Le
nœud de vipères, Chapitre III
III, texte 2
Elle
reprit, dès le lendemain, son aspect habituel. Ton père arriva de Bordeaux
avec sa fille aînée et son gendre. On avait dû les tenir au courant. Ils me
toisaient; je croyais les entendre, s'interroger les uns les autres: «Le
trouves-tu sortable?...» «La mère n'est pas possible...» Je n'oublierai
jamais l'étonnement que me causa ta sœur, Marie-Louise, que vous appeliez
Marinette, ton aînée d'un an et qui avait l'air d'être ta cadette, gracile,
avec ce long cou, ce trop lourd chignon, ces yeux d'enfant. Le vieillard à qui
ton père l'avait livrée, le baron Philipot, me fit horreur. Mais depuis qu'il
est mort, j'ai souvent pensé à ce sexagénaire comme à l'un des hommes les
plus malheureux que j'ai jamais connus? Quel martyre cet imbécile a-t-il subi,
pour que sa jeune femme oubliât qu'il était un vieillard! Un corset le serrait
à l'étouffer. le col empesé, haut et large, escamotait les bajoues et les
fanons. La teinture luisante des moustaches et des favoris faisait ressortir les
ravages de la chair violette. Il écoutait à peine ce qu'on lui disait,
cherchant toujours une glace; et quand il l'avait trouvée, rappelle-toi nos
rires, si nous surprenions le coup d’œil que le malheureux donnait à son
image, ce perpétuel examen qu'il s'imposait. Son râtelier lui défendait de
sourire. Ses lèvres étaient scellées par une volonté jamais défaillante.
Nous avions remarqué aussi ce geste, lorsqu'il se coiffait de son cronstadt,
pour ne pas déranger l'extraordinaire mèche qui, partie de la nuque, s'éparpillait
sur le crâne comme le delta d'un maigre fleuve.
Ton père, qui était son contemporain, en dépit de la barbe blanche, de
la calvitie, du ventre, plaisait encore aux femmes et, même dans les affaires,
s'entendait à charmer. Ma mère seule lui résista. Le coup que je venais de
lui porter l'avait peut-être durcie. Elle discutait chaque article du contrat
comme elle eût fait pour une vente ou pour un bail. Je feignais de m'indigner
de ses exigences et la désavouait - secrètement heureux de savoir mes intérêts
en bonnes mains. Si aujourd'hui ma fortune est nettement séparée de la tienne,
si vous avez si peu de prise sur moi, je le dois à ma mère qui exigea le régime
dotal le plus rigoureux, comme si j'eusse été une fille résolue à épouser
un débauché.
Du moment que les Fondaudège ne rompaient pas devant ces exigences, je
pouvais dormir tranquille: ils tenaient à moi, croyais-je, parce que tu tenais
à moi.
Maman ne voulait pas entendre parler d'une rente; elle exigeait que ta
dot fût versée en espèces.
- Ils me donnent en exemple le baron Philipot, disait-elle, qui a pris
l'aînée dans un sou... Je le pense bien! Pour avoir livré cette pauvre petite
à ce vieux, il fallait qu'ils eussent quelque avantage! mais nous, c'est une
autre affaire: ils croyaient que je serais éblouie par leur alliance: ils ne me
connaissent pas...
Nous affections, nous, les «tourtereaux», de nous désintéresser du débat.
J'imagine que tu avais autant confiance dans le génie de ton père que moi dans
celui de ma mère. Et après tout, peut-être ne savions-nous, ni l'un ni
l'autre, à quel point nous aimions l'argent...
Non, je suis injuste. Tu ne l'as jamais aimé qu'à cause des enfants. Tu
m'assassinerais, peut-être, afin de les enrichir, mais tu t'enlèverais pour
eux le pain de la bouche.
Dans
ce roman , où le projet du narrateur homodiégétique évolue en permanence,
passant de la lettre à la confession en passant par le mémoire à charge, en
fait la diatribe accusatrice d’un avocat quand ce n’est pas le réquisitoire
construit d’un procureur, voire le
dernier cahier que l’on lègue à sa descendance (deuxième partie, XII),
Mauriac, d’après lui-même un chrétien qui écrit des romans, établit un
procès à charge et décharge contre un homme dont seul le prénom nous est
fourni, de façon d’ailleurs très crédible car pourquoi décliner son
identité à soi-même ou à sa femme, destinataire première du texte ?
C’est Louis qui, dans ce passage, sait dégager les travers et les défauts de
chacun, en un jeu de massacre fort peu charitable – au rebours de la prière
de Sainte Thérèse d’Avila, en épigraphe générale au roman. N’est-ce pas
dû aux concordances biographiques entre Mauriac et ce héros (selon la volonté
de son créateur : cet ennemi des siens… je veux qu’il intéresse votre
cœur, souligne-t-il en avant-propos, non présenté comme tel) ? Mauriac
est né à Bordeaux en 1885 et connaît bien les Landes, et il le montre à
l’envi tant par la mère paysanne que par les propriétés évoquées (pinèdes,
vignoble : Calèse)… sa connaissance de la province et de ses travers,
l’importance de l’argent dans les couches qui devraient y être les plus
insensibles, se retrouvent aussi dans ce texte, qui débute par une évocation
de la mère, après une fâcherie passagère due à la famille Fondaudège,
celle qui veut absorber le corps étranger, Louis, faute d’un Rodolphe…
Lecture
de «Elle reprit, dès le lendemain,» à «épouser un débauché» p. 41, sauf
mention contraire de la part du correcteur…
I ) Ce passage nous présente une petite galerie de portraits qui permettent un joyeux jeu de massacre sur le gendre, tout en instaurant une complicité que le couple Isa-Louis perdra, après la nuit fatidique.
3.
Le deuxième est, en opposition, très
sardonique, mais non caricatural : c’est hélas ! la réalité vue
par un témoin oculaire qui nous est présentée, ce n’est pas un
portrait-charge ! Le ton est donné d’entrée : oxymore entre «enfant»
et «vieillard» (avec le sous-entendu de : pédophilie, confirmée par :
«livrée», donc une vierge sacrifiée). Son titre en premier, ce par quoi il
compte, il mérite notre attention : «le baron». L’impression passée
nous est imposée d’emblée, sans ambages : «me fit horreur». La
rupture de ton s’instaure immédiatement : «Mais». La mort lui a rendu
sa vérité, le portrait caricatural qui va suivre n’est qu’amusement cruel :
si «sexagénaire» renvoie, de façon très technique, à son âge,
l’hyperbole assumée («l’un des hommes les plus malheureux que j’ai
jamais connus», avec le surenchérissement de la relative, renvoyant à la
vaste expérience de notre avocat d’affaires) est très pathétique. Même si
nous frôlons l’invective : cet imbécile, la pitié est présente, bien
qu’ambiguë, avec l’exclamative : «quel martyre». En une curieuse
remarque pour un anti-clérical affiché tel que Louis (une réminiscence de
notre romancier, ou une preuve de l’imprégnation du catholicisme dans le
langage courant du temps ?). Le thème de la différence d’âge revient
de façon insistante, rajeunissant l’un : «sa» (déterminatif possessif
renvoyant à la révulsion de la possession physique, ici frôlant le viol légal)
«jeune femme», renvoyant l’autre à la réalité de son être : «était
un vieillard», en une constatation objective, tranchante comme une
condamnation. Nous passons ensuite à l’exécution verbale : avec le
regard chez Louis qui se porte toujours, à un moment ou un autre, sur l’obésité
(Lui est un maigre teigneux, agressif) : «Un corset» (cf. plus loin :
«le ventre du père»). Cette courte phrase joue sur les voyelles pour donner
une impression d’asphyxie, ce que corroborent les occlusives. Louis, en
compagnie ensuite de sa femme, avec laquelle il instaure, le temps de cette
plaisanterie, une communauté passagère (la complicité des vieux couples
ennemis ?) : «rappelle-toi nos rires, si nous surprenions», se paie
alors littéralement la tête du malheureux ; tout y passe :
Les
rapports sociaux (réflexions plus brutes de coffre !)
D’emblée,
ceux-ci ne sont pas faciles : si la mère a repris son aspect habituel
(curieuse expression), c’est après avoir été confrontée au refus absolu de
son fils de vivre avec elle : place aux Fondaudège… qui débarquent en
masse : père, fille aînée, gendre pour faire bonne mesure… Et
l’inquiétude de la mésalliance, ou plutôt du qu’en dira-t-on se fait
jour, comme le souligne le terme «toiser», mésalliance à laquelle semblent
s’apprêter les Fondaudège : on toise quelqu’un d’une caste inférieure,
un subalterne… le «limaçon», comme il s’en rendra compte après l’aveu
d’Isa ; révélateur aussi des préjugés sociaux que le terme : «sortable» car
il faut accepter de partager sa surface sociale avec, nous dirions en Normandie,
le horsain. Ainsi que le besoin de partager les mêmes valeurs, les mêmes préjugés,
avec : «s’interroger» réfléchi, et l’insistance pour dénoncer
l’instinct grégaire : «les uns les autres» : ASINUS ASINUM
FRICAT. Il s’agit de générer un consensus au sein du groupe… Les différences
sociales s’incarnent dans les négations (pas, jamais) et des supposés-préjugés :
On avait dû, je croyais… Quitte à faire preuve de préjugé, le baron
Philipot, lui aussi, fait noblesse d’empire, par opposition à l’aspect fin
de race, délicate, de Marie-Louise. Donc, de tels blocages sociaux paraissent
parfaitement ineptes ! Et conduisent aux pires aberrations : le thème
rebattu (deux fois mentionnés) de la différence d’âge entre le Baron
Philipot et sa femme est une attaque en règle contre les mariages d’intérêt
dans la société ; il y a là un écho de ce qu’a souffert avec Isa le héros,
du moins à le lire car le roman pourrait être réécrit par Isa. Que
dirait-elle ?… Le baron, tout engoncé qu’il est dans sa dégénérescence
virile, devient à son tour victime… La société étriquée met tout le monde
en coupe réglée : victime comme bourreau, tout le monde y passe et
souffre… Ainsi, le terme martyre ne paraît pas outrancier. Est dénoncée par
la même occasion la tyrannie de l’apparence ; avec un anachronisme,
celle du look, la tournure : déjà, à cette époque, le jeunisme frappe.
Mais ceci est d’autant plus prégnant que la différence d’âge dans le
couple est importante, différence dont n’ont pas voulu tenir compte les deux
partis qui ont conclu le mariage (M. Fondaudège et le baron Philipot), mais qui
est à l’origine de sa mésentente, avec le testament léonin du baron… Au
rebours de ce dernier, notre commercial a plus d’entregent : la
bourgeoisie a pris ses marques et ses aises, elle se déploie sans vergogne,
avec efficacité. Seule résiste notre bonne vieille France d’antan, la
paysanne, comme semble vouloir le montrer – un zeste d’esprit réactionnaire ?
– Mauriac, ancien Maurrassien, sauvé par son catholicisme, il ne faut pas
l’oublier…
Après
donc, 3 portraits correspondant à l'énumération: «ton père arriva de
Bordeaux avec sa fille aînée et son gendre», avec un développement plus
important sur le gendre ainsi encadré des deux autres personnages évoqués,
nous voici face à un tableau de comédie sociale, en fait une illustration des
rapports sociaux en action avec le débat sur la dot. En effet, à l'époque,
l'alliance se fait aussi entre familles, et la femme est censée subvenir à la
dépense qu'elle occasionne par son entretien par son mari (survie de son état
légal de mineure; c'est le pouvoir marital) par une dot, ainsi que son
trousseau. D'où les termes : exigences, rente, espèces, sou, avantage,
affaire, l'argent, enrichir. cette obsession de l'argent est propre non
seulement à Louis, mais elle est aussi partagée, pour d'autres raisons par
tous les personnages du roman, sauf l'abbé Ardouin, la petite Marie et Luc. Le
héros jeune prend le débat pour une preuve de l'intensité des sentiments
d'isa à son égard. Quand il connaîtra la vérité, sa haine sera si forte que
son cœur sera transformé en nœud de vipères... La répétition de: tenaient
est révélatrice: il n'y a jamais d'agapè ici (amour chrétien) mais de l'éros
dévoyé. Tous les personnages suivent leur idée, leurs désirs, la négociation
ne sert qu'à occuper une partie du terrain de l'adversaire. Maman ne voulait
pas, elle exigeait, en polyptote en fait. Avec le me qui encadre son
intervention au style direct. Chacun voit à travers le comportement des autres;
«je le pense bien», et les constatations se font sans faux-fuyant: «avoir
livré», dit-elle comme son fils, malgré sa pitié féminine: «cette pauvre
petite», et ce jugement, fleurant le mépris: «à ce vieux»... Elle voit le
vrai: «ils croyaient que je serais éblouie»... Reste qu’une valeur est
commune à tous ces gens : la famille ! Famille, je vous hais, disait
Gide, leur contemporain… On saisit mieux, à lire le nœud de vipères,
pourquoi !