chapitre III

 

De «Je relis…» à «Bagnères-de-Luchon» p. 30 : la première rencontre…

 

            Je relis ces pages écrites hier soir dans une sorte de délire. Comment ai-je pu céder à cette fureur ? Ce n’est plus une lettre, mais un journal interrompu, repris… Vais-je effacer cela ? Tout recommencer ? Impossible : le temps me presse. Ce que j’ai écrit est écrit. D’ailleurs, que désirai-je, sinon m’ouvrir tout entier devant toi, t’obliger à me voir jusqu’au fond ? Depuis trente ans, je ne suis plus rien à tes yeux qu’un appareil distributeur de billets de mille francs, un appareil qui fonctionne mal et qu’il faut secouer sans cesse, jusqu’au jour où on pourra enfin l’ouvrir, l’éventrer, puiser à pleines mains dans le trésor qu’il renferme.

            De nouveau, je cède à la rage. Elle me ramène au point où je m’étais interrompu : il faut remonter à la source de cette fureur, me rappeler cette nuit fatale. Mais d’abord, souviens-toi de notre première rencontre.

            J’étais à Luchon, avec ma mère, en août 83. L’hôtel Sacarron de ce temps-là était plein de meubles rembourrés, de poufs, d’isards empaillés. Les tilleuls des allées d’Etigny, c’est toujours leur odeur que je sens, après tant d’années, quand les tilleuls fleurissent. Le trot menu des ânes, les sonnailles, les claquements de fouets m’éveillaient le matin. L’eau de la montagne ruisselait jusque dans les rues. Des petits marchands criaient les croissants et les pains au lait. Des guides passaient à cheval, je regardais partir les cavalcades.

            Tout le premier était habité par les Fondaudège. Ils occupaient l’appartement du roi Léopold.

            -  Fallait-il qu’ils fussent dépensiers, ces gens-là ! disait ma mère.

Car cela ne les empêchait pas d’être toujours en retard quand il s’agissait de payer (ils avaient loué les vastes terrains que nous possédions aux docks, pour entreposer des marchandises).

Nous dînions à la table d’hôte, mais vous, les Fondaudège, vous étiez servis à part. Je me rappelle cette table ronde, près des fenêtres : ta grand-mère, obèse, qui cachait un crâne chauve sous des dentelles noires où tremblait du jais. Je croyais toujours qu’elle me souriait : mais c’était la forme des ses yeux minuscules et la fente démesurées de sa bouche qui donnaient cette illusion. Une religieuse la servait, figure bouffie, bilieuse, enveloppée de linges empesés. Ta mère… Comme elle était belle ! Vêtue de noir, toujours en deuil de ses deux enfants perdus. Ce fut elle, et non toi, que j’abord j’admirai à la dérobée. La nudité de son cou, de ses bras et de ses mains me troublait. Elle ne portait aucun bijou. J’imaginais des défis stendhaliens. Et me donnais jusqu’au soir pour lui adresser la parole ou lui glisser une lettre. Pour toi, je te remarquais à peine. Je croyais que les jeunes filles ne m’intéressaient pas. Tu avais d’ailleurs cette insolence de ne jamais regarder les autres, qui était une façon de les supprimer.

Un jour, comme je revenais du casino, je surpris ma mère en conversation avec Mme Fondaudège, obséquieuse, trop aimable, comme quelqu’un qui désespère de s’abaisser au niveau de son interlocuteur. Au contraire, maman parlait fort : c’était un locataire qu’elle tenait entre ses pattes et les Fondaudège n’étaient rien de plus à ses yeux que des payeurs négligents. Paysanne, terrienne, elle se méfiait du négoce et de ces fragiles fortunes sans cesse menacées. Je l’interrompis comme elle disait :

- Bien sûr, j’ai confiance en la signature de M. Fondaudège, mais…

Pour la première fois, je me mêlais à une conversation d’affaires. Mme Fondaudège obtint le délai qu’elle demandait. J’ai bien souvent pensé, depuis, que l’instinct paysan de ma mère ne l’avait pas trompée : ta famille m’a coûté assez cher et si je me laissais dévorer, ton fils, ta fille, ton petit-gendre auraient bientôt fait d’anéantir ma fortune de l’engouffrer dans leurs affaires. Leurs affaires ! Un bureau au rez-de-chaussée, un téléphone, une dactylo… Derrière ce décor, l’argent disparaît par paquets de cent mille. Mais je m’égare… Nous sommes en 1883, à Bagnères-de-Luchon.

 

 

 

1) Un passage qui renvoie au roman lui-même et à sa complexité.

L’entrelacement des modes de narration avec, d’abord, une subtile mise en abyme : le narrateur relit ses propres lignes (avec le déterminant démonstratif renvoyant à la réalité même, physique, du texte, celle que le lecteur-destinataire a sous les yeux : «ces»), se rappelle son état d’esprit lors de la rédaction, et se permet même une autocritique acerbe : «comment ai-je pu». Tombe alors le jugement littéraire, comme un critique averti : «Ce n’est plus une lettre, mais un journal». Avec l’observation du travail du rédacteur : «interrompu, repris» comme un brouillon… ce que soulignent graphiquement les trois points de suspension. Avec le texte («cela», une distanciation méprisante ?) qui pourrait s’autodétruire, ce qui ne va pas sans évoquer la fragilité du destin des créations littéraires : «vais-je effacer cela ?» Voire la réécriture, en une allusion très moderne. Mais à peine évoquée, la menace s’éloigne, avec le halètement des courtes phrases de type varié : infinitive, adjectif attribut, avec les asyndètes, dont les deux points explicatifs. Louis existe bien car le texte continue, et n’est pas repris, c’est bien un malade qui est le scripteur de ce texte. Mauriac reprendra toute cette thématique au début du chapitre XV. Reste alors le texte,  intangible car rédigé : «ce que j’ai écrit est écrit» en une reprise inattendue de l’Évangile où Ponce-Pilate assume la titulature : INRI.

Face à cet objet-livre, ce contenant/contenu, l’auteur s’interroge sur sa propre motivation : un désir (souligné par l’abondance des dentales : «t-ou-t en-t-ier d-evant t-oi») d’ouverture, d’éclaircissement, en un jeu dialectique : «m’ouvrir devant toi, t’obliger à me voir» avec un chiasme des pronoms personnels. En un bilan précis : «Depuis 30 ans», le besoin de vérité se traduisant forcément pour Louis par l’image de l’argent, une des vipères de son nœud personnel. Son rapport à l’argent n’étant pas simple, ce paragraphe s’achève sur une diatribe extrêmement violente. Notre avocat se reprend : s’il y a un effet, il y a une cause, et donc, implicitement, des circonstances atténuantes… «Il faut remonter à la source». Ceci l’amène à ramener au jour les souvenirs que lui n’a pas oubliés, mais qui, toujours de façon implicite, ont peut-être été évacués de la mémoire de sa femme, d’où l’impératif direct : «souviens-toi», en une sorte d’exhumation… Ce décapage archéologique, comme couche par couche, explique l’abondance des circonstants spatio-temporels, souvent brutalement rappelés, et objectivement : «en 1883, à Bagnères-de-Luchon». C’est que le temps, donc l’imminence de la mort, est une constante du roman et un des principes de la tension qu’il génère, il n’est que de les relever : «hier soir. Le temps me presse. Depuis trente ans. Jusqu’au jour où. De nouveau. Rappeler cette nuit fatale. En août 83. de ce temps-là. Toujours leur odeur. Après tant d’années, quand. Le matin. Toujours. Toujours. Toujours. Jusqu’au soir. Jamais. Un jour. Sans cesse. Pour la première fois». En fait, durée/permanence et date en rupture intimement mêlée dans cette tragédie domestique. «Le délai. Bien souvent. Bientôt. En 1883.» Un tel souci de la précision permet de faire passer les glissements sur les référents : ainsi, «notre première rencontre» concerne Louis et Isa, «terrains que nous possédions aux docks» renvoie, à l’évidence, cette fois-ci, à Louis et à sa mère. En fait, cette parenthèse est une explication pour le public : même une jeune fille est au courant des affaires familiales. De la même manière, Louis ne reviendra pas sur ses mots. Il en oublie sa lectrice puisqu’il parle de Mme Fondaudège, comme à un lecteur universel, un destinataire, et non un(e) narrataire, pour lequel il devrait utiliser le terme mère. Mais ces ruptures, ces incohérences, servent à illustrer la rage qui bout chez Louis, et expliquent celle d’écrire.

 

2) Car ce texte exsude une violence feutrée, mais extrême :

Elle se marque par le style : alternance de phrases sèches, courtes, avec de plus longues périodes savamment articulées : n’oublions pas que notre avocat est un orateur ; en contraste, le relâchement, l’apaisement lyrique dus au cadre de la première rencontre. Suivi d’un  intermède digne d’un drame romantique, mélangeant satire et désir amoureux. Poursuivi d’une scène de comédie de mœurs. Dont la leçon est tirée : «j’ai bien souvent pensé, depuis»… Nous retrouvons tous les types de phrases : déclaratives le plus souvent, les interrogatives sont présentes, comme les impératives, les exclamatives : «ces gens-là ! Comme elle était belle ! Leurs affaires !» On passe aussi du «je» de l’écrivain diariste, à l’interpellation propre à une lettre, qui se situe ici dans le présent de sa lecture : «souviens-toi» ; un : «nous» opposé nettement au : «vous» des Fondaudège, comme : «ta famille»… Avec retour à la communauté entre narrataire et mémorialiste : «nous sommes en 1883». Tous ces changements participent à la tension générée par le texte.

Y concourt aussi le vocabulaire utilisé car un simple relevé lexical est révélateur ici, avec la difficulté à cerner le ressentiment, en fait la haine, ce qu’il appelle son  nœud de vipères : «une sorte de délire», puis : «cette fureur». Le désir de destruction : «Vais-je effacer cela», l’expression outrancière si on la prend au pied de la lettre : «m’ouvrir tout entier devant toi, t’obliger» - contrainte extrême - «à me voir jusqu’au fond», comme si le spectacle était insoutenable. Excessif aussi la métaphore brutale du «distributeur de billets», frisant la frénésie, avec l’accumulation verbale : «ouvrir, éventrer, puiser» (avec les fricatives sonores et sourdes de l’e-ff-raction du… fric ?). D’une intensité rare avec le : «à pleines mains»… d’un déchaînement colérique, avec les sifflantes : «s-ecouer s-ans c-e-ss-e»… Après une telle démesure - accentuée par les gutturales [k] qui martèlent les articulations syntaxiques de cette période pleine de virulence, les termes : «rage, cette fureur» reprennent le début du paragraphe… Passons sur le mépris de la mère de Louis. Même la présentation de la future belle-famille est entachée d’agressivité : «obèse, crâne chauve, fente démesurée, bouffie, bilieuse, tu avais cette insolence, qui était une façon de les supprimer» (violence des différences sociales affichées et assumées). L’excès reprend son cours avec l’expression familière : «tenait entre ses pattes». Sans politesse ni respect filial : «Je l’interrompis»… Les problèmes d’argent ramènent l’hyperbole : «dévorer, anéantir, engouffrer»… Mais notre mémorialiste est assez maître de lui pour se reprendre : «Mais je m’égare»…

Cette violence est rancie, ressassée (et Louis, au cours du roman, ne manque jamais de le rappeler) : elle revient sans cesse à la charge : «re-lis, re-pris, re-commencer, r-enferme, de nouveau, r-amène, re-monter, r-appeler, r-encontre, r-appelle», etc. avec la durée : «depuis trente ans, sans cesse», et les «toujours» ; ceci explique les brutales flambées verbales (l’épisode du coffre-fort, «l’argent disparaît par paquets de cent mille». Des digressions révélatrices de l’obsession de Louis, au prénom emblématique : l’argent, Digressions soulignées, car révélatrices, et donc présentées comme telles : cf. «De nouveau» et : «je m’égare» en fin de passage.

Autre exemple de ressassement obsessionnel, le fantasme récurrent de l’animalité : «éventrer» (en redonnant toute sa force à l’expression familière : éventrer un coffre-fort). Rappelons que la «rage» est une maladie animale transmissible à l’homme ; Les animaux prennent place, d’abord avec humour : «isards empaillés», puis en promotion (vu l’effusion lyrique passagère): d’abord les «ânes», voire les vaches, «sonnailles», puis «à cheval», voire les chevaux : «cavalcades» ; la grand-mère a un faciès inquiétant : «yeux minuscules, fente démesurée de la bouche», comme un carnassier. Un boa ? Animale aussi que la nudité de la mère : «cou, bras, mains», sans l’apport culturel des «bijou»x. La mère est atteinte aussi : «C’était un locataire qu’elle tenait entre ses pattes», «se laisser dévorer». Ceci donc en lien avec l’obsession de l’argent : plus haut, «appareil distributeur de billets, trésor, dépensiers, ces gens-là», avec, ainsi, une séparation symbolique opérée, qui dénonce en fait aussi la lésine maternelle. L’argent, encore et toujours (cf. la préface : «Non, ce n’était pas l’argent que cet avare chérissait») : «En retard quand il s’agissait de payer. Locataire, payeur négligent, fragiles fortunes sans cesse menacées», par opposition aux biens immobiliers («paysanne, terrienne») ; «conversation d’affaires ; ta famille m’a coûté assez cher, anéantir ma fortune, affaires» (deux fois, donc la deuxième comme un crachat méprisant, «l’argent disparaît par paquets de cent mille», la somme ayant été multipliée par cent, depuis sa dernière invective à Isa). Référence ainsi à ce qui ne trompe pas : la terre, ici en refrain : terrienne, instinct paysan…

N.B. : ce dernier paragraphe aurait pu être replacé en 1) !

3) Ce passage alterne aussi les registres : d’abord le registre comique, avec une présentation de Louis en distributeur de billets qui aurait pu inspirer le dessinateur Tex Avery : la cruauté du trait est la même, et on retrouve la patte du satiriste craint et féroce qu’était Mauriac qui en a croqué plus d’un : la réduction d’un être humain à un objet - avec aussi, et c’est bien là la complexité du roman, la distance critique : «à tes yeux» - on imaginerait presque un deuxième roman écrit par Isa ! - frôle ici le fantastique… L’avarice devient un dysfonctionnement mécanique, avec le traitement adéquat : secouer… Le passage est très imagé : d’abord la métaphore s’impose : je ne suis plus rien qu’un, avec la persistance de la répétition du mot : appareil, avec le retournement inattendu d’être tout de même un objet hautement désiré, Mauriac donne toute sa réalité à l’expression familière des truands : éventrer un coffre, avec l’hiatus : où on soulignant et la résistance du matériel, et son effraction finale. Comique de mots et de gestes sont donc au rendez-vous… Le déplacement dans l’espace et dans le temps n’amène pas, au départ, un arrêt de la satire : l’hôtel a bien l’aspect cossu, bourgeois de la fin du XIXe (de ce temps-là), avec son luxe ostentatoire : plein, son confort un peu lourd : meubles rembourrés, poufs, en terminant sur la décoration ridicule : isards empaillés, ce troisième membre encadrant avec le premier le terme poufs, comme un fauteuil crapaud. Brutalement, par le truchement des tilleuls, le décor s’anime : foin de la taxidermie, ânes, bovins (sonnailles),cheval, puis cavalcades : le raffinement augmente ! C’est un passage lyrique, qui permet une pause, un instant de relâchement, non seulement pour le lecteur qui pourrait se lasser d’une telle tension, mais aussi pour l’âme de Louis, accessible en fait au bonheur : ce dernier ne lui était pas fermé par prédestination, comme le soulignent plusieurs passages du roman. Les notations sont d’abord olfactives («odeur»), ensuite auditives : «trot, sonnailles, claquements»), puis se mélangent à celles visuelles, qui l’emporteront enfin («je regardais») : «l’eau de la montagne dans les rues,  les petits marchands criaient, des guides passaient», Notons dans cette énumération l’effet «petite madeleine» des tilleuls, avec la permanence intense du souvenir : «toujours, après tant d’années», et la précision du lieu, en accumulation : «les tilleuls des allées d’Etigny», mis en exergue comme essentiels par leur extra-position emphatique, avec les voyelles fermées et les nasales… La suite permet d’arriver au «je» final, par le truchement des mots courts, très évocateurs : «le trot menu des ânes», en fait le brouhaha matinal d'une ville de basse montagne, avec l’osmose entre la nature et le milieu urbain, soulignée par les liquides: «L'-eau de l-a montagne r-uisse-l-ait jusque dans l-es r-ues». Les phrases courtes procèdent par annotations pointillistes, avec un style ramassé : «criaient les croissants et les pains au lait», comme si le gustatif intervenait. L’activité touristique se met en place, avec les «expéditions» de l’époque : les cavalcades = visites organisées en groupe, à cheval pour les hommes comme pour les dames, en amazone, ou en charrette, mais toujours en robe de sortie, avec tout le nécessaire pour déjeuner confortablement dans les hauteurs… La nature est ici entièrement soumise à l'homme et n'a rien d'angoissant, au rebours des orages et des feux sur la lande...

Après cet instantané de bonheur simple et sensuel, en dehors de toute inquiétude métaphysique - ce qui arrive même à Mauriac! - la satire reprend, avec un goût prononcé pour la caricature : les dépenses ostentatoires, et inutiles des Fondaudège : «dépensiers», des mauvais payeurs, en calculateurs mesquins ou incapables de gérer le flux de leurs «marchandises», évoquées de façon imprécise, comme balayées par le mépris du paysan pour les biens commerciaux et l'endroit où les entreposer, qui pour Louis, se résument à la terre sur laquelle ils sont déposés, donc plutôt des matières premières (les contenaires n'existent pas à l'époque): «les vastes terrains» (nous avons rarement l'occasion de prendre Mauriac en flagrant délit d'imprécision: habituellement, sa reconstitution de la vie bourgeoise bordelaise est si fidèle que rien ne nous en échappe!). Révélateur de la différence de classe sociale (mainte fois évoquée aussi dans le roman!): le service à part auquel ont droit les Fondaudège, alors que tous les autres pensionnaires sont servis à la table d'hôte...Le cadre est posé, comme une couronne: «table ronde» (et un seul fleuron: la mère d'Isa): en brochette, en commençant par la première servie, dans l'ordre de la préséance sociale: la grand-mère (sa servante elle-même ne sera évoquée que par raccroc; suivra sa fille, mise au pinacle par la description qui en est faite, puis sa petite-fille, insignifiante aux yeux du narrateur, apparemment de la propre volonté de la personne quasi effacée, d'ailleurs, par mépris pour autrui!), épinglée d'un adjectif cruel: obèse, puis l'obsession de la calvitie chez Louis qu'on imagine avec une chevelure fournie, malgré ses 68 ans (cf. le baron Philipot!). Une des angoisses cachées de Mauriac? qui avait le cheveu rare... Le camouflage ressemble à un affichage: le «jais» est une matière noire et brillante. Avec une autre notation rapide mais cruelle; si le jais «tremble», c'est que la vieille doit branler du chef! Mauriac se paie vraiment sa tête, en une féroce caricature: elle n'a même pas le sourire de la bêtise! Les traits («yeux, bouche») disparaissent derrière l'impression qu'ils donnent: «forme, fente». Preuve de richesse: l'entretien d'une bonne sœur - pardon, d'une religieuse, c'est plus relevé - grossie, enflée, jaunie par les labiales et les voyelles fermées, en une structure ternaire achevée par une cornette qui semble même couvrir tout le corps: «linges empesés». La mère... La réticence est lourde de désir inassouvi, avec l'aveu de l'exclamative: «Comme elle était belle!» (remarque charmante pour la lectrice!)... d'abord son impact, l'effet sur le narrateur! Sa couleur - car toute dame raffinée a la sienne et sait s'y tenir - proche de la pause sociale affectée: toujours en deuil... Et Louis de s'exprimer sans fard: elle, et non sa femme:  il insiste par la dénégation: «et non toi», et le présentatif: «ce fut elle». Le désir est là, cru: «la nudité», avec le regard qui descend du cou aux mains (le décolleté serait mal venu); le désir se marque par les labiales: «de ses b-ras et de ses m-ains m-e trou-b-lait» (n'évoquons pas, pour ne pas être obscène, les dentales... Autre preuve de raffinement et de sophistication suprême: (l'autre nudité qui est) l'absence de bijoux (eh oui! pas de piercing! du brut de coffre, Mles, faut savoir assumer!). Face à un tel tableau, la réaction est immédiate, l'imagination délire: Louis se prend pour Julien Sorel, et prend à l'égard de lui-même la pause romantique: se menacer d'un suicide, en se défiant lui-même, avec la lâcheté finale comique: lui glisser une lettre. Il termine par une rebuffade sanglante envers sa femme: elle a droit aussi à sa dose: Pour toi; mais cela ne signifie pas qu'Isa était commune: cette indifférence s'explique par son inexpérience affective - il n'est plus vierge depuis longtemps mais n'a connu que des amours tarifées - On voit que la satire retombe tout aussi bien sur son auteur; Mais il se rabat derechef, après cet aveu, sur l'attitude méprisante d'Isa: «insolence», qui n'est pas sans rappeler à tout lecteur de cruelles expériences, comme l'implique le subtil démonstratif: «cette»...

La charge humoristique continue au paragraphe suivant... en fin connaisseuse de la nature humaine : la politesse affectée, marque d’un profond mépris : «trop aimable, comme quelqu’un qui désespère de s’abaisser au niveau de son  interlocuteur»… un trait acéré, méchant, qui frappe deux cibles : la mère de Louis, et la mère d’Isa, avec le : «comme si». S’ensuit une évocation rapide du conflit, de l’abîme qui sépare paysannerie économe, voire ladre et bourgeoisie qui prend des risques, dont celui de se ruiner… Finalement, Louis se paye sa famille, dans tous les sens du terme (cf. «m’a coûté assez cher»). Ce paragraphe se termine sur une catastrophe, une hyperbole cataclysmique : dévorer, anéantir, engouffrer, disparaît. Le mépris est craché, par le truchement de l’exclamative : «leurs affaires», en reprise : pour Louis, le terme est fautif, et se réduit à une accumulation ternaire asyndétique (bureau, téléphone, dactylo – réduite ainsi à un objet fonctionnel, de la bureautique – toujours chez Louis, cette virulence… Pensez à certain professeur de français !), résumé à une simple apparence, un leurre : «ce décor». Conscient ensuite d’être retombé dans son obsession (la dépense !), Louis se reprend : Mais je m’égare : le registre redevient réaliste, descriptif…

 

4) Un texte en recherche de lui-même :

le texte, aux yeux même («je relis») de son rédacteur, est présenté comme violent, ce qui n’est pas surprenant dans le cas d’une maïeutique : délire, fureur… aussi son statut littéraire évolue-t-il : Il passe de littérature épistolaire : «lettre» à «journal», avec un diariste lunatique : «interrompu, repris», au risque de sa correction – et non destruction physique: «effacer» . L’ouvrage sera-t-il remis sur le métier, comme le conseille Boileau, dans son Art Poétique ? Tout recommencer ? L’imminence de la mort est un obstacle incontournable : «Impossible», en un adjectif définitif… Avec une infiltration religieuse, chrétienne bien sûr - nous sommes en Europe ! – évidente : les échos évangéliques abondent : «ce que j’ai écrit est écrit» renvoie aux paroles célèbres de Ponce-Pilate concernant l’inscription sommant la tête du Christ : INRI, le roi des Juifs ; de même, «m’ouvrir tout entier devant toi» renvoie à l’ECCE HOMO, voici l’homme.

Comme les allusions littéraires ? Les Confessions, non de saint Augustin, mais de Rousseau affleurent, avec leur épigraphe : INTUS ET IN CUTE (=intérieurement et sous la peau), ce que commentent en fait les deux infinitives, avec ses dentales sèches, atténuées par les deux fricatives et les voyelles fermées contrastées par les voyelles très ouvertes : m’ouvrir tout entier devant toi, t’obliger à me voir jusqu’au fond ? … Notons que la longue période qui suit révèle que le contenu à manipuler, une fois la mise au jour opérée, est… précieux. Il y aurait là une lecture psychanalytique à opérer (Autre allusion littéraire ultérieure, en passant : Le Rouge et le noir de Stendhal, avec Julien Sorel et Madame de Raynal, ainsi que Mathilde de la Motte ?). Cette agression, ce crime de lèse-coffre-fort, ne va pas sans réveiller la rage du rédacteur : De nouveau, je cède à la rage… fureur. Ce texte est une exhumation, une recherche en profondeur, comme un archéologue : «re-monter, r-appeler». Le «souviens-toi» implique que le genre littéraire évolue derechef : ne s’agit-il pas alors de Mémoires ? Un témoignage sur le passé, dûment daté : août (18)83. S’ensuit une évocation nostalgique  du séjour à Luchon, avec d’abord le cadre général, puis la famille Fondaudège à l’hôtel Sacarron. Après la description satirique vient la scène de comédie bourgeoise, puis le jugement sur le bien-fondé du comportement de chacun. Cette digression est présentée comme telle : Mais je m’égare ; ce texte a le flux naturel d’une création pour soi, au fil de l’écriture, avec ce que ceci implique de lasser-aller, de naturel apparent… Car notre étude prouve combien cette facilité est issue de la réflexion et du travail littéraire le plus attentif, voire microscopique, vu le nombre des échos, des références implicites ou explicites, des clins d’œil…