LE CHAT, LA CINÉRAIRE ET L’ORDINATEUR

 

Le Chat

 

         La clarté résiduelle propre aux villes modernes filtrait à travers les rideaux du salon et reflétait sa lueur sourde sur les verres de la liste de mariage ; leurs courbes s’estompaient derrière la vitre du présentoir. Une table à la propreté funèbre séparait ce dernier de la bibliothèque de monstrance où dormait sur l’éclat blafard du vernis une série de volumes brochés. Dans un angle de la pièce, l’écran éclairait faiblement de son vert électrique le clavier du micro-ordinateur sur lequel reposait une main décharnée par ce halo. Sous le titre *** ESSAI DE TRANSMUTATION POETIQUE ***, encadré de trois étoiles en guise de guillemets, s’étalaient quatre phrases incompréhensibles, numérotées pour faciliter leur lecture, car leur séparation n’était pas marquée par des points que le programmeur n’avait pas cru utile d’intégrer.

            Assis en diagonale, il regardait le tirage de la série aléatoire jouer à plein. Et, une fois encore, le résultat s’avérait décevant : il n’avait réussi qu’à perdre son temps, totalement. L’espoir timide de créer, grâce à son programme pompeusement intitulé Lewis Carroll, de nouvelles alliances de mots, des effets inattendus, des chocs étincelants entre des éléments jamais rapprochés par une intelligence humaine, sombrait sous ses yeux dans la lassitude et le ridicule. Son inefficacité notoire n’avait d’égale que sa suffisance. Qu’avait-il eu besoin d’affubler Lewis Carroll du référent DN ? Se rappeler la réflexion de sa femme à ce propos accentua son malaise : « Doctissimus es cum libro », lui avait-elle susurré avec son pédantisme de diplômée, quand il lui avait avoué que cette abréviation obscure au lieu de la siglaison attendue « LC » se résolvait en D-ogso-N, le nom authentique de l’auteur d’Alice, selon son inséparable Petit Larousse.

            C’était pourtant sans l’aide de son dictionnaire qu’il avait choisi les mots que manipulait l’ordinateur. Ses seuls critères n’avaient-ils pas été leur euphonie mystérieuse, leurs sonorités alambiquées, avec tantôt un martellement de tambour africain en transe, tantôt un chuchotement souterrain à la résonance incantatoire, leur rareté précieuse, presque monstrueuse ? Broutilles et billevesées. Que comprendre à lire :

1 UNE CINERAIRE AMETHYSTE DESOLE UN AMALGAME DIAPRE ou

2 LA PREMEDITATION SOUVERAINE EFFLEURE A L’HORIZON UN ALCOOL AMPHIBOLOGIQUE ?

Il battait à plate couture les surréalistes et faisait éclater le cadre étroit de l’Ou.Li.Po. Et que faire de :

3 DEXTREMENT LE MARECAGE SPECIEUX EFFEUILLE LA CHAMARRURE TORVE,

4 UNE MORNE GRAVEOLENCE PROROGE UN ACCROISSEMENT FILANDREUX reposerait dans les limbes de l’inédit, pour l’éternité, même en rajoutant l’accent aigu que son clavier, de type américain, ne lui fournissait pas, ce qui réveillait à chaque fois son irritation latente d’enseignant trop tatillon. Comment osait-il parler d’ailleurs d’euphonie pour les adjectifs des phrases 3 et 4 ? Comme un porc dans sa bauge, il s’était hourdé des termes les plus malsains, les plus répugnants.

            De toute évidence, le sens des ensembles que sa machine générait selon ses consignes se perdait dans les méandres du hasard. Seuls, les groupes formés par la rencontre entre un adjectif et un nom lui donnaient un semblant de satisfaction. Ainsi, 1 UNE REPROBATION SAUMATRE vint le surprendre, après qu’il eut tapé sur la touche du « 9 », ce qui lui permettait de lancer une nouvelle salve de quatre phrases. 2 LA MANSUETUDE REPULSIVE ne manquait pas de charme, mais restait empreint  de la plus totale vacuité, un corail abandonné sur le sable de l’inutilité, vite oublié, effacé par le retour périodique de la même vague à quatre niveaux, après chaque effleurement de ce « 9 » qui, loin d’éveiller l’attente d’une quelconque surprise, n’amenait maintenant plus que désenchantement, avec le son clair de la frappe tintant dans le cœur creux de l’appareil quand ce mastaba en modèle réduit s’enfonçait sous son doigt dans sa loge. Par ce cliquettement, parfois espacé, plus souvent rapproché, DN le narguait.

            Un nouvel affichage répondit à une infime pression de son index. Sa tentative de réflexion implosa sur le premier assemblage proposé à sa sagacité :

1 UNE NITESCENCE TENTACULAIRE OUTREPASSE UN ANACHORETE CRISTALLIN

Force lui était de constater qu’il était revenu à son point de départ : s’il ne gardait, d’une telle succession de raz-de-marée désordonnant son intellect, qu’une structure à deux éléments, son programme pseudo-poétique se révélait un avatar stupidement compliqué, et pédant, de son programme d’injures. Et ce dernier avait au moins le mérite d’avoir déridé sa femme, ce qui arrivait de plus en plus rarement depuis qu’il passait ses loisirs sur son clavier. N’avait-elle pas, malgré ses blocages, éclaté de rire à lire :

REFOULE FESSU

HARPIE CYCLOTHYMIQUE et…

ROGNURE NARCISSIQUE ? L’alliance CLOPORTE HYSTERIQUE avait provoqué l’arrêt de l’énumération et une discussion acerbe, il s’en souvenait maintenant.

            Comme s’il était lui-même responsable du résultat affiché par l’appareil ! Elle n’y comprendrait jamais rien. Un manque de logique certain ou un certain manque de logique ? S’y ajoutait, pour combler la mesure, son incapacité à se souvenir ici du début de leur amour : lors de leur première sortie ensemble au cinéma, quand elle s’était plainte à lui d’avoir froid, après Macbeth, ce diagnostic « symptôme d’hystérie » les avait fait rire dans une union complice, longtemps désirée. Cette plaisanterie était donc actuellement à proscrire. Pourtant, ces agencements de termes insultants ou repoussants s’avéraient une réussite malgré la centaine d’heures de travail qu’il y avait consacré : l’accord des adjectifs au féminin lui avait posé quelques problèmes techniques et, à cette époque, il ne manipulait pas avec la rigueur nécessaire la mise en tableaux de longues listes de vocabulaire.

            Il était néanmoins parvenu, non sans fierté, à unir quatre cents noms et quatre cents adjectifs sélectionnés pour leur impact dans son Dictionnaire des 9.000 injures de la langue française, soit 160.000 injures nouvelles. Ce programme amusait, libérait, voire excitait l’esprit des utilisateurs, à condition bien sûr de ne pas en abuser avec les personnes nerveuses. Pourquoi ne pas s’en être contenté ? Transformer cet instrument de faible capacité mémorielle en poète était outrecuidant et fleurait l’extravagance : oublier Queneau devenait primordial, d’autant plus qu’il parvenait, avec une constance digne d’un meilleur succès, à déceler toujours, sous la masse amorphe des phrases, le suintement d’un sens impalpable qui s’évaporait devant toute approche plus précise.

            Il effleura le « 9 ». Apparut

L’INADVERTANCE PUDIBONDE TRANSGRESSE INEFFABLEMENT LE CINABR

E

ORATOIRE

L’erreur dans la présentation graphique le surprit de nouveau, désagréablement. Mais une correction lui demanderait maintenant trop de temps : il ne pouvait, à minuit, se mettre à ce travail de mise en page, alors que son premier cours au collège aurait lieu à 8 h ¼. Sans doute aurait-il dû s’atteler à ce pensum dès 9 heures, après qu’elle se fut retirée dans leur chambre, en l’abandonnant à sa passion. Ce décalage quand, selon toute apparence, le début dépassait une certaine longueur, le narguait par intermittence sans qu’il parvînt à en éradiquer la cause. Que dire de la signification ? Vouloir obtenir une phrase sensée en introduisant un verbe rare était déjà risqué, mais chercher à rentrer de force un C.O.D. avec, le cas, échéant, un circonstant ou un adverbe en prime frisait la bêtise la plus crasse, la plus pénible, pour reprendre le terme dont il émaillait avec cruauté ses carnets trimestriels, au grand dam des parents.  L’emploi des déterminants-articles renforçait cette obscurité, déroutante vu ses lueurs de compréhension fugaces. Réaliser deux programmes en séparant nettement les termes concrets des autres, malgré l’artifice d’une telle dissociation, aurait peut-être permis la création d’ensembles plus convaincants. Car à quoi revenait UN APANAGE FAILLIBLE ?

            Il frappa le « 9 » avec une nervosité accrue et contempla l’écran tout en allumant une cigarette. Un faible sourire, dégagé par la flamme, éclaircit soudain un instant son visage banal dont la disgrâce était soulignée par son attention aux signes graphiques : foin des consignes du petit manuel qu’il avait consulté chez son libraire, La sécurité de votre ordinateur, sur la couverture duquel agonisait une machine exsangue, rendant ses entrailles, tripes et boyaux, fils, ressorts et bandes magnétiques confondus, entre un sandwich graisseux et un cendrier débordant. Mais retrouver l’agent destructeur des touches restait délicat : l’infiltration de la cendre dans les interstices du clavier ou la vigueur de ses doigts ? Le compagnon de ses soirées en était à sa troisième réparation et n’avait réintégré sa place habituelle que la veille.

            Sans discussion possible, l’intendance suivait régulièrement : la marque américaine avait le bon goût de compenser la fragilité de son produit standard par un service après-vente efficace. En fait, il n’ait été privé de son passe-temps quotidien que pendant deux semaines, même pas le temps de rattraper son retard dans les corrections : Loin de le troubler, cet abandon sous la contrainte avait plutôt éveillé sa créativité : la privation du plaisir avait exacerbé son besoin et, pour compenser, les projets de programme avaient afflué dès la disparition de la machine nécessaire pour les fabriquer. Une mise en disponibilité, en quelque sorte, les quinze jours sabbatiques. Il ne s’était pas écoulé une heure de loisir sans que ne l’aient frappé une idée nouvelle, une astuce pour simplifier, élaguer ou améliorer l’esthétique, l’efficacité d’un programme déjà peaufiné. Même si le verbe « déboguer » désignait avec pertinence cette activité, à en croire son quotidien. Son agenda débordait maintenant de Basic.

            Il redressa ses lunettes, avec une crispation nerveuse qui confinait au tic, en retrouvant la réaction de sa femme : elle avait fort peu apprécié – c’était une réelle litote – de le voir se lever de table, après un long silence mutuel, pour coucher sur le papier la solution élégante à un problème qu’il traînait depuis longtemps. Elle avait même quitté France-Culture pour le traiter de maniaque. Qu’avait-elle dit exactement ? « Sublimation de tes pulsions malsaines ! » Mais il avait eu le dernier mot, pour une fois, et sa contre-attaque l’avait rompue en visière, sinon dans la forme, du moins sur le fond.

            Cet appareil permettait, c’était indubitable, la démultiplication infinie de ses propres qualités intellectuelles, une utilisation maximale de ses capacités qui trouvaient enfin un champ clos sur lequel s’exercer. Là, son cerveau gardait libre carrière, sans limitation autre que les siennes propres ! La grammaire française, le latin, le grec même grâce à sa transformation des signes alphabétiques, tout pliait devant ses facultés d’adaptation et son appétit encyclopédique : seul un savoir parfaitement maîtrisé, conscient de lui-même, de ses buts, des résultats à attendre, permettait d’utiliser l’ordinateur avec le maximum d’efficacité. Il soumettait à une concision drastique le programmeur, il induisait une mise au clair des connaissances, il contraignait à débroussailler le maquis grammatical dans lequel erraient les élèves. Il valait donc mieux que sa femme ne s’en servît point : vu son bavardage, voire sa logorrhée, un OUT MEMORY la frapperait de plein fouet. En fait, l’expression sur laquelle il s’éternisait lui donnait la solution exacte, un jugement définitif et impartial sur elle : 1 UNE PROLIXITE CORROSIVE… Il tapa le « 9 » avec irritation.

            Le sommeil le pressait, sinon l’habitude de retrouver sa femme au premier étage. Comme à chaque fois qu’il reprenait ce programme, il était épuisé. Etait-ce que son cerveau émettait trop rapidement la fameuse onde N 400 qui avait eu tout dernièrement les honneurs de la presse ? L’onde de l’absurdité, d’une fréquence de 400 millisecondes, remettant en pilotage conscient, comme un signal d’alarme, le moteur cervical quand un élément inhabituel ou imprévu intervient, et nécessite donc une réponse adaptée et nouvelle pour laquelle un programme n’est pas prêt, si ses souvenirs de l’article étaient justes.

            Il décida d’étudier deux autres séries pour finir.

1 UNE OBSOLETE MELOPEE ACCABLE UN PROTOCOLE ERRATIQUE l’arrêta. « Mélopée » faisait partie des mots qui le fascinaient particulièrement pour leur musicalité aussi prenante qu’injustifiable. Dans la masse des phrases, plusieurs d’entre elles irradiaient, s’irisaient de leur propre consonance. Il les reprit avec plaisir, comme de vieux complices partageant un travers choquant. Il dégusta ENJOLIVURE, CENACLE, ACANTHE, CLAUSTRAL. Il s’en gargarisa un moment en aspirant une bouffée qui le fit tousser avec une discrétion inutile : leur maison était assez vieille pour ne plus laisser filtrer les bruits. Comment pourrait-il la réveiller, elle qui ne se levait plus pour le rappeler à un comportement moins solitaire ? Un tronçon de cendre s’arrêta sur la touche 9 ; avec un frémissement, il l’écrasa en passant à la suite. De l’écran s’effaça la construction où PUTREFIE avait eu pour sujet hasardeux ENJOLIVURE.

            Il fronça les sourcils et la peau légèrement humide de son front, où des rides s’étaient incrustées ; il avait déchiffré sous la fatigue :

3 FURTIVEMENT L’OUTRAGE PUDIBOND ETREINT LA CINERAIRE PERVERSE

Encore une de ces phrases suspectes, ambigües, grâce à laquelle elle avait marqué un point lors de son premier et unique essai de… DN. Sa flèche de parthe, empennée, bien barbelée, restait fichée dans sa mémoire : « Tu devrais donner la liste des mots que tu as sélectionnés à ton futur psychanalyste ! ». Suivie du coup de grâce : « la guirlande de mon Jules ». Evoquer l’achat d’une imprimante pour ce faire avait déclenché sa fureur langagière, sans humour ni un regard affectueux pour atténuer ses perfidies. La situation devenait inquiétante. Il devait absolument réaliser un programme amoureux, AM, et l’inviter à une sortie. Que n’avait-il profité de la panne de l’appareil pour tester un restaurant gastronomique ? Cela faisait bien longtemps qu’ils n’y avaient consacré une soirée.

            Dans son esprit dansèrent leur ronde les INPUT et les IF. A la ligne 1, CLS, dégager l’écran en tout premier lieu ce qu’il lui arrivait encore trop souvent d’oublier. En ligne 10, faire imprimer « JE T’AIME », avec un compteur derrière pour retarder la machine, toujours trop rapide pour l’œil humain. Sur la ligne 20, l’interrogation « ET TOI ? ». Une telle demande n’était guère prudente. Il valait mieux l’inviter directement. A moins de prévoir un embranchement en cas de « NON », à placer, par mesure de sûreté, en 1000. Mais tenir compte de cette éventualité le contraindrait à compliquer ce mini-programme, sans bénéfice aucun : une arrivée en ligne 1000 impliquerait la rupture de leur couple.

            Il fallait procéder avec précaution et se contenter de proposer la sortie. En 20 devait simplement apparaître : « VEUX-TU VENIR AU RESTAURANT ? » en prévoyant divers types de répliques possibles, car elle refusait avec obstination de s’astreindre à respecter le code imposé, pour coincer l’ordinateur. Ou par manque d’attention pointilleuse ! En cela, l’égale des élèves, elle n’avait pas manqué son CAPES pratique pour rien, deux ans auparavant. Terminer par « MERCI MON AMOUR ! » serait du plus bel effet. Un peu mesquin, peut-être ? Trop sec ! Il allumerait « MON AMOUR » en gros caractères sur plusieurs points de l’écran. Pour varier, puisqu’elle aimait le changement et le mouvement ! Ce groupe devrait clignoter. Puis concaténer des blocs graphiques. Dessiner un cœur. Deux cœurs qui se dirigeraient l’un vers l’autre, de chaque côté du tableau, pour ne former qu’un, au centre. Avec un peu d’attention, même en tâtonnant, c’était réalisable, sans trop perdre de temps. Il ferait clignoter ce cœur avant de le remplacer par leurs deux noms accolés. Coiffés d’une cinéraire ? Trop ambitieux ! Et d’une platitude romantique à souhait.

            Il laissa tomber cet embryon de programme, sans plus s’occuper de la ligne 1000 et toucha le « 9 ». C’était son dernier essai. Il devait réagir et sortir quelque chose de sa soirée. Réunir divers éléments de phrases hétérogènes pour élaborer un message consistant.

1 UNE PUDEUR LETHARGIQUE AMALGAME UN DIAMANT PERVERS fut suivi d’une moue d’écœurement qui plissa sa bouche. Il décida de garder le groupe-sujet. Son regard glissa vers la ligne suivante, avec une légère hésitation, car un décrochement graphique défigurait de nouveau la présentation. Sans raison évidente. Une éradication de cette scorie, une fois sa cause nettement déterminée, s’imposait de toute urgence.

2 L’ASCENSION VENENEUSE DEMANTIBULE MIELLEUSEMENT UN NONCHAL

OIR

CHARISMATIQUE Avec le verbe, cela donnerait « Sa pudeur léthargique démantibule… ». Manquait encore un complément. Qui surgit dans la dernière aberration

4 UNE ENIGMATIQUE PRECARITE PUTREFIE UN SIMULACRE CONJUGAL L’évidence le frappa, la phrase se créa d’elle-même, d’un seul tenant, parut scintiller au fond de son esprit : « Sa pudeurs léthargique démantibulait le simulacre conjugal ». Fallait-il intégrer « mielleusement » ? Comme d’habitude, l’adverbe alourdissait le texte et devait être jeté aux oubliettes. Les vieux conseils du primaire, toujours. Il détruisait par là-même le bien-fondé de son programme sur la formation des adverbes en « -ment », alors que ses élèves allaient l’utiliser, incessamment. Son sourire intérieur s’en accentua. Il soupira d’aise et de fatigue, puis aspira une dernière bouffée. Le filtre achèverait sa courte vie au milieu de ses prédécesseurs, dans son cendrier atteint depuis longtemps d’indigestion.

            Après avoir vérifié si une cassette ne traînait pas à côté du régulateur de tension pour éviter ses interférences avec la bande magnétique, il éteignit l’écran, l’ordinateur, le système des disquettes, contrôla leur mise en sommeil : plus d’une fois, elle lui avait reproché de laisser une des unités allumée toute la nuit, des journées entières. Comme la télévision. C’était de la mesquinerie pure, alors qu’il se gardait bien de comptabiliser ses heures de lecture. Qui n’amélioraient pas sa distraction maladive.

            Il se raidit au souvenir de la rage folle qu’il avait dû ravaler quand, au retour d’un week-end chez ses parents, elle avait détruit, d’un mouvement de ses mains gracieuses sur la prise, le labeur de deux journées en célibataire. Ses yeux le piquaient. Il avait encore négligé d’acheter une lampe de chevet, et elle se refusait absolument à y penser pour lui. Elle conservait envers lui son comportement d’institutrice qui serait montée en grade en s’accrochant à la méthode Freinet. Comme un gamin, à lui de prendre l’initiative… Il remâcha sa trouvaille : « Sa pudeur léthargique démantibulait le simulacre conjugal ». Ou « putréfiait » ? Un peu abject. Fétide. Non, cette phrase telle qu’en lui-même l’ordinateur l’avait créée, jaugeait sa conduite. Il ouvrit la porte du salon, passa dans la cuisine.

            Elle avait trop rempli la gamelle du chat. Sa pédagogie de l’autonomie n’allait pas jusqu’à laisser cette pauvre bête ouvrir elle-même ses boîtes de conserve. La netteté tranchante de la pièce sous la lumière du néon proclamait son occupation journalière, quand elle ne se réfugiait pas dans leur chambre, à lire. Il éteignit et monta l’escalier dans l’obscurité.

            La phrase restait fichée dans son esprit : « Sa pudeur… ». Un sexologue le dirait bien platement : « La pudeur de sa femme, toute passive réduisait à néant et vidait de son sens – de ses sens – l’acte sexuel », avec majuscules, ajouterait-elle. Elle parlait trop : « une prolixité corrosive », avait jugé l’ordinateur. Ce qui donnerait : « sa prolixité corrosive », ou plutôt, clouée au pilori : « sa prolixité d’hystérique pudique démantibulait le simulacre conjugal ». Au moins, son appareil, lui, ne parlait pas. Plus justement, en un certain sens, l’ordinateur lui donnait la parole. Une parole de vérité, puisque la phrase de la machine, non ! la phrase revue et corrigée par ses soins, comme une copie d’élève, avait ce côté fini, ce petit coup de patte magistral propre à un créatif.

            Indéniablement, son alliance tactique et objective avec ce système donnait des résultats patents. « Sa pudeur léthargique démantibulait le simulacre conjugal », se répéta-t-il, en jetant de la salle de bain un coup d’œil agressif sur leur lit.

Il était tiré au cordeau ; Sur l’édredon, comme à son habitude, dormait le chat. Seul. Le lit était vide.