CURSUS
HONORUM
PREMIÈRE
INSPECTION, Janvier 1976
Je n’ai jamais reçu le rapport de ma première inspection… Était-ce dû à la raison pour laquelle le « candidat maître auxiliaire » que j’étais se l’est vu imposer ? Je ne l’ai appris que plus tard, Monsieur le Directeur avait demandé, à mon encontre, une inspection car plonger un débutant dans une classe, sans autre parcours pédagogique qu’une discussion informelle avec celui qu’il remplaçait, avait eu son résultat attendu : une guerre des tranchées en Seconde, des affrontements quasi directs en 5ème. Ainsi avais-je vu une poubelle vide cheminer du fond de la classe au pied de mon estrade en fonction de la progression chaotique mais efficace que lui avait imposée la succession des discrets coups de pied opérés par chacun de ceux qui se trouvaient en bordure du passage, sur leur banc de classe (en 1975, mon établissement n’accueillait que des garçons)… Ne m’étais-je pas trouvé écrasé comme une mouche contre le mur quand un collègue, furibard du brouhaha généré par mon cours, avait ouvert violemment la porte de communication entre nos deux classes? Cette dernière portait mal son nom : elle m’a repoussé, m’a caché pendant la brève, mais virulente algarade, puis s’est refermée tout aussi brutalement, en me laissant face à mes élèves. Aussi gênés que moi. Mon « Merci, messieurs » essuya, semble-t-il, une partie de cette avanie : ils affectèrent de se montrer plus urbains. En 5ème, j’avais fini par sortir, manu militari, un perturbateur, en lui allongeant un bon coup de pied dans le derrière. Même si ceci m’a vacciné contre l’utilisation de la violence physique : j’ai encore en mémoire l’impression d’écrasement mou qu’a provoquée cette frappe dans mon orteil gauche.
Face à cette débâcle de la discipline dans une Institution rouennaise centenaire, malgré les distingués services rendus par mon père pour la plus grande gloire de l’Enseignement Catholique Normand, nonobstant les performances reconnues de ma mère dans la catéchisation de Petits Ébroïciens, sans plus tenir compte de leur accueil hebdomadaire des grands séminaristes, il fallait, non pas aider la brebis égarée en passe de se perdre, mais se la faire servir en méchoui, sans y mettre la main : l’égorgement se ferait sans douleur, malgré la jeunesse de la bête qui n’en était qu’au début de son second trimestre de sa première année : lâchée qu’elle avait été sans formation dans la cage aux fauves, l’Exécuteur des Hautes Œuvres, alias l’Inspection, mettrait fin à ses errances, à ses souffrances. Aussi ai-je fait cours en cinquième, ma classe la plus agitée, souvent la plus cruelle. Oui, en fait, pour la première fois de ma courte carrière, j’ai fait cours. J’y ai pris plaisir, et mes élèves, tout autant. Comment se fait-ce ? Ce que personne n’avait prévu : la présence d’un corps étranger, celui de l’inspectrice, pourtant sans attrait aucun, régula la température de la classe. Et la sélection naturelle de se faire à mon profit. L’ensemble se mit à pétiller, briller, étinceler, sans brandons ni tonneau de poudre. Ni goût de cendre. Une participation idéale… Les questions pertinentes, sans piège, voire complices des plus brillants permirent à l’étude de texte – je ne sais même plus de quelle fable – de se terminer en apothéose… et de me transformer en Phénix. Sans duper qui que ce soit : pas plus l’inspectrice qui, lors de l’entretien, après m’avoir annoncé d’emblée que mon contrat de Maître Auxiliaire serait signé, ajouta, avec un sourire narquois : « vous ne devez pas rire tous les jours dans cette classe, M. Steiner » que Monsieur le Directeur qui, en fin d’année, heureux malgré tout d’être contraint de me garder, ajouta ces benoîtes paroles : « Mais vous comprenez, Monsieur Steiner, que, l’année prochaine, vous devez changer du tout au tout, et prendre en mains vos classes, dès le premier cours. Sinon, vous ne tiendrez pas la distance, de toute façon ». Ce que je fis ! VERBA MANENT… Je me suis taillé ensuite, pendant une dizaine d’années, une réputation, pour les cancres décérébrés, de peau de vache intraitable ; ce pare-feu une fois installé, leur terre ayant été brûlée, toute racine du mal extirpée, éradiquée, voire dûment et scolairement tranchée après avoir été excitée à leur insu – pour la joie rentrée des plus brillants, je pouvais laisser chacun prendre ce qu’il voulait de mon foin : les obscurs tâcherons de mâcher et remâcher, les indolents sûrs de leurs capacités pouvaient à leur guise, en faisant semblant de jouer le jeu, en sucer un ou plusieurs brins, ceux qui cherchaient mon estime ou à me concurrencer, le tressaient en corne d’abondance… pour en faire leur miel, au détriment de la métaphore filée…
Afin d'instaurer ce rapport qui permet à chacun de progresser à son rythme, en fonction de ses capacités, il est nécessaire de purifier l’atmosphère de ses miasmes, à défaut contraindre les émanateurs à garder pour leur propre échec leurs effluves négatives. En clair, dégager le terrain. Frapper le premier, rompre en visière sans pitié le premier –c’est souvent un garçon, en milieu choisi – qui se permet le moindre écart, le commencement d’un début d’embryon d’entame de familiarité. Fidèle à l'adage médiéval: «Oignez vilain, il vous poindra, poignez vilain, il vous oindra»... En cas d’échec patent, attendre son heure – pas trop longtemps - et tirer dans le dos. C’est ainsi que je me suis sorti du piège d’une classe indisciplinée où tous faisaient front commun contre l’Ennemi : le Prof ; après plusieurs semaines d’escarmouches douteuses, d’expulsions brutales, de colles justifiées mais inutiles et contre-productives, je dus m’avouer que mes joutes verbales gagnées de haute lutte ne faisaient qu’entretenir leur flamme rageuse. Sans répit. Mon surnom étant Bozo (le clown), je retrouvais sans cesse des papiers de bonbon avec ce nom, car c’était aussi celui d’une sucrerie de l’époque. Il me souvient encore d’en avoir trouvé l’enveloppe en ouvrant le petit classeur du cahier d’appel. Mon bon mot : « et moi qui me croyais immangeable » n’obtint qu’un succès d’estime. Il me fallait trancher dans le vif. Un matin d’automne, en première heure, je suis rentré en classe en catimini, en prenant bien garde de ne pas me faire repérer et j’ai inscrit dans la pénombre, en capitales dans le coin bas droit du tableau : MORT A BOZO… Et je suis ressorti aussi discrètement que j’étais rentré ; évidemment, surprise, rage froide vite rentrée, fulminations et vitupérations de ma part quand j’ai découvert l’inscription, comme mes élèves restés debout dans l’attente que je leur permette, comme d’habitude , de s’asseoir. Tous étaient sidérés. Tous étonnés, avec des regards en biais, en quête du sourire fugace qui montrerait au groupe le responsable. Pas le moindre frémissement ou mouvement qui dénoncerait le coupable… Noblement, je refuse une colle générale, pour mieux fustiger la lâcheté de celui qui en a pris le risque pour ses copains… Et le front sacré contre le Prof s’est écroulé de l’intérieur, miné par la suspicion : la complicité n’était plus de mise, puisque l’un d’entre eux – mais lequel ? – avait voulu jouer son propre jeu, pour son plaisir perso. Ainsi me suis-je tracé une voie royale jusqu’à la fin de l’année. Je dois à la vérité d’avouer que mes élèves se rabattirent alors sur une autre victime. Sans jamais me remettre sur l’autel du sacrifice. Ils me firent même la grâce, une fois, d’un cours entier dans un silence ecclésial. Deuxième et dernier aveu : j’appris en fin d’année qu’ils avaient passé l’heure à compter, exactement, le nombre de trous que présentait le dos de mon pull en poils de lama, tricoté par une indienne péruvienne. Je connaissais le problème, mais le plastron, avec sa théorie d'animaux en brun sur fond de bande blanche, était remarquable et l’arrière était recouvert par une veste impeccable en alpaca, si belle que je l’arborais sans vergogne en toute occasion. Et en retard d'un nettoyage à sec. Hélas, dans le feu de l’explication du texte particulièrement alambiquée, je m'étais désaffublé. Le roi était donc nu, mais mes élèves n’étaient plus assez enfants pour me le dire : mon traitement de choc les avait mûris.