Avec un claquement, le 50 millimètres s'encastra dans le boîtier. Le miroir du reflex retrouva le paysage, qui défila par à-coups sans que l'aiguille de la cellule ne réagît, obstinément fixée dans son réduit. Invisible, le soleil se dégorgeait devant le filtre U.V., submergeait les cubes des maisons engluées de boue. Il léchait les surfaces lissées par les mains caressantes des femmes, le frottement de leurs pieds nus, les effleurements réguliers et nonchalants de leur balayage quotidien, puis découpa sur le sol le treillis d'un châlit. Il s'enroulait autour des poutres qui ponctuaient le rebord des terrasses. Par les craquelures striant les murs, il s'infiltrait dans l'entrelacement d'une ruelle, en glissant sur les pierres éparses, il s'épandait. Il buta, dispersé en multiple reflets, sur les tuiles d'un four à mil.

        Saisie, l'image bascula dans l'appareil avec un click, retrouva son cadre. Elle s'évanouit brutalement en une succession des plans éblouissants hachés de saccades. Un noir compact en recouvrit la surface quand le cliquet du téléobjectif se verrouilla. Après l'explosion d'un bloc de lumière, d'abord perdus entre deux masses où le bleu et le gris se mêlaient se précisèrent les contours du lointain. Derrière les redents du village, un trou d'eau s'épuisait au centre d'un cerne défoncé par les troupeaux évanouis; sur un côté, au-dessus de tisons à demi-rongés, stagnait de la fumée; en amas miroitait de la poussière d'écailles. Devant, un filet aux quinconces disjoints tressait sa toile. Une nature morte à prendre, pour les contrastes. Au-delà, après une mise au point, des barques se desséchaient sur la rive étoilée d'excréments que la rivière n'emportait plus, Elles attendaient un embarquement inutile, les poissons avaient disparu en suivant le fil de l'eau, sous les ondulations de la torpeur obsidionale qui avaient tout recouvert sans laisser marque de vie. Un click les figea.

        Restait un chien, vibrant de mouches contre une vache effondrée dont le cuir dégage le squelette. L'image hésita puis tourna. Des autochtones. Ceux qui sont restés. Ils survivent encore, emprisonnés par la sécheresse, épuisés parmi les lacets de leur labyrinthe. Au hasard des tours et détours, leurs corps noirs découpés entre les angles des parois, ils sont là, en ronde bosse, emmurés dans leur prudence animale. Un click. Leurs yeux pointus suivent à distance un couple de toubabs aux aisselles largement auréolées. Une chevelure souple et mouvante attire l'éclat du soleil sur une jeune femme engoncée dans son levi's. Son compagnon charnu cahote sous la charge d'un sac à dos.

        D'un écart qui l'expulse du cadre, il évite une déjection encore luisante. Et ramasse sa casquette humide, avant le gamin qui le suit de ses fesses amaigries. Menacé par le poing vif du guide, dont le ventre déborde de la chemise au cintrage démodé. Un pan de terre avale son front ruisselant. Ses compagnons, au visage toujours flou malgré les réglages microscopiques, pivotent, se sont évaporés, dissous dans la cuvette du carrefour. Leurs pas ont terni le chapelet de crottes de chèvres qui se déroulait, maintenant désarticulé, sur les inégalités de la venelle.

        Les rectangles des masures, distendus, se disloquent, se fondent dans le flou. L'amoncellement de la moquée s'équilibre, s'appuie sur des lignes qui s'arc-boutent, endiguant le flux lumineux; il s'échappe entre des barres dressés sous le ciel vide, chacune sommée d'une poterie vernissée. L'une - un click - après l'autre - un second click suivi immédiatement d'un troisième - , elles se détachent, dans l'absolu, tout à tour uniques sur la transparence du fond bleuté qu'elles piquent de leur aiguillon.

        Les pilastres qui les sous-tendent rencontrent à leur perpendiculaire deux rangées de troncs massifs dont les ombres raient la muraille. Sur sa base se cassent leurs traits nets, ils empiètent sur l'esplanade. Un champ clos rompu d'interstices, de brisures, de pointes. Les creux rigides de la façade canalisent les coulées du soleil entre leurs parallèles, d'une régularité carcérale.

        Un mouvement dans le coin gauche du cadre. les lignes entrecroisées se désagrègent, se brouillent, vont se disperser. Se redressent sur une réglage, aux trois-quarts amputées. D'une percée obscure, en oscillant, une indigène surgit. Un focus. Grimaçante, les paupières tirées. Sa bouche débordante tremble, tandis que ses lourdes jambes cisaillent un boubou moiré de taches. Balayé par la lumière, son corps l'absorbe sans la renvoyer. Contre son sein droit s'alanguit un petit crâne gris. Deux pieds qui ballottent au rythme de ses pas dépassent d'un morceau de tissu; une menotte reste accrochée sur son épaule gauche. Solitaire, d'une seule pièce, elle progresse au milieu du cadre, sur la place désolée par le soleil; parfois, évanescente, sa face se trouble, menacée d'éparpillement. Tout à coup, son nez s'impose, redevient palpable sur la surface vitrée. Autour de lui se réorganise le visage: il contamine de sa présence tout le reste qui perdait consistance en se rapprochant peu à peu.

        Subitement, elle disparaît; le couple de touristes l'a engloutie, il occupe l'espace de ses dos aveugles, fermés. Leur image, indécise, avance et recule dans la chaleur visible. le buste maternel persiste seul, bien dégagé entre la chevelure et le sac à dos. Ces deux caches recouvrent un sein, et les reins de l'enfant que des oripeaux ne protègent plus. La scène se dégage, la mère surgit de plein-pied, hiératique: elle contemple le visage inerte de son dernier-né.

        Le miroir s'abat, l'image reprend sa fixité. Une substance humide recouvre le bras qui soutient le postérieur du bébé, toujours renversé contre sa mère. Pétrifiée par la lumière. La main blanche de l'européenne s'acharne à forcer la résistance de la petite bouche, les lèvres crispées repoussent obstinément les doigts inquisiteurs qui enserrent une pilule;  son rouge médical accroche un reflet lumineux, la main tâtonne avec maladresse, finit par se retirer.

        Un filet de bave rosie descend le menton, abandonne des parcelles de médicament. Une goutte perle, se distend en un filament brillant qui hésite avant de rejoindre l'arrondi du ventre, marbré de saletés. A peine plus gros que la masse jaunâtre qui vient  de traverser l'écran. Une calebasse. La mère la renverse insensiblement sur les lèvres de son petit, en rapprochant son profil. Les festons d'une boucle d'oreille se détachent sur son cou. Un éclat de soleil se joue sur la pierre dorée dont elle a orné sa narine. Une main minuscule effleure son bracelet de cuivre martelé, le caresse, s'y repose.

        Le miroir claque. Dès qu'il a réintégré sa loge, la menotte se noue, retombe, recroquevillée. La mâchoire s'est affaissée, la poitrine est trempée d'eau. Elle glisse par-dessus le ventre, coule le long des mollets creux, se perd en deux traînées. des gouttelettes ont constellé de taches grises la réverbération du sol. Dispersés sur le miroir, des grains de poussière. Aux reflets rouges.

        Avec son cliquetis habituel, la pellicule se rembobina