BAL
DES PENDUS
Au gibet noir, manchot aimable,
Dansent, dansent les paladins,
Les maigres paladins du diable,
Les squelettes de Saladins.
Messire
Belzébuth tire par la cravate
Ses
petits pantins noirs grimaçant sur le ciel,
Et,
leur claquant au front un revers de savate,
Les
fait danser, danser aux sons d’un vieux Noël !
Et
les pantins choqués enlacent leurs bras grêles :
Comme
des orgues noirs, les poitrines à jour
Que
serraient autrefois les gentes demoiselles,
Se
heurtent longuement dans un hideux amour.
Hurrah!
Les gais danseurs, qui n’avez plus de panse !
On
peut cabrioler, les tréteaux sont si longs !
Hop
! qu’on ne sache plus si c’est bataille ou danse !
Belzébuth
enragé racle ses violons !
O
durs talons, jamais on n’use sa sandale !
Presque
tous ont quitté la chemise de peau ;
Le
reste est peu gênant et se voit sans scandale.
Sur
les crânes, la neige applique un blanc chapeau :
Le
corbeau fait panache à ces têtes fêlées,
Un
morceau de chair tremble à leur maigre menton :
On
dirait, tournoyant dans les sombres mêlées,
Des
preux, raides, heurtant armures de carton.
Hurrah
! La bise siffle au grand bal des squelettes !
Le
gibet noir mugit comme un orgue de fer !
Les
loups vont répondant des forêts violettes :
A
l’horizon le ciel est d’un rouge d’enfer…
Holà,
secouez-moi ces capitans funèbres
Qui
défilent, sournois, de leurs gros doigts cassés
Un
chapelet d’amour sur leurs pâles vertèbres :
Ce
n’est pas un moustier ici, les trépassés !
Oh
! voilà qu’au milieu de la danse macabre
Bondit
dans le ciel rouge un grand squelette fou
Emporté
par l’élan, comme un cheval se cabre :
Et,
se sentant encore la corde raide au cou,
Crispe
des petits doigts sur son fémur qui craque
Avec
des cris pareils à des ricanements,
Et,
comme un baladin rentre dans la barque,
Rebondit
dans le bal au chant des ossements.
Au gibet noir, manchot aimable,
Dansent, dansent les paladins,
Les maigres paladins du diable,
Les squelettes de Saladins.
(Plan
en approfondissement)
Arthur
Rimbaud, après une enfance apparemment obéissante, sous la férule d’une mère
rigoriste et acariâtre – car en fait séparée de son mari – jeta sa gourme
en août 1970, par une première fugue à Paris. La même année, après une
deuxième fugue, il confie 22 poèmes dont le nôtre à un jeune poète que lui
a fait connaître Izambard, son professeur de rhétorique, Paul Demeny. Ce texte
fleure ici la provocation, «l’encrapulement» cher à Rimbaud, avec son
esprit burlesque et sa verve caustique, ce pour voir ce que les autres ne voient
pas, car le poète est un «voyant», qui ne doit pas se censurer, quitte à
choquer le bourgeois. Nulle décence, nul arrangement, nul interdit, pas même
celui du bon goût, ne peut arrêter le poète, un homme libre. Même le
grotesque ne lui est pas étranger. Aussi ne sommes nous pas surpris ici d’être
face à un texte qui se veut:
I
) d’une violence exacerbée, très expressif
A)
De par ses
répétitions angoissantes, martelantes, prenantes:
·
Bal: titre, v. 2 (et dernier vers de la
strophe pénultième), ainsi que l’écho: baladin (=saltimbanque, bouffon).
Danser, v. 2, 8,15 en nom; paladins en reprise d’un vers
sur l’autre (2,3), pantins: 6,
9, noir : 1, 6, 10; implicitement: diable en fin de v. 3, corbeau en 21, champ
lexical du clair-obscur: cf. sombres en 23, en contraste avec neige corroboré
lui-même, au même v. 19 par blanc, cf. pâles en 31; violettes: 28, rouge: 29,
24, gibet noir: 1, 24, Belzébuth:
5, en début de strophe, au début de 16; orgue: v. 10, 26
B)
En fait,
les sens sont ici fortement sollicités:
·
auditif/sons:
Toute une cacophonie éclate à nos oreilles: claquant, sons, orgues, hurrah,
hop, racle ses violons, durs talons, la bise siffle, mugit, orgue, les loups
vont répondant, qui craque (allitérations), cris, ricanements, chant des
ossements. Ces sons s’incarnent dans des allitérations, parfois un peu forcée
pour nous (r 6: sifflantes+liquides, 24, 25; des hiatus: claquant au, danser
aux, dans un hideux amour, heurtant armures, moustier ici; des rimes abondantes
participe aux échos, aux vibrations angoissantes: paladins/Saladins aussi peu
en rapport qu‘aimable et diable. Cravate est raffiné, pas savate, avec des
recherches de rimes léonines, voire plus: seule la rime fou et cou est pauvre,
un rythme alexandrin échevelé: cf. 5 (tire hyper-accentué), 8 (rythme des
mesures: 4/2//2/4), 16 (forte diérèse, cf. ra-ra, cf. 27), 17 (22224), 18
(12333), 20 (e muet) 21, 22 (tétramètre).Toute une dysphonie de sons aux résonances
très modernes...
·
Visuel:
les couleurs diaboliques sont de sorite, nous les avons déjà rencontrées
supra le spectacle lui-même est déconcertant. Des esquisses de ligne: gibet,
manchot aimable, tire par la cravate, petits pantins noirs, avec un effet
d’ombre chinoise: grimaçant (sic!) sur le ciel; bras grêles, poitrines à
jour, souvenir de couples, mélangent des lignes: se heurtent longuement; les
corps sont décrits par les creux, par l’absence de la chair (cf. 18); autre
ligne, cette fois horizontale: les tréteaux: la scène s’élargit
fantastiquement; la vison se mêle: bataille ou danse. Le corps dans son horreur
(talons sans sandale), la peau transformée en chemise que l’on a déposée,
la disparition par putréfaction des organes sexuels. Le regard est sensible au
ridicule: blanc chapeau, tête fêlées, avec la plume (ici du corbeau) censée
être décorative (panacha), avec le détail
qui tue: habituellement, ce sont les enfants mangeant mal qui ont un
morceau de chair au menton. Le regard s’élargit encore: grand bal, forêts
violettes des Ardennes, l’horizon. Avec les 3 points de suspension, la vision
pourrait s’apaiser. Que non pas: secouez-moi (à quels aides s’adresse ici
le poète?) «ces» nous les montre.. Le texte nous trompe ensuite sur leurs
activités: il est ambigu: qui défilent (comme tous les capitans matamores!) .
L’effet d’ombres chinoises s’accentue: Bondit dans le ciel rouge. Puis
tout se désarticule: petits doigts, fémur, rebondit, ossements.
·
Tactile:
tire, claquant, choqués, enlacent, serraient, se heurtent, amour, racle, durs,
applique, tremble, heurtant, secouez, défilent un chapelet d’amour sur , se
sentant, crispe, rebondit, voire dansent(caresse sensuelle?). Le relevé lexical
révèle la violence de la scène
C)
Présence réaliste
du corps : ce dernier ainsi que les vêtements figurent sans fard: «squelette,
front, savate, bras grêles, poitrines, plus de panse, talons, sandale (non usée),
chemise de peau», allusion sexuelle: «le reste est peu gênant et se voit sans
scandale, crânes, têtes fêlées, morceau de chair, maigre menton, gros doigts
cassés, pâles vertèbres, corde raide au cou, petits doigts, fémur». Cette
énumération, qui renvoie aux danses macabres, ne va pas sans angoisse…
II)
Mais au-delà nous sommes sensible au grotesque
de cette pièce et à son humour noir. Nous sommes confronté à la volonté
adolescente de choquer le bon goût bourgeois!
A)
Ce d’emblée :
volonté de dérision que le titre: bal des pendus; le bal est un moment de séduction,
de plaisir sensuel. Or, à moins de penser à l’effet physiologique de la
pendaison, les bras nous en tombent (sic!) face, d’emblée, à l’apposition:
manchot aimable, elle-même en oxymore et inappropriée : une potence est
manchote, pas un gibet.
B)
Les cris de
victoire: hurrah, les interjections: hop, comme pour un jeu; l’apostrophe aux
talons: O durs talons (17) participent à cette envolée, avec la chute:
rebondit; Le dérisoire: armures de carton, qui déprécie, dénonce
l’artifice, et semble vouloir nous montrer l’envers du décor. En fait, qui
dit crânes creux, masque en fait, dit mascarade. Ce ne sont
pas les seules marques de la présence de l’émetteur dans cette poésie:
Hop en début en début de vers 17,
comme Holà,(29) ou Oh! (33). Les signes de ponctuation ne sont pas de reste et
soulignent la tension de la scène, en scandant avec outrance peut-être les pas
de danse: le témoin de cette danse n’est pas objectif, cf. les points
d’exclamation qui parsèment des fins de vers. Il en est de même des deux
points, qui laissent penser à une
explication, en passant de la 5ème à la sixième strophe, même si le suivant
(menton:) ne sert qu’à annoncer la comparaison: on dirait… Il n’est pas
jusqu’à l’utilisation des personnes qui ne participe à cette présence
instante de l’énonciateur: «qui n’avez plus de panse» (v. 13), voire: «se
voit sans scandale», v. 19 (car la nudité est obscène pour la bonne
bourgeoisie), souligné par les sifflantes sourdes [s], et la voyelle [a], deux
fois nasale: n’est pas là un moyen de mieux souligner, comme par prétérition,
la disparition du sexe? Présence donc du poète! Présence de sa verve
caustique: 8, 12 (obsession par-delà la mort!), 13, vu l’antiphrase: gais
danseurs, 18… voire anti-cléricale: 32, même férocement athée: 7 car Satan
a un comportement sans noblesse, ridicule
C)
Avec le goût
d’A. R. pour le burlesque: B. racle ses violons (au pl.!), applique un blanc
chapeau, armures de cartons, rebondit – comme Théodore de Banville dans Emaux
et Camées, Bûchers et Tombeaux
D)
Ceci est
souligné par les procédés artificiels de couleur locale: avec les archaïsmes:
«pantins choqués», non pas au sens psychique, mais physique, voire la
recherche de l’accord rare: il en est ainsi pour: «orgues noirs» (10), plus
fréquemment féminin au pluriel; un rapprochement de mots déconcertants: «se
heurtent longuement» (12), là où un «fréquemment» semblerait plus
pertinent, sans vouloir corriger bien sûr Rimbaud! Le terme: «panse» pour
estomac, procédé qui sent son Rabelais par l‘animalisation qu‘il implique;
au reste, il est constant qu‘à l‘époque médiévale, on utilisait des
termes renvoyant aux animaux pour désigner des parties du corps de l‘homme:
l‘échine pour le dos. Le raccourci: «si c’est bataille ou danse», une
licence poétique, certes (comme «encor» plus loin), mais aussi une possibilité
de la grammaire médiévale. «Les loups vont répondant», expression
soulignant l’action qui perdure au Moyen Age. Tous ces renvois au monde médiéval,
à son goût censé être gothique, donc barbare – le terme date du XIXème
– sont corroborés par le vocabulaire: «Messire Belzébuth», en début de
vers 5, qui éclate d‘ailleurs comme une apostrophe alors que ce groupe
nominal s‘avère être le sujet d‘un verbe décrivant une action; peut-être
«vieux Noël»; «gentes demoiselles» (11), preux (24), moustier, trépassés
(32); baladin (39) est un terme vieilli, déjà au XIXè. Mais nous sommes dans
un texte à écho médiéval: «armures» semblait le confirmer; mais tout ceci
n‘est pas à prendre au pied de la lettre: Rimbaud est trop fin pour cela:
avec le mot «carton» (24). Cette distanciation critique, voire ironique est
conforté par l’anachronique – et anatopique! - «capitans», et ceci avait
été annoncé par le trivial: «savate»… ainsi que les «violons»! Le
regard est de plus en plus distancié, avec l’intervention d’un datif éthique,
d’une référence à soi-même, qui indique ici non pas l’intérêt du
spectateur, mais bien que la danse soit plus agitée: «secouez-moi», avec l’épisode
final: «voilà», où l’alliance des termes: «grand squelette fou» surprend
encore une fois, comme la ponctuation: les deux points (35), ainsi que la syndèse
: «Et» en début de v. 36
C’est
bien une poésie: volonté de toucher, ici de frapper, de perturber, voire
d’angoisser, tout en étant sensible à l’artifice du procédé…
Pourquoi
alors Villon, dont la profonde sensibilité chrétienne est aux antipodes de
notre voyant? Il s’agit d’abord de le concurrencer sur l’effet d’une
danse macabre, au risque de choquer le bon goût, comme Villon d’ailleurs;
mais interviennent aussi des raisons moins spirituelles: il s’agit ici d’une
remise en cause du christianisme!
Mais
pour rester dans le cadre de l’humour noir, gardons à l’esprit ce quatrain
du Poète:
Je
suis François, dont il me poise,
Né
de Paris, emprès Pontoise
Et
de la corde d’une toise
Saura
mon col que mon cul poise.