SECONDE INSPECTION, janvier 1982

Avant-propos : Comme les autres, le rapport d’inspection qui va suivre ne présente ni la date exacte ni le nom de la personne chargée de ce travail (ici une femme).

Ce rapport est soigneusement dactylographié (deux corrections manuscrites, pour des fautes vénielles de ponctuation, les titres sont soulignés car les machines à écrire ne proposent pas l’italique) sur une matrice officielle…

MINISTERE DE L’ÉDUCATION NATI

ACADEMIE DE  ROUEN

INSPECTION PÉDAGOGIQUE RÉGIONALE :  LETTRES

                                                                                                     (spécialité)

Adresse de l'Etablissement        Lycée privé Join Lambert

                                                       ROUEN

 

RAPPORT D’INSPECTION

Classe de 1èreC – 20 élèves – Voltaire – Histoire de Charles XII et lettre à Madame DENIS

                      Le cours de monsieur STEINER comporte deux parties bien différentes. Une première partie met en application, semble-t-il, le chapitre "Maniement et connaissance de la langue"des Nouvelles Instructions pour l’enseignement du français dans le second cycle : relevé des suffixes dans un extrait de l’Histoire de Charles XII ; classement selon leur valeur, conclusion sur le caractère abstrait, intellectuel et moral de ce fragment. La démarche est nette, "scientifique" et efficace. Pourquoi ne pas l’appliquer au texte suivant ? Ce texte, lettres à Madame DENIS du 06 novembre 1750, est l’objet d’une introduction judicieuse sur les caractères du genre épistolaire, puis d’une tentative de situation, maladroite, car elle se réduit à une récitation de la vie de Voltaire jusqu’au séjour à Berlin, qui ne fait pas surgir les élé-ments essentiels. Enfin, l’explication de ce texte témoigne d’une méconnaissance du tempé-rament de Voltaire, de ses rapports avec Frédéric et avec Madame DENIS et surtout d’une lecture superficielle du texte. Une approche méthodique aurait évité à Monsieur STEINER un certain nombre d’erreurs qui sont autant d’idées fausses communiquées aux élèves.

                          Le cahier de textes indique un travail intéressant et varié, presque trop dans la mesure où il ne semble pas judicieux de poursuivre en même temps l’étude de trois texte différents sous forme de lecture suivie : il vaut mieux étudier un seul texte dans sa continui-té et introduire l’élément de variété au moyen de morceaux choisis. Une remarque d’ordre matériel, enfin : si l’on confie la tenue du cahier de texte à un élève, il est bon d’en contrôler très régulièrement la rédaction et l’orthographe.

                          Monsieur STEINER est capable de très bien faire. Sa conduite de la classe est énergique, animée. Il a des connaissances, trop sélectives sans doute, mais il sait les mettre à la portée des destinataires. Si l’on peut donc admettre que sas capacités sont suffisantes pour lui mériter l’accès au grade A.E.C.E., on ne peut que lui conseiller néanmoins de travailler dans le sens de la méthode et de la maîtrise de soi.

                     Avis favorable à l’attribution du grade d’A.E.C.E.

 

Pris connaissance le  22/02/82                                                      Date de l’Inspection     ..  Janvier 1982

      L’intéressé                                                                     L’Inspecteur pédagogique régional

 

 

Post-propos :

A.E.C.E. est la siglaison – jargonnante, mais c’est la marque de fabrique de l’EN ! – d’Adjoint d’Enseignement Chargé d’Enseignement.

Aveugle aux méconnaissances sélectives pointées dans ce rapport, je passe pour la nième fois le CAPES théorique au printemps 1982, et l’obtiens cette fois-ci. Par quel miracle ? Chaque année, je réussissais l’écrit pour me faire proprement évincer lors de l’oral… Mon rapport avec le jury se voulait d’égal à égal, j’étais loin du compte… Une simple anecdote suffira. Une année, le sort m’affecte, dans le Rouge et le Noir, le passage de Stendhal où Julien Sorel menace d’une vieille épée Mathilde de la Motte. A l’époque, mon éducation catholique, ma formation chez les Jésuites ne m’ont pas mis la puce à l’oreille, malgré un parcours psychanalytique singulier après le décès et l’inhumation de mes parents en mon absence. Je fais donc l’impasse sur l’aspect sexuel de la chose. Ce que me reproche sans gants et sans façons le président du jury, malgré ma prestation bien construite. La réplique est cinglante : « Avec une vieille épée, cela me paraît difficile ». Bien sûr, les deux auxiliaires féminines de se gausser. Et moi de trépasser. Or donc, cette année-là, 3 mois avant l’oral, un couple d’amis, lassé de mes échecs réitérés et de mon misérabilisme vestimentaire, m’entraîne dans une opération de relooking avant le franglais : je pénètre à 9 h dans le Printemps (pub?) de Cabourg et en ressors 3 h plus tard, rhabillé de pied en cap, de la cravate aux chaussettes gris-fer. Ce changement de tournure opère le miracle : ceci me met apparemment au diapason de l’entregent attendu lors d’un oral, je me montre urbain, exit les répliques teigneuses à l’emporte-pièce. Il me suffisait de ce Canossa… 

Cet obstacle franchi, il me faut choisir entre opter pour l’enseignement Public puisque je viens de réussir un de ses concours de recrutement ou poursuivre dans le Privé. Le public est financièrement plus intéressant (mutuelle, retraite, profil de  carrière), rester dans mon établissement rouennais présente l’avantage de ne pas changer d’étable, voire de crèche, car, à l’expérience, le biotope catho convient à mon tempérament : je le constate, à ma grande surprise, lors de la passation d’oraux de bac, en croyant échanger avec des collègues qui s’avèrent des laïcards acharnés; qui plus est, dans une salle de mon établissement dédiée, je dispose, à mi-temps, de 10 micro-ordinateurs que je sais programmer alors que je n’ai aucune chance de décrocher un poste dans un lycée pilote ; et quand cela serait, le matériel en serait pour moi exotique. L’argument dirimant est la promesse mitterandienne d’un service public unique, laïque et rénové, comme le prône mon syndicat, la FEP-CFDT (encore un sigle : Fédération de L’Enseignement Privé – Confédération Française Démocratique du Travail) ; je soutiens, face à mes collègues syndiqués de droite, que le programme de notre Président va se réaliser : la preuve, je reste. Je les ai ainsi nargués pendant une année, je l’ai payé pendant… 20 ans, et le paie encore via ma retraite plus onéreuse. La suite est encore plus goûtue : je finis par me trouver un formateur agrégé pour me préparer à la partie pratique… En mauvais disciple, j’échoue. Ce qui n’arrive quasiment jamais. En partie au prétexte que j’utilise trop les ordinateurs, et, circonstance aggravante, sur des programmes non validés (Et pour cause : ils n’existent pas). Ubu persiste et signe : un AECE qui passe le CAPES remet en fait son compteur professionnel à zéro et en cas de second échec, devient définitivement inapte à l’enseignement. Il va sans dire que mon année scolaire (la dernière ?) est exemplaire : limitation drastique de l’informatique (du moins sur le papier), obéissance obséquieuse, tatillonne et servile à tout ce qui émane de mon inspectrice et du serre-file qui m’encadre; je me transforme en brave petit soldat décérébré de l’Institution scolaire. En fin d’année, lors du contrôle vital, l’inspecteur Général, rappelé en renfort vu l’enjeu, a la surprise de me trouver apte… il me le signale lors de l’entretien individuel. Après son « nihil obstat », j’ose lui demander son avis sur la poursuite de mon travail en informatique. Avec un sourire appuyé, il me conseille de continuer, sans en parler à l’extérieur et sans faire de vagues : « soyez discret »… Date de cette rencontre, qui m’a marqué comme une vache à l’abattoir, l’habitude détestable que je pris de « trafiquer » mon cahier de texte : je réduisais officiellement, avec des stylos différents de couleurs diverses, l’utilisation de mes programmes pour la plus grande gloire affichée de productions fautives mais « labellisées » par le Plan Informatique pour Tous (1985), en le piratant par ailleurs car l’Enseignement Privé n’avait pas droit, gratuitement du moins, à ses ressources. Ce qui ne pouvait que l’aider : l’échec, onéreux, de cette informatisation par le haut s’explique par la piètre réflexion pédagogique dont faisaient preuve, à l’envi, les produits. En français, par exemple, on revenait aux exercices à trou pour mieux enterrer la réflexion, on s’acharnait sur les règles de l’accord du passé composé sans réussir à les structurer, on se gargarisait avec les formes les plus absconses et les moins usitées – en fait mort-nées – des verbes irréguliers ; les programmeurs de service, en bons Diafoirus s’appuyant sur leurs souvenirs mal digérés du primaire, marqués par leurs propres manques, avaient accouché d’avortons méprisables qui faisaient regretter l’absence d’IVG. Une revanche sur leurs échecs antérieurs ? Ma fréquentation de lycéens geeks avant la lettre, dans le cadre des différentes Options Informatiques (1986-2000) m’amène à penser, nonobstant la sympathie que leur passion pouvait générer, que l’investissement forcené dans les arcanes de la programmation compense d’avérés dysfonctionnements en français, voire dans toutes les matières scolaires, à l’instar de certains sportifs. Mais nul, que je sache, n’osa dire à Fabius que le roi était nu. Tout puait le vite fait, mal fait, le souci des éditeurs d’occuper le terrain, l’absence criante des premiers concernés : les enseignants. Le bogue le plus emblématique de cette production de commande était : le corps humain. Je revoie encore la tête de la collègue de bio lorsque, dans la reconstitution (pédagogique ?) d’un squelette à partir d’os démembrés, j’ai réussi à enfoncer, lors de la démonstration, un tibia dans un crâne innocent. Sans protestation aucune du logiciel face à ce nouvel avatar de la tête de mort… Un super vaccin anti-informatique. Bien sûr, le principe de Lavoisier a fonctionné et engraissé les charognards, je me suis découvert détrousseur de cadavres : j’ai ainsi pu faire racheter à un collège public, un ensemble complet d’ordinateurs MO5 dont le serveur Léanord n’avait jamais été utilisé. Donc, 23 postes en place au lieu des 16 postes max. dans un nano-réseau Thomson. L’arrivée des PC (les Mac étaient trop cher, 3 pour un 1, ne prêtaient pas le flanc au tournevis et abhorraient le système D), l’absence d’esprit de suite propre à l’EN, le conservatisme du corps enseignant sonnèrent le glas de cette réussite bien française : un départ en fanfare, une fin bourbeuse… y compris, pour faire bonne mesure, les avanies et les coups de poignard dans le dos des derniers arrivés pour débouter les pionniers. Compte non tenu, chez certains, d’une absence totale de déontologie : j’ai ainsi échangé mes productions personnelles en français contre un ensemble en mathématiques piraté en fait chez Nathan par un collègue : sa seule originalité était une animation basique sous les opérations proposées à l’élève ; en fonction de ses bonnes réponses, un petit robot s’activait à accumuler les éléments d’une fusée, un 10 sur 10 permettant son décollage latéral… De telles déconvenues n’empêchèrent pas le char de l’Etat de poursuivre sa percée : pour valider l’ouverture officielle d’une option informatique en lycée, un duo de professeurs, l’un scientifique, l’autre littéraire, devait suivre une formation d’un an. J’ai donc eu droit… à l’équivalent d’une année comme formateur en informatique, avec 2 stages de 2 mois chacun, répartis sur… 3 ans. Le compte était bon, notre instruction finit par rentrer, à coups et contre-coups de programmation en turbo pascal, finalement sous DOS/PC, une fois le deuil fait, d’un côté, des Macintosh, définitivement inaccessibles à nos établissements désargentés, malgré l’investissement -purement affectif- des Versaillais dans l’Enseignement Privé, dit Libre, de l’autre des MO5 déjà obsolètes. C’est donc après la perte sans gloire de cette première phalange que le second front de l’informatique  scolaire passe par Bill Gates, Bill $ pour les intimes. Un super commercial, dont nos nouvelles recrues enseignantes prenaient la critique pour de la jalousie… Mon établissement participe avec d’autant moins de vergogne à l’enrichissement de Microsoft qu’il excelle dans le ramassage de la taxe d’apprentissage : il est le premier en Normandie, en répartissant les sommes récoltées par tête d’élève du technique. Il en use, en abuse : je fais acheter un numériseur à 250 niveaux de gris, pour 300 DPI, une bête de course pour l’époque, pour plus de deux briques (3.000 €). Mon directeur de l’époque frise l’apoplexie quand j’affiche devant lui ma photo dans la salle des profs, rajeunie et corrigée par le rajout d’une chevelure abondante sur mon alopécie génétique déjà visible. On me menace même du châtiment d’Abélard quand j’évoque l’effeuillage, par pixels déposés, du giron des collègues féminines, celles du moins qui ne croisent pas les jambes sur la photo de groupe annuelle. Même si tout n’est pas si rose. Je passe une nuit d’enfer, calfeutré dans la salle informatique, après la parution dans Le Canard Enchaîné d’un article au vitriol vouant à la vindicte publique mon établissement pour récolter par tête dix fois plus d’argent qu’un lycée équivalent du Public. Ce qui était vrai. Mais l’injustice était en l’occurrence doublée d’un délit qui avait échappé au Canard – et pour cause : mon doublon scientifique et moi-même avions piraté sans mesure, sans vergogne aucune, voire avec une volupté rentrée, tous les programmes existants de l’Education Nationale, au prétexte « moral » qu’elle nous les refusait. J’ai tout extirpé, par crainte d’un contrôle… sans contre-partie palpable : pour tout mon travail (installation et maintenance des PC dont les élèves ont vite compris que la déshérence rendait les cours… discontinus), je reçois 1 h. supplémentaire par semaine en solde de tout compte… Je sombre dans la programmation : célibataire, je passe mes nuits sur mon PC, pour la plus grande gloire des Lettres classiques. français, latin, grec ? je déborde sur l’anglais, l’allemand, l’espagnol, «rien de ce qui  est humain ne m’est étranger» (que les férus de citations exactes la retrouve sous un moteur de recherche quelconque)… Une boulimie encyclopédique   . A juste titre C’est dans cet arrière-plan qu’eut lieu ma troisième inspection…