LE CHAT, LA CINÉRAIRE ET L’ORDINATEUR

 

La Cinéraire

 

Allongée sur le lit conjugal en compagnie de son chat, elle replia les volutes du texte : sur le papier-listing se détachaient des lignes maigrelettes qu'encadraient les trous répétitifs du pourtour. L'alternance régulière des bandes blanches et bleu clair n'y faisait rien, l'ensemble gardait comme un relent un goût d'inachevé, on se perdait dans ces entrelacs, ce fouillis de signes répandus à tout va. Si encore un symbole quelconque de pagination permettait un renvoi - quitte à faire moderne, que n'avait-il innové en inventant un nouveau système de référence en accord profond avec son support ? Mais non, il fallait accepter l'impossibilité de tout retour pour consultation ou confirmation. Avec ce type d'édition, il revenait aux beaux temps du volumen… pour tenter de sacraliser son texte ? Cette pérennité s'avérait illusoire : en croyant se singulariser, il n'avait qu'opéré un retour en arrière, dans la logique de son esprit tortueux. Une cohérence qui n'avait même pas celle de la folie : la rigueur de son imprimante à aiguilles ne servait qu'à enfiler des blocs de texte à la queue-le-leu. Et le pré-découpage des feuilles n'encourageait guère à une lecture suivie. Comme dégoûtées de leur promiscuité, elles cherchaient à reprendre leur autonomie et les bords de plus d'une commençaient à bailler. Aussi devait-elle les redisposer soigneusement, précautionneusement les unes sur les autres, comme s'il se fût agi d'un texte précieux, révéré. Elle lissa avec irritation celles que leur déploiement avait froissées. Des marques de pliage subsistaient malgré ses efforts. Elle réussit enfin à tout replier comme les soufflets d'un accordéon: ainsi tassé, le texte ne pourrait plus se répandre…

Mais il débordait de sa suffisance ! Dès le début, sa satisfaction personnelle, par-delà son auto-flagellation sur ses travaux informatiques, était flagrante. Presque respirable dans les palpitations de l'air que soulevait le passage à chaque folio suivant : Il haïssait le port de la cravate, les tenues de cérémonie, il se hissait pourtant du col à chaque détour de phrase, avec une tension palpable. Sans légèreté dans son infatuation. Loin de cette « AUREA MEDIOCRITAS » épicurienne dont il se gorgeait à tout propos. - Mais n'allait-elle pas cesser de s'en inspirer ? - il polluait même son esprit, comme un parasite, par sa présence bavarde. Par ses prévenances, il arrivait à gâcher les furtives attentes du quotidien. Au petit déjeuner, sa constance de chronomètre à déposer dans une soucoupe sa gâterie du matin ! Depuis qu'il avait quitté le poste d'amant pour le titre de mari ? Légalement reconnue.

Au lieu de refuser, avoir plié devant une demande en mariage issue de son besoin infantile de solidité. De stabilité. Une recherche constante d'appuis pour se protéger. « Eliminer toute contingence », dirait un philosophe. Comme avec son ordinateur, son désir de fixer les choses, de les posséder, les figeait. Il les tuait. Tandis qu'il prétendait créer, il se raidissait dans une sinistre sclérose. Un endormissement.

D'une petite tape, elle fit frétiller les oreilles de son chat.

Comme avant ? Comment n'avait-elle pas décelé ce danger d'assoupissement? Attendu chez un animal de compagnie. Elle y avait encore cru, en bonne petite romantique. A l'époque de leur amitié amoureuse, elle lui avait pourtant assez parlé de ce ronronnement létal. Sa fausse pureté de rosier anachronique, dont elle aurait dû se méfier, l'avait engagée à tout lui dire. En totale confiance. Alors qu'il la respectait, l'admirait béatement au pied du piédestal où il l'avait érigée de toute pièce. En acceptant, en provoquant tous ses aveux. Pour sucer les miettes de ses confidences, quitte à les ruminer dans la solitude.

Sa sincérité n'avait pas eu le résultat escompté ! Il s'était englué sans surprise dans la routine maritale, avec son souci fanatique de l'horaire, nouveau mais attendu depuis qu'il consacrait son temps à cette machine. Son manque d'invention expliquait la léthargie dans laquelle étouffait leur couple, tandis qu'il avait pris une ligne de fuite bien masculine avec son ordinateur… Seule, ce dernier, comme sa nouvelle le décelait en filigrane, réveillait en lui, à chaque manipulation, une réaction encore neuve, vivante.

Dans sa candeur d'intellectuel, son éditeur avait raison : l'appareil jouait un rôle maïeutique par rapport au narrateur : il avait provoqué l'accouchement d'un monstre froid. Un gastronome de l'intellect ? Un vampire plutôt. Ses baisers insistants le long de son cou aspiraient son sang et engendraient une irritation qui perdurait à fleur de peau. Quand elle l'avait retenu une heure, un exploit, elle ne pouvait plus sortir sans son châle. Encore devait-elle s'observer avec attention, car il se gardait bien de lui signaler sa marque. Par machisme ? La brûlure du propriétaire. Cet appétit l'avait entraînée au début… Il s'arrêtait trop souvent aux prémisses. Incapable de se retenir.

Elle noua lentement ses bras autour de ses cuisses qu'elle venait de relever. A ce mouvement, le chat protesta dans son sommeil.

Plus d'éblouissement palpable où la force éveille une torture délicieuse dans le fondu du plaisir. C'était l'ordinateur qui lui apportait une jouissance réelle, elle n'arrivait pas à la partager.

Pourquoi une telle fascination ? Les touches qui s'enfonçaient, passives, sous la pression de ses doigts avec un résultat qui ne le remettait pas en cause, quoi qu'il arrivât? A le voir effleurer le clavier, maîtriser tout le processus, elle le sentait fier de sa réussite. De sa puissance, même si elle était passagère, puisqu'elle devait le ramener chez elle. Le réaimanter : ses mains, dont la légèreté à l'allumage d'une cigarette l'avait fascinée et qui, dès l'abord, évoquaient une subtile douceur, sortaient démagnétisées de ses stations prolongées dans le salon.

Il la testait selon une démarche méthodique : son esprit classificateur cherchait le meilleur moyen d'éveiller son corps au plaisir, systématiquement. Mathématiquement. Elle sentait maintenant qu'il avait prévu plusieurs solutions de rechange pour le cas où un frôlement ne provoquerait pas la réaction adéquate, positive, celle qui le rassurait. Mais elle commençait à connaître ses différents programmes, avec les passerelles de l'un à l'autre, et les échappatoires qu'il embranchait quand elle se dérobait par lassitude à ses patientes investigations. De ce point de vue, son ménage avec l'ordinateur avait permis une amélioration : il ne s'esquivait plus dans la quête de l'amour et acceptait de prendre son temps, même si c'était après et, pourquoi ne pas l'avouer, en obscur tâcheron ? Ses enlacements. D'une gentillesse qui provoquait l'insomnie.

Ne faisait-il pas ainsi la part du feu ? Par crainte de la solitude… En cas d'échec, de déception, combien de fois ne l'avait-il pas rejointe dans leur chambre, tout énamouré, pour tenter de la prendre dans le filet de ses caresses. Par besoin de compensation. Elle équilibrait ses insuccès dans son monologue avec sa machine. Cette « ALTERA EGO » ne se dérobait plus, selon toute apparence.

Lui-même se montrait conscient du danger que représentait cet éloignement. Ne fallait-il pas voir dans son texte une sorte de formule apotropaïque ? Sa fréquentation de l'ordinateur n'avait pu détruire sa finesse et il avait perçu le malaise sans oser en discuter ouvertement: comme d'habitude, il s'exprimait par écrit. La crainte de la voir partie le taraudait, sans nul doute, pour qu'il ait surmonté sa répulsion à l'égard des productions contemporaines, à fortiori d'un éditeur.

A moins qu'un tel mépris n'ait été le revers d'une attirance, refoulée par la crainte d'un refus ? Sa nouvelle était l'aboutissement logique d'un processus où l'ambition et ses phobies s'équilibraient enfin. Voilà qui rendait cohérent l'ensemble de son comportement : fabriquer des programmes lui avait redonné confiance dans ses capacités mentales. Elle n'en voulait pour preuve que sa nouvelle autorité, son aisance même, en classe, avec ses collègues. Avec son inspecteur. Mais il lui manquait l'accomplissement en littérature, but ô combien suprême pour un obsédé du terme exact ! Il n'aurait fait qu'utiliser ses deux champs d'expérience privilégiés : l'ordinateur… et sa femme. Ceci pour produire un tel résultat, ce texte imprimé sur un « listing » aux striures bleuâtres, aux courbes trop encombrantes pour permettre une lecture agréable.

Elle retassa le paquet qui avait toujours, une fois sorti de son coffrage, tendance à glisser sur lui-même pour s'écouler aux pieds du lecteur. La rame rejoignit un paquet de copies, près de la lampe de chevet qu'elle conservait sans scrupule depuis qu'elle en avait acheté une pour son « loisir », « au grand dam » de la méthode Freinet !

Derrière son dos, elle reprit le chat qu'elle déposa sur sa poitrine en s'allongeant. Un ronronnement puissant répondit à ses cajoleries savantes. Elle sentit des griffes gratter délicatement sa peau à travers la soie. Avec un léger soupir, elle éteignit la lampe et toucha, en ramenant sa main, ce qu'il appelait un livre…

S'il était peu maniable, sa présentation ne manquait pas d'à propos : l'adéquation entre le support matériel et l'énoncé se montrait piquant pour l'esprit. Mais ses lecteurs bénévoles, et très potentiels vu la faiblesse du tirage, en seraient désarçonnés. D'autant que le symbole pour noter les accents sentait son succédané. Sans améliorer la compréhension, puisqu'il utilisait aussi ces étoiles pour encadrer ses références, à défaut d'italiques. Un clavier français, comme elle le lui répétait depuis le début, lui aurait épargné ce bricolage qui ralentissait la lecture. A quand la lecture sur écran ?

En même temps que son chat se détendait dans leur chaleur commune, le titre revint la surprendre : LE CHAT, LA CINERAIRE ET L’ORDINATEUR. Un groupement alléchant, intrigant à souhait. Très accrocheur. Elle expira un souffle de mépris qui fit tressaillir le chat dont le nez venait de rafraîchir le sien. Même s'il avait eu l'humilité d'accepter un tel titre en remplacement de son obscure léthargie, il gardait une dette spirituelle à l'égard de son éditeur ! Comme quoi un regard extérieur à l'œuvre permettait d'en mieux extraire la substantifique moelle ?

Sans les coups de téléphone de ce deuxième lecteur, harcelante par leur régularité, jamais il n'aurait eu la constance nécessaire pour mener à bien un tel projet. Il serait resté replié sur ses blocages. Même avec elle, il n'avait fait qu'aménager son malaise existentiel, pour reprendre une terminologie dépassée. Et cette esquisse d'auto-psychanalyse n'avait pas résolu son problème. La rédiger lui avait servi de soupape, un temps : la pression intérieure demeurait, elle le sentait bien quand ils faisaient l'amour, pas plus souvent ni mieux depuis qu'il lui avait permis de lire son premier essai.

N'avait pas plus changé l'alternative dubitative qui faisait chez lui partie prenante de l'interrogation. Rien ne l'énervait plus, si ce tic avait été un de ses sujets d'amusement, il y avait bien longtemps. « Veux-tu ceci ou…? » Ou bien quoi ? Ne le veux-tu pas ? Il s'arrangeait toujours pour lui laisser la décision ultime, comme incapable de choisir un chemin, quel qu'il fût. Combien lassante, et fort peu féminine parfois, cette obligation de le porter à bout de bras ! Elle avait cru que ce travail de rédaction débloquerait quelques rouages et entamerait, ferait sauter une partie de son blindage. Quelle dérision ! Aucun progrès n'avait été réalisé. Le pire, aucun n'était plus à attendre. Avec l'édition de ce texte disparaissait le dernier espoir d'amélioration.

Elle avait donc essayé : l'écoute, attentive et aimante, de ses moindres ruminations, l'indulgence devant ses difficultés à la satisfaire, l'effacement même quand elle avait compris qu'elle lui pesait. Rien de tout cela n'avait abouti. Si ! La suprême dérobade… Minime ? Il n'avait pas refusé de prendre des cours de danse, mais ne s'était pas dérangé avant la clôture des inscriptions. Par distraction, avait-il soutenu ! Elle n'était pas dupe. Ce corps embarrassé allait continuer dans ses pieds, avec la machine dans le salon. Elle s'avérait incapable de l'assouplir. Lui faire tâter du bricolage ne mènerait à rien. Loin de lui une telle activité manuelle. Qu'avait-il osé écrire sur les travaux ménagers ?

Elle se coula vers l'interrupteur en évitant de déplacer le chat qui, sensible à ce changement, marqua sa désapprobation par un raidissement de ses pattes. L'éclat de la lampe l'aveugla pendant qu'elle dépliait la large bande du listing. Elle relut le début, s'arrêta sur « propreté funèbre ». Quelle récompense pour son attention à leur bien-être ? Oui, elle ne supportait pas physiquement la saleté, et sa mère n'avait rien à voir là-dedans. Elle voulait bien faire la part de la fiction littéraire, mais l'impression qu'éveillait la description de leur salon restait très négative. Nul besoin d'être grand clerc en analyse structurale pour retrouver le vocabulaire qui provoquait cet effet : résiduelle, filtrait, estompait, dormir, blafard !

Elle sourit : le néologisme « létalgie », avec une belle haplographie - se croyait-il le seul à manipuler des termes rares et abscons ? - aurait mieux convenu que son ancien titre. Cette léthargie dénommait plutôt ce dont il souffrait, lui ! Et leurs rares discussions, depuis la mise au point définitive du texte, n'avaient pas bonifié ses manigances ; si elle avait cru, lors de sa première lecture, à un changement possible, quelle déception ! Il était seulement parvenu à poser le problème de leurs relations, en se montrant conscient des risques qu'impliquait pour leur couple l'utilisation outrancière de l'ordinateur. Sans résultat, puisque, même maintenant, rien n'avait changé : il était encore en train de pianoter dans le salon. Son analyse, comme d'habitude, était demeurée en l'état. Détachée. Il manquait par trop de présence, et ceci se retrouvait dans ses mentions les plus anodines.

Elle releva ce qu'un critique moins concerné n'aurait pas remarqué : « série de volumes brochés ». Pourquoi n'avait-il pas mentionné les collections en plein cuir qu'il avait accumulées au milieu de ses piles instables d'ouvrages scolaires, sur la quasi totalité des étagères? Il n'avait toujours pas digéré la présence de ses livres personnels dans leur pièce de réception ? Défraîchis, elle le reconnaissait volontiers, mais par ses relectures ! Au moins, ses livres vivaient. Elle les possédait, sans ex-libris, si lui s'acharnait à placer son autocollant au début de chaque volume, avec une assiduité qui rendait déplaisante cette marque de possession. Une lubie, une de ses folies… Mêlée d'expropriations, des empiétements. A tout le moins, une preuve d'infatuation.

Ce défaut resurgissait à tous les rabats de page : elle le lui avait fait remarquer en lisant son manuscrit, et c'était là, s'étalant sur tout un paragraphe, avec, en prime, une attaque contre elle, pour dévier l'attention du lecteur sans doute. Elle s'arrêta : « seul, un savoir parfaitement maîtrisé » ? Tout content de rappeler son échec passé au C.A.P.E.S., en oubliant ses propres défaites, il se vantait sans vergogne de ses acquis les plus récents : il oubliait bien vite toutes les recherches qu'il avait été contraint d'entreprendre. Pour trouver les solutions comme pour vérifier ses résultats en fin de parcours ! Ce qui lui avait pris un certain temps. Cet orgueil sans assises défigurait sa nouvelle. Pour aboutir à ces cocoricos ridicules. Un véritable couac.

Elle flatta trop sèchement le chat qui plissa les yeux. En rabattant les pliures, elle parvint au bas de la bande imprimée « La netteté tranchante de la pièce attestait son efficacité quotidienne ». Croyait-il qu'elle prenait plaisir à cette activité dont il se dispensait le plus possible ? C'était le prix à payer pour garder un intérieur vivable alors qu'il le présentait comme un tombeau. Pour qui ? Il aurait pu avoir la pudeur de passer sous silence son cendrier débordant – « atteint d'indigestion », avait-il trouvé, avec son sourire exaspérant. Quel manque d'originalité ! Ce texte sentait l'artifice littéraire, la construction gratuite, pour qui le connaissait!

Il osait parler de « pudeur léthargique » ! Mais son chat réagissait plus sainement que lui. Lors de leur deuxième nuit ensemble - elle s'était juré d'oublier la première - elle avait enlevé de haute lutte les avant-postes de ses blocages en le caressant dans le cou tout en l'étreignant. Pour déconnecter son esprit observateur, elle avait dû passer par-dessus ses propres désirs, incapable qu'il était de se laisser aller au plaisir d'amour.

« Pudeur léthargique » ! Elle se rappelait leur conversation dans le parc de Saint-Germain : une bonne heure à lui faire avouer qu'il trouvait, lui aussi, ridicule de la quitter vers une heure ou deux du matin, sans s'aimer, pour se retrouver… au petit déjeuner. Cela même n'avait pas suffi. A Notre-Dame, il était resté de marbre, bloqué, sans la sentir vibrante, dans l'attente qu'il la prenne au moins dans ses bras.

Tout y était pourtant ! L'heure tardive, la clarté d'un printemps sur Paris, l'éclairage de la cathédrale. Non, il s'était montré placide, un peu contracté toutefois, son bras de timide cherchant à se glisser mollement derrière son dos. Alors qu'elle a horreur de cet affichage en public… Ne l'avait-il pas taxé de froideur en revenant vers la voiture ? C'est elle qui l'avait embrassé, après avoir frappé sa cigarette qu'il avait, une fois encore, éprouvé le besoin incoercible d'allumer. Quel baiser ! Raide, paralysé. Sec. Encore maintenant, elle était contrainte, et par quels artifices ! de le réveiller au feu de sa sensualité. Quelle juste récompense !

Sous une forme pseudo-littéraire, il lui attribuait ses propres manques. Ceci vidait de tout sens son pari de créer un texte à partir de la phrase magique que lui avait dégurgitée « Lewiss Carroll ». Il s'en était bien vanté. Mais pourquoi se flatter d'en tirer une nouvelle ? Que grand bien lui fasse, si son « Œuvre » était là, avec la lourdeur de ses majuscules s'étalant entre deux rangs interminables de trous, sous les yeux de « la Cinéraire ». Une charmante attention. Sa femme-fleur, qu'il aimait respirer. Qu'il ne cueillait que rarement ? Aux formes étiolées, peut-être? Mais en elles couvait une flamme qu'il ne savait plus attiser. C'est en vain qu'elle tentait de s'éteindre, elle se brûlait de ses propres désirs.

Et elle attendait toujours, parmi ses bouquins, évidemment. Comment, par quel tour de passe-passe psychologique était-il arrivé à mettre sur son compte à elle ce qu'il dénonçait, le démantibulement - ou la démantibulation - du « simulacre conjugal ». Indécent. Et malsain. Quelle estime lui garder, quand il se servait d'elle et envisageait, somme toute froidement, son départ, tout ceci parce que sa machine lui avait craché une phrase ?

Il avait suivi le même parcours avec son programme d'injures. révélatrice, sa satisfaction à taper une nouvelle bordée d'ordures : « Marie-couche-toi-là, grue, morue, putasse ! » Insensible à ses efforts, il confondait encore vulgarité et sensualité. Malgré leur grande complicité affective qui allait s'estompant, ce fossé profond les séparait. Quand elle avait tout fait pour leur union, lui préparait sa déclaration, son « don du cœur », sur cet engin ! Toujours la mise à distance, idéaliste, suspecte, de la bien-aimée.

Il réutilisait leurs souvenirs les plus intimes ! Mais elle n'était pas Juliette Drouet, ni lui Victor Hugo, un amant encore prolifique à quatre-vingts ans.

Elle rapprocha le chat de sa tête et le pressa contre elle. Sa demande en mariage ! La table jonchée de boules de papier, de feuilles couvertes de signes obscurs, de livres scolaires, dans un amalgame de gommes, de cartouches et de stylpens démontés, avec ses enveloppes pour ses délirantes missives, ses ruminations. Elle, face à l'écran en train d'effleurer sa touche « 9 » qui faisait défiler dans un décor de cœurs clignotants sa déclaration. D'une banalité délirante.

A la question "Veux-tu m'épouser (O/N)" , par quelle aberration n'avait-elle pas frappé "N" ? Elle ne ressentirait pas son malaise profond à vivre en couple. Elle ne serait pas là, allongée seule sur leur lit, alors qu'il s'escrimait en bas sur sa machine ! Son texte n'y avait rien changé.

Avec lenteur, elle replia les feuilles sur elles-mêmes et replaça la rame près de la lampe. Le chat lui lécha le nez de sa langue râpeuse. Elle répondit en remontant la tête, puis le déposa sur la couverture. Que lui dire ? « Le programmeur létalgique a démantibulé le simulacre conjugal » ? Non, le silence…

Elle passa dans la salle de bain. Sur le haut de l'armoire, elle récupéra le panier en osier pour le transport de son chat.