relèverait de son pêché une nouvelle Marie-Madeleine, et ce type de casuistique n'est pas étranger au Saint-Office. Son plus haut représentant va jusqu’à marchander sans pudeur, en n'hésitant pas à se servir de tous ses pouvoirs, la « cession » - encore un euphémisme - de la jeune donzelle. Vu le marché, il s'est arrogé le dimanche, le jour du repos dominical, théoriquement consacré à Dieu... Là où il devrait lutter avec l’israélite sur des points de controverse théologique, il s’agit de se partager les faveurs d’une femme « commune »! Ce membre du Saint-Office est omnipotent et n’a de compte à rendre qu’à lui-même: «il plut». Mais notre tyran fait flèche de tout bois, à quelque chose malheur est bon: le prétexte officiel: «détourner les tremblements de terre» (ce qui laisse rêveur sur les convictions intimes de l’inquisiteur), la raison officieuse: impressionner («intimide», deux fois ce terme - notation antisémite de Voltaire. Le juif est lâche?) le rival. L’ « auto-da-fé », est une cérémonie religieuse: « célébrer », ce qui nous choque actuellement. Tout ceci est très urbain, bien organisé: on place « les dames », on leur sert « des rafraîchissements », car ceci dure longtemps. En opposition brutale: le spectacle de la crémation, avec le chef d'accusation qui nous sidère: le mariage entre parrain et marraine. Les expressions de Cunégonde concernant Pangloss s’appliquent en fait à toute la scène. Les malheureuses victimes sont déguisées: « dans un san benito, sous une mitre », le faciès déformé par l’angoisse? « une figure qui ressemblait » (il est vrai qu’il ressort d’un traitement contre la vérole!). Pendre Pangloss permettra à ce personnage de réapparaître en fin de conte. Remarquons que Cunégonde, concernée, semble la seule femme touchée par ces atrocités... Mais ses sentiments d’accablement auraient pu s’appliquer aux brûlés ( :=) !) plutôt qu’au fouetté. Il y a là un décalage d’humour noir de la part de Voltaire qui est plus saisissant que tous les arguments contre de tels forfaits. Les réflexions de Cunégonde indiquent que l’inquisition est une des marques de l’incarnation du Mal dans le Monde. Les évocations des épreuves antérieures soulignent peut-être que l'inquisition aurait d’autres devoirs chrétiens à accomplir, au lieu de s’occuper d’une orthodoxie étriquée et mesquine. A quoi rime la performance musicale du « miserere en faux-bourdon »? Sauve-t-il les âmes? Ce d’autant plus que ce chant religieux semble donne la cadence du fouet, en une ironique dépréciation. Voltaire, ici, s’avère férocement anti-bigot: il rend Cunégonde si stupide qu'on s’en voudrait de louer Dieu, si c’est en compagnie d’une telle personne et pour ces raisons... De toute façon, seuls les plaisirs, surtout ceux du ventre, intéressent notre Chrétienne, digne émule en cela de l'inquisiteur, même si elle semble plus franche.

Voltaire, par la bouche de Cunégonde qu’il transforme en pipelette évaporée, présente par le petit bout de la lorgnette l’autodafé déjà évoqué au chapitre VI, mais c’est pour mieux clouer au pilori de l’indignation publique les responsables de ce gâchis humain: les inquisiteurs, et ici, leur chef... ce témoignage sur l’horreur est d’autant plus crédible qu’on ne peut imaginer ici des arrière-pensées de la part de cette tête de linotte: tout ceci sort du cœur et des yeux, sans filtre déformant: c’est une vision brute, avec ce que ceci comporte de trivial (ex. les rafraîchissements) et de franchement épouvantable (brûlé).