LAOCOON

 

Voici qu'un autre prodige, plus grave, se manifeste aux malheureux Troyens; beaucoup plus effrayant, il trouble nos cœurs pris au dépourvu. Laocoon, que le sort avait désigné comme prêtre de Neptune, immolait solennellement un énorme taureau sur les autels.Or voici que de Ténédos, sur des flots paisibles, deux serpents aux orbes immenses, (je frémis en faisant ce récit), glissent sur la mer, et côte à côte gagnent le rivage.

Hic aliud majus miseris multoque tremendum
obicitur magis atque improvida pectora turbat.    200
Laocoon, ductus Neptuno sorte sacerdos,
sollemnes taurum ingentem mactabat ad aras.
Ecce autem gemini a Tenedo tranquilla per alta
(horresco referens) immensis orbibus angues
incumbunt pelago pariterque ad litora tendunt;    205

Hic aliud majus

Là, un autre prodige plus grand

multoque tremendum magis

et beaucoup plus effrayant

miseris obicitur

se manifeste aux malheureux (Troyens/ à nous)

atque improvida pectora turbat.    

Et trouble les / nos cœurs imprévoyants.

Laocoon,

Laocoon,

ductus Neptuno sorte sacerdos,

désigné par le sort comme prêtre de Neptune

sollemnes mactabat ad aras

immolait sur les autels solennels

immolait solennellement sur les autels

taurum ingentem.

un énorme taureau.

Ecce autem a Tenedo

Or voici que de Ténédos,

tranquilla per alta 

à travers les flots paisibles

(horresco referens)

(j’en frémis d’horreur en le racontant)

gemini immensis orbibus angues

deux serpents aux orbes immenses

incumbunt pelago

glissent sur la mer

pariterque ad litora tendunt;    

et d’une même allure se dirigent vers le rivage.

Poitrines dressées sur les flots, avec leurs crêtes rouge sang, ils dominent les ondes; leur partie postérieure épouse les vagues, et fait onduler en spirales leurs échines démesurées. L'étendue salée écume et résonne; déjà ils touchaient la terre ferme, leurs yeux brillants étaient teintés de sang et de feu, et, d'une langue tremblante, ils léchaient leurs gueules qui sifflaient.

Pectora quorum inter fluctus arrecta jubaeque
sanguineae superant undas, pars cetera pontum
pone legit sinuatque immensa volumine terga.
Fit sonitus spumante salo; jamque arva tenebant
ardentesque oculos suffecti sanguine et igni        210
sibila lambebant linguis vibrantibus ora.

pectora quorum inter fluctus arrecta

Leurs poitrines dressées au milieu des flots

jubaeque sanguineae

et leurs crêtes couleur de sang

superant undas,

s’élèvent au dessus des ondes,

pars cetera pone

l’autre partie par derrière

la  partie postérieure de leur corps

pontum legit

effleure la mer

sinuatque immensa volumine terga.

(cf Racine : « leurs croupes se recourbent en replis tortueux» Phèdre, la mort d’Hyppolite)

et fait onduler leurs queues immenses en rouleau

et fait onduler leurs queues aux immenses spirales.

Fit sonitus spumante salo;

Un fracas est fait par la mer écumante ;

Un fracas s’élève de la mer écumante

jamque arva tenebant

et déjà ils atteignaient la terre

ardentesque oculos suffecti

et injectés quant à leurs yeux

et les yeux injectés

sanguine et igni        

de sang et de feu

sibila lambebant ora

ils léchaient leur gueule sifflante

linguis vibrantibus.

de leur langue vibrante.

À cette vue, nous fuyons, livides. Eux, d'une allure assurée, foncent sur Laocoon. D'abord, ce sont les deux corps de ses jeunes fils qu' étreignent les deux serpents, les enlaçant,les mordant et se repaissant de leurs pauvres membres

Diffugimus visu exsangues. Illi agmine certo
Laocoonta petunt; et primum parva duorum
corpora natorum serpens amplexus uterque
implicat et miseros morsu depascitur artus;         215

Diffugimus visu exsangues.

Nous fuyons de tous côtés, à leur vue, exsangues.

Illi agmine certo

Eux, d’une allure assurée,

Laocoonta petunt;

ils atteignent Laocoon ;

et primum

Et d’abord

parva duorum corpora natorum

ce sont les petits corps de ses deux fils

serpens amplexus uterque

que les deux serpents, après les avoir étreints,

implicat

enlacent (étreignent et enlacent)

et miseros depascitur artus;         

Et ils se repaissent de leurs pauvres membres

morsu

par la morsure

et ils les mordent et se repaissent de leurs pauvres membres.

Laocoon alors, arme en main, se porte à leur secours. Les serpents déjà le saisissent et le serrent de leurs énormes anneaux. Deux fois, ils lui ont entouré la taille, deux fois autour du cou, ils ont enroulé leurs échines écailleuses, le dominant de la tête, la nuque dressée. Aussitôt de ses mains, le prêtre tente de défaire leurs noeuds, ses bandelettes souillées de bave et de noir venin. En même temps il fait monter vers le ciel des cris horrifiés :

post ipsum auxilio subeuntem ac tela ferentem
corripiunt spirisque ligant ingentibus; et jam
bis medium amplexi, bis collo squamea circum
terga dati superant capite et cervicibus altis.
Ille simul manibus tendit divellere nodos              220
perfusus sanie vittas atroque veneno,
clamores simul horrendos ad sidera tollit:

post ipsum auxilio subeuntem

Ensuite, c’est Laocoon voulant aller à leur secours

ac tela ferentem

et portant une arme de trait

corripiunt

qu’ils saisissent

spirisque ligant ingentibus;

et serrent de leurs anneaux immenses ;

et jam bis medium amplexi,

et déjà ayant entouré deux fois sa taille,

bis squamea terga circum-dati    tmèse

deux fois ayant enroulé leur dos écailleux

collo

autour de son cou

superant capite et cervicibus altis.

ils le dépassent de la tête et de leur haute encolure.

Ille simul manibus tendit

Lui, dans le même temps, il essaye de ses mains

divellere nodos

de rompre leurs noeuds

perfusus vittas

trempé quant aux bandelettes

les bandelettes trempées / souillées

sanie atroque veneno,

de bave –de sang corrompu-  et de noir venin

simul ad sidera tollit

En même temps il pousse vers le ciel

clamores horrendos:

des cris épouvantable :

on dirait le mugissement d'un taureau blessé fuyant l'autel, et secouant la hache mal enfoncée dans sa nuque. Mais les deux dragons en un glissement fuient vers les temples, sur la hauteur, gagnant la citadelle de la cruelle Tritonienne, où ils s'abritent aux pieds de la déesse, sous l'orbe de son bouclier.

qualis mugitus, fugit cum saucius aram
taurus et incertam excussit cervice securim.
At gemini lapsu delubra ad summa dracones         225
effugiunt saevaeque petunt Tritonidis arcem,
sub pedibusque deae clipeique sub orbe teguntur.

qualis mugitus,

(son cri est tel) que le mugissement

fugit cum saucius aram taurus

quand le taureau blessé fuit l’autel

tel le mugissement que pousse le taureau blessé quand il fuit

et excussit cervice

Et qu’il secoue de sa nuque (pour la faire sortir)

incertam securim.

La hache incertaine (mal enfoncée.)

At gemini dracones lapsu

Mais les deux dragons dans un glissement

delubra ad summa effugiunt

fuient vers le sommet du sanctuaire

saevaeque petunt Tritonidis arcem,

et gagnent la citadelle de la cruelle Tritonienne.

sub pedibusque deae

Et c’est sous les pieds de la déesse

clipeique sub orbe

             et sous l’orbe de son bouclier

teguntur.

qu’ils s’abritent.

Prêtre de Neptune (2, 201). D'après Servius, Laocoon, déjà prêtre d'Apollon, aurait été désigné par le sort pour remplacer le prêtre troyen de Neptune, lapidé par ses concitoyens pour n'avoir pas empêché les Grecs de débarquer. On a dit plus haut que la tradition hésitait sur le statut exact de Laocoon.

Ténédos (2, 203). L'île où les Grecs s'étaient repliés.

Tritonienne (2, 226). Les serpents vont donc se réfugier dans le temple de Pallas Athéna. la Tritonienne (2, 171). Pallas-Athéna (Minerve dans l'interprétation latine) était aussi appelée Tritonia, "la Tritonienne". C'est le décalque latin du grec "Tritogénie", une épiclèse dont l'origine est relativement obscure. Ce terme aurait désigné au départ une divinité indépendante, qui aurait été dans la suite identifiée à Pallas Athéna. Le mot renverrait à un lac ou à un fleuve du nom de Triton, qui aurait été le père de cette divinité ou près duquel aurait eu lieu sa naissance. "Tritogénie" aurait été élevée en compagnie d'Athéna, qui l'aurait tuée accidentellement. Peu importe. Ici, comme en d'autres endroits de l'Énéide Virgile a simplement repris en latin une épiclèse grecque.

(Epiclèse :Les grecs attribuaient sans cesse à leurs dieux des épithètes ou des adjectifs particuliers destinées à mettre en relief une de leurs qualités particulières, le lieu où la divinité est célébrée, une association avec un autre dieu....)

Commentaire de Virgile / Laocoon

Introduire en se servant des documents donnés sur l’Enéide. (vous êtes censés avoir lu le début du livre 2 en traduction)

Situer le passage à traduire / Lecture / Traduction

Annonce des axes.

 

Axes : - Une structure dramatique tendue

       - Neptune, l’adversaire caché des Troyens

       - Caché, pourquoi ? la triple lecture possible de cet épisode.

 

1°- une structure dramatique tendue

.Le rôle du locuteur :

C’est Enée qui raconte à Didon ; il intervient peu personnellement dans ce passage – rapporte un fait dont il a été le témoin – mais juste assez pour guider les émotions de ses auditeurs.

Des modalisateurs comme « aliud majus multoque tremendum … magis » insistent  sur la croissance de la peur par rapport à ce qui précède ;

idem pour « improvida pectora » (+ tout ce qui concerne la scansion) : insiste cette fois sur la nature bien humaine de ces pauvres Troyens dont on sent qu’ils vont être des victimes ; aide à s’assimiler à eux ; à partir de là, nous nous identifions aux Troyens et nous revivons la scène avec eux.

L’intervention directe de Enée « horresco referens » se passe un peu à la manière de l’intervention du chœur antique : il exprime tout haut ce que chacun de nous doit ressentir en lui-même ; en même temps, il anticipe pour faire naître l’appréhension et l’intérêt (Enée/Virgile fin conteur) ; ainsi lorsque au vers 212 nous entendons « diffugimus x visu exsangues », avec la coupe tri, le ‘nous’ n’est plus seulement Enée et les Troyens ; il nous inclut aussi : nous en aurions fait autant.

 

.Une progression inéluctable dans ce récit d’une mort programmée:

- 199-200- Deux vers pour nous rappeler les Troyens, leurs malheurs et leur trouble ; ils forment encore groupe (pluriel de pectora –mot pied)

- 201-202 : Puis par son statut et ses fonctions, Laocoon se trouve isolé (+ coupe tri ; + ductus –donc il est sorti du groupe- et sacerdos en fin de vers insistant bien sur son statut particulier= faire des actes sacrés). Sacrifice d’ailleurs rapporté bizarrement : séparation dans le vers de sollemnes / aras (cf scansion) qui semble déjà indiquer une sorte de dysfonctionnement ; ajouter l’imparfait « mactabat » : nous prenons l’action entrain de s’accomplir ; toile de fond d’un autre événement qui se prépare.

- 203-204 : rupture avec ce qui précède ; impression et attente confirmées par « ecce » qui marque la rupture dans les habitudes ; l’apparition d’un nouvel élément dont on ne sait d’abord rien d’autre que « gemini », puis le lieu d’origine de l’apparition et son trajet ; rien n’est encore clairement inquiétant ; mais il y a la parenthèse immédiatement suivie de la révélation exacte de ce qui avance : coupes + rythme / avancée inéluctable des serpents.

- A partir du vers 204 jusqu’au vers 211 le texte est entièrement consacré à la description des deux monstres ; tout est fait pour en montrer la puissance et la détermination ; l’accumulation des compléments de lieu indique qu’ils ne se déplacent pas au hasard mais qu’ils visent un but précis, encore inconnu (à moins d’avoir gardé en mémoire l’isolement de Laocoon au début) + accumulation de notations descriptives qui concourent toutes à faire visualiser les monstres et à créer la peur (cf scansion + allitérations….). Aisance de ces bêtes sur tous les éléments (champ lex abondant pour la mer) : mer + terre. Observer la précision de plus en plus grande de la description à mesure que les serpents approchent des humains. Le narrateur nous donne tous les détails qui peuvent être perçus par les hommes restés sur place, détails suffisamment horribles pour provoquer la panique.

- Quand elle se produit au vers 212, elle a pour effet d’isoler encore davantage Laocoon (cf les coupes + la valeur du préverbe –dis-) ; installation d’une solitude tragique.

- 212-215 : puis choix des premières victimes ; cf coupe qui isole L. de ses fils ….façon dont Virgile retarde l’annonce des victimes de façon à rendre encore plus insoutenable la mort des deux enfants. Première torture pour Laocoon : voir ses enfants mourir de cette façon horrible.

- 216-224 : La victime principale, saisie d’abord dans son geste pour secourir ses fils ; puis transformée en victime de sacrifice au point que son cri rappelle celui du taureau… (cf commentaires des vers scandés.)

- 225-227 : disparition des deux monstres dans le sanctuaire de leur déesse protectrice, qui semble dénoncer Laocoon, et montrer que le sort qu’il vient de subir est un châtiment divin.

 

Une telle puissance alliée à une telle assurance ne peut pas se commenter uniquement par l’amplification propre à l’épopée ; mais il est clair que Virgile / Enée  par cette façon de raconter veut faire sentir l’intervention des dieux dans cet épisode –comme dans toute la Guerre de Troie.

 

2- Neptune l’adversaire caché des Troyens

(Rappel : Neptune avait élevé avec Apollon les murs de Troie ; mais il avait été frustré du salaire convenu ; il combat donc auprès des Grecs contre les Troyens ; d’autre part, Athéna est évidemment la déesse de la ville d’Athènes par excellence et donc elle aussi du côté des Grecs)

Bien des éléments du texte font percevoir au lecteur (ou à l’auditeur) la présence d’une force bien supérieure aux hommes qui participent à la Guerre de Troie !

- un événement innommable et imprévisible

Enée qui a vécu l’épisode qu’il raconte ne peut parvenir rétrospectivement à nommer ce qui est entrain de se passer : il arrive « aliud » autre chose, qqch d’innommable, dans tous les sens du terme ; + totalement inimaginable : im-pro-vida n’est pas obligatoirement une critique à l’égard de ceux qui n’ont rien vu venir : le malheur qui se prépare est, à la lettre, impossible (im) à voir (vida) à l’avance (pro). (+ coupe…), pour un homme ordinaire.

D’autant plus que Laocoon offre un sacrifice justement au dieu Neptune, et que l’objet du sacrifice est normalement fait pour l’apaiser : taurum  ingentem (isolé par deux coupes) / en outre Laocoon a été « ductus sorte » ; il semble donc être là par hasard, pour la première fois dans ce rôle, et s’acquitter de sa tâche avec la solennité voulue.

- tout est faussé

               La distorsion du vers 202 nous conduit à douter d’emblée de la réelle intervention du hasard dans le tirage au sort. Est-ce bien pur hasard ? ou une main divine n’a-t-elle pas fait ce qu’il fallait pour que le sort tombe sur celui qui vient de s’opposer aux desseins des Grecs ?

               Enée fait sentir la duplicité du dieu dès l’apparition monstrueuse : interrompt l’évocation des monstres par des notations qui auraient dû être rassurantes : Tenedos tient sa prospérité de Troie : quel mal pourrait venir de là ? De plus la haute mer est calme « tranquilla per alta », on pourrait donc en déduire que Neptune n’a d’animosité contre personne.

               Au début les monstres n’auraient rien de véritablement effrayant (si ce n’est leur taille) si Enée n’indiquait pas que ce souvenir le terrifie (horresco) ; cependant le rythme inéluctablement régulier du vers 204 laisse planer l’impression d’une sourde menace.

- des monstres chargés de mission

Car dès leur apparition, domine la certitude que ces monstres ne sont pas sortis par hasard ; ils suivent une direction précise (ad litora tendunt –scansion / plus loin agmine certo +scansion – mots pieds) ; ils dominent l’élément marin (inter fluctus superant undas- scansion), et se déplacent avec autant d’aisance sur mer et sur terre (scansion 207-8-9) + reprise de immensa ; ces serpents sont hors normes, et montrent une sûreté de déplacement effrayante ; on dirait aujourd’hui qu’ils ont l’air téléguidé par une volonté cachée et déterminée. Voir d’ailleurs la manière dont à la fin ils regagnent le sanctuaire (cf scansion, rythme, coupes etc…)

Le plus effroyable est qu’ils sont en outre épouvantables à voit (210-211 + scansion), et présentent tous les signes porteurs de menace et de mort (le feu/le sang/ la langue sifflante tendue vers la proie)

- de fins stratèges, d’une grande cruauté

               Leur seule vue suffit à libérer la place (diffugimus exsangues + coupe) ; première réussite, obtenue sans porter de coups particuliers.

Leur marche les conduit ensuite vers ce que chacun pourrait penser être leur proie principale : Laocoon (cf début vers 213 + place de Laocoonta dans le vers) ; mais on sait immédiatement (coupe et structure de ce vers) que c’est une tactique : le père est séparé immédiatement des enfants qui sont les premiers visés (cf scansion de 213-4) ; force du mot « natorum » comme rappel du lien de sang, de chair.

L’astuce est simple : s’attaquer aux enfants est la meilleure manière de s’assurer de la présence de Laocoon qui ne peut pas partir et laisser faire ; les serpents sont sûrs d’atteindre à la fois le prêtre et sa descendance et se livrent à un carnage épouvantable (scansion 215) ; acte qui serait éminemment sacrilège s’il venait des humains.

Puis par la seule force de leur enlacement ils transforment Laocoon en victime ; double sens de « vittas » mis en évidence par la coupe ; proximité du cri de L avec celui du taureau, mis en évidence par le spondée initial du vers 223 (qualis) et la coupe qui isole « qualis mugitus ». De monstres, ils deviennent prêtres au service d’une divinité, Neptune, dont ils sortent des eaux, ou Athéna, chez qui ils trouvent un refuge qui semble naturel. Cf rythme des 3 derniers vers.

C’est donc bien une volonté divine qui s’exprime ici.

 

3-Pourtant cette responsabilité est plutôt évoquée que précisée clairement.

Double raison :

- C’est Enée qui raconte ; il doit donc « faire sentir sans le dire »  la responsabilité des Dieux : peut-il en effet courir le risque de s’aliéner Neptune, alors qu’il ne sait pas encore s’il est arrivé ou s’il devra repartir vers une autre terre d’accueil ? D’autre part, il ne connaît pas son but ultime et ne peut pas savoir quelle va être la fin de sa quête d’une nouvelle terre.

- Mais c’est Virgile qui compose !

·        D’une part, il joue sur la double lecture de l’événement :

Celle qui a été faite par les Troyens et par Enée : Athéna est irritée contre les Grecs ; les Grecs sont partis ; le cheval est une offrande qui accordera la victoire aux Troyens et qui ne peut être violée ; or Laocoon s’est opposé à son entrée ; et des serpents envoyés par les flots l’ont tué. C’est un châtiment et il faut faire entrer le cheval.

Celle qui est faite par les lecteurs qui connaissent les œuvres d’Homère : Athéna et Neptune sont hostiles aux Troyens ; les Grecs ne sont pas partis et le cheval est un piège ; mais Laocoon s’est opposé à son entrée dans la ville ; il faut donc l’éliminer pour favoriser la victoire des Grecs qui nécessite la présence du cheval dans Troie ; et le caractère sacré de Laocoon et du sacrifice qu’il offre à Neptune n’a  pesé d’aucun poids dans la décision divine.

·        D’autre part, il n’oublie pas son propos qui est de chanter la gloire de Rome !

Et nous pouvons comprendre alors l’épisode en le lisant d’une troisième façon : les dieux, en éliminant Laocoon pour imposer l’entrée du cheval, n’ont pas seulement favorisé la victoire des Grecs, ce qui serait une vue à court terme ! Ils ont surtout rendue possible la fuite d’Enée, ses pérégrinations et l’accomplissement de son destin, qui est de fonder Rome.

 

Conclusion
-
Texte très construit, très efficace encore aujourd’hui (donne à voir, à entendre, à craindre…) ;

- Nous nous retrouvons comme Didon, émus de cette horreur sans nom, et tout prêts à prendre fait et cause pour les Troyens en général, et à donner notre adhésion et notre compassion à Enée en particulier.

- Ce qui sert le dessein de Virgile ; donner à la famille d’Auguste d’illustres ancêtres, afin d’asseoir l’empereur (et donc l’empire) sur des bases valorisantes.

 

Nourrir ce commentaire par la scansion, et par les autres documents (le côté tragique, par exemple) ; vous pouvez aussi aller pêcher des idées dans le commentaire un peu touffu mais fort pertinent de H.Steiner sur le site de Lutèce. (cet addenda de C. O. prouve à l’envi que le site Lutèce ne pratique pas (l’auto-) censure. Cum grano salis. Signé: H. Steiner )

 

LAOCOON   (VIRGILE Enéide, livre 2) Scansion :

 

199 : dsdsdt : –tri –pent - hepht; mise en valeur de majus et miseris + multoque tremendum: annonce d’une catastrophe ; rappel que les malheurs ne cessent de tomber sur les Troyens ; accumulation mise en valeur par l’alternance régulière de d/s…menace sourde ; allitération en M : sorte de mélopée triste = coupe hepht : même insistance sur l’horreur par isolement de multoque tremendum

200 : ddsddt : –tri-: insistance de nouveau sur l’attaque (objicitur) et l’excès (magis) ; si on admet une coupe après élision, isolement de la 2° moitié du vers : les improvida pectora ; pas moyen pour des hommes ordinaires de prévoir un malheur pareil ! + pectora mot-pied et dactyle obligatoire, ainsi que turbat : mot-pied final ; précise que l’événement dont on attend le récit a perturbé les cœurs et donc sans doute l’analyse que les Troyens en ont fait.

201 : dsssds : –tri –pent : isole Laocoon, qui ne fait plus partie du groupe –déjà comme prêtre – : solitude du héros qui va affronter seul le péril, dont on attend toujours de connaître la nature ;  ductus mis en évidence par les deux coupes et donc remis en cause : est-ce bien un hasard ?? la main des dieux n’a-t-elle pas agi pour que le sort tombe sur celui qui a parlé contre les grecs ? Ne faut-il pas prendre « ductus » au pied de la lettre (conduit) et pourtant cf tous les spondées : Laocoon s’acquitte de sa tâche avec solennité et sérieux.

202 : ssssds : –tri –hepht : mise en évidence de l’objet du sacrifice : taureau énorme , entre les deux coupes; et pourtant, l’énormité du sacrifice ne joue pas en faveur des Troyens ; séparation de solemnes et aras, de taurum et mactabat : rien ne va dans ce sacrifice ! noter l’abondance de spondées : gravité+poids de l’événement.

203 : sddsdt : –tri –hepht : isole ‘gemini a Tenedo’ + ‘tranquilla per alta’ : gemini annonce les monstres sans encore les nommer ; attente, suspense…création d’une tension ; a Tenedo :  les Troyens  ne peuvent se douter que de là peut venir le danger (voir note) + la mer est « tranquilla » (noter les longues sur ce mot) : le royaume de Neptune ne donne pas de signes de colère  (doute : dissimulation du dieu, qui a pris parti pour les grecs ; le sacrifice de Laocoon aura-t-il  un effet bénéfique ? on peut déjà en douter)

204 : sdssds : – tri- pent : la coupe isole la parenthèse, et les deux mots qui la composent, le frémissement d’Enée, intervention du locuteur qui ne peut continuer sans horreur ; retarde encore la révélation de la nature de « gemini » ; longues sur « horresco » et sur «  immensis » « angues » : régularité du vers (sds/sds), avancée inéluctable des ‘angues’.

205 : sddsds : – tri - pent : avant la coupe tri, incumbunt avec trois longues sur ce verbe ; d’un côté de la coupe pent , la mer, de l’autre la terre ; longues sur les deux verbes ; pelago en miroir avec litora (uu-/-uu) + litora tendunt : deux mots pieds ; comment lutter contre ces êtres monstrueux  qui manifestement savent où ils vont?

206 : dsssdt : – pent- hepht : met en évidence la partie antérieure des ‘angues’ ; isole ‘pectora’ de ‘jubae’ , comme une façon d’allonger cette partie ; sépare ‘inter fluctus ‘ de ‘arrecta’ , insistance sur la domination des serpents sur les éléments liquides –les deux coupes isolent aussi ‘fluctus’ élément des angues; ce sont bien des êtres venus de la part de Neptune, en accord .

207 : ddssdt : –tri – pent- hepht : noter le rejet de ‘sanguineae’ , isolé par la coupe tri; les deux coupes tri et pent isolent à leur tour « superant » , leur supériorité ne fait donc plus aucun doute ; mise en valeur d’un des aspects les plus effrayants de ce qui s’avère petit à petit être des monstres ;noter les deux dactyles du début = suggèrent des ondulations légères+deux spondées pour la puissance et la supériorité sur ‘undas’ ; + mots pieds en dactyle obligatoire et trochée final ; insistance marquée sur la domination des serpents sur l’élément marin .

208 : ddsddt : -tri -: coupe met en valeur le rejet de « pone legit » : aisance dans le déplacement des deux monstres ; abondance des dactyles : ondulations ; spondée du milieu fait ressortir immensa ; mot-pied sur trochée final « terga » ; mise en relief encore de l’énormité des monstres ; hors normes, hors dimensions humaines

209 : dsdsds : -tri –hepht (noter les allitérations) ; noter la régularité des alternances ds (avancée inéluctable des bêtes) ; mise en relief par les coupes de « spumante salo » : insistance renouvelée sur l’aisance des serpents sur la mer (quel qu’en soit l’état) : la coupe hepht + jam+ arva= arrivée rapide sur la terre ferme et au milieu des humains. Aussi à l’aise donc sur terre que sur mer. Comment douter encore que ces monstres soient des créatures envoyées par les dieux ?

210 : sdssds :  –pent ; ‘ardentes oculos’ d’un côté ; ‘suffecti sanguine et igni’ de l’autre ; un vers entier pour les yeux de ces monstres ; insistance sur le ‘feu’  et la couleur rouge ; allitérations en s

:211 : dsssdt : –pent (hepht) : abondance de longues au centre du vers ; dactyles pour sibila (mot pied) + (vi)brantibus/ ora, à savoir pour ce qui est en mouvement perpétuel chez ces monstres et qui les rend encore plus effrayants. Vers encadré par «  sibila … ora », qui renforce l’effet sonore de sifflement.

212 : dsssds : -tri –hepht : l’hepht sépare les humains des serpents ; la tri met en valeur le verbe diffugimus, et donc l’affolement des hommes qui partent dans tous les sens, par opposition aux serpents « agmine certo » (+ deux mots pieds), et abandonnent donc totalement Laocoon ; opposition de exsangues avec « sanguine » du vers 210 ; brève apparition des humains dans cette description et ce récit de l’avancée inéluctable des monstres ; mots-pieds sur agmine certo. Les humains sont de peu de poids !

213 : ddssdt : –pent : sépare la cible principale  et les premières victimes ; dactyles pour Laocoon ; spondées pour le choix des premiers à mourir ; + primum en mot-pied ; mise en valeur de «  parva » avant même qu’on sache de qui il s’agit : provoquer l’émotion / duorum en fin de vers : parallèle horrible entre les deux serpents et les deux petits corps d’enfants auxquels ils vont s’attaquer ;

214 : dsssdt :  pent – hepht- ; rejet de « corpora natorum » au début de ce vers + corpora, dactyle initial mot-pied : les victimes sont dévoilées, et c’est insoutenable : deux enfants ; la coupe pent sépare les enfants des serpents et insiste sur le mot « natorum », mettant en évidence la filiation avec Laocoon; la coupe hepht met en valeur l’agresseur « serpens » devenu singulier, plus résolu, plus invincible ! mais « uterque » nous rappelle qu’ils sont deux ; mais ils agissent de la même manière. Deux serpents déterminés contre deux enfants désarmés.

215 : ddssds : –tri ?- pent – hepht : couper tri c’est séparer « et » de ce qu’il coordonne ; la coupe pent met en valeur l’adjectif « miseros » qui évoque les enfants ; la coupe hepht isole « morsu » + (allitération m/r), donc les victimes et les sévices au centre du vers ; dactyles sur « implicat/ de/pascitu/(r) », c’est à dire sur les actes des serpents : ils ont l’air de s’adonner à leur massacre avec la plus grande exultation !

216 : sddsdt : -pent- noter les deux élisions sur ipsum (Laocoon) et subeuntem (ce que veut faire Laocoon), comme voué à l’échec. La coupe isole auxilio, et donc montre l’aspect dérisoire de l’aide que Laocoon a voulu porter à ses fils, rapportée après la mort de ces derniers. D’où insistance sur la rapidité des monstres : Laocoon n’a pas eu le temps de commencer à tenter de les secourir que déjà les enfants sont morts.
217 : dsdsdt : -tri-hepht- à la fois mise en valeur de la « méthode » des serpents contre L. et séparations de spiris/ingentibus ce qui rend peut-être encore les « spiris » plus effroyables. Régularité dans l’enchaînement des mètres, comme les enroulements…

218 : dsssdt : - pent- qui scande les deux parties et l’anaphore de « bis ». Trois mots pieds à la fin, mettant en valeur la mort imminente de Laocoon (collo … circum) et le dégoût de la vision « squamea »

219 : dddsds : -tri-pent- qui isolent superant ; de l’autre côté de la coupe pent, insistance sur la supériorité des serpents.

 220 : ddssds : -tri-pent-hepht : tous les mots mis en valeur par les coupes montrent la vanité des efforts de Laocoon. Mot pied final : nodos ; seul mot du vers concernant les serpents ; mais suffisant pour rappeler leur force.

221 : sdssds : -tri-pent-hepht- : isolent d’abord perfusus , l’état visible de Laocoon, souillé ; puis sanie, ce dont il est couvert et qui est plus que répugnant (bave, sang souillé, pus) ; puis vittas, qui prend de ce fait un double sens : Laocoon porte les bandelettes du prêtre, mais ces bandelettes ne sont-elles pas aussi celles de la victime qui va être sacrifiée ? Laocoon change de « statut ».

222 : sdssdt : -tri- hepht- ; vers quasiment calqué sur le précédent ; abondance des spondées dans ces deux vers qui relatent les conditions de la mort de L. Abondance de longues qui rendent le rythme plus funèbre ; la coupe hepht met en valeur les hurlements de L. avant ; après, deux mots-pieds sur sidera et tollit, en fin de vers. L’appel de L. vers le ciel met-il en évidence le responsable de sa mort ? quelle que soit la version adoptée, Athéna, Neptune ou Apollon, les dieux sont visiblement désignés comme responsables par cet appel.

223 : ssssdt : - pent- avec qualis en mot pied, ce qui impose plus encore la vision de Laocoon comme victime : ce « qualis mugitus » (… taurus en rejet), nous rappelle ce que Laocoon faisait au vers 201,202 : // taurus.

Abondance de longues encore.

224 : dsssdt : -hepht : évocation difficilement soutenable de la victime à moitié achevée seulement. Encore beaucoup de spondées.

225 : dsssds : -tri-pent- : opposition de « at gémini » isolé par la tri et qui montre que les monstres ne sont en rien troublés par le sort de L.  Mise en évidence manifeste de leur rôle « téléguidé » par les dieux. La deuxième coupe allie les « dracones » avec « delubra ad summa ». Lapsu, entre les deux coupes, montre que leur allure est toujours aussi inéluctable.

226 : dsdsdt : -tri- hepth- : régularité du rythme des monstres. Mise en évidence de « saevae » qui désigne Athéna comme responsable de la mort de Laocoon. Ce qui explique les décisions suivantes des troyens ; on peut penser en effet qu’Athéna se venge des propos et des gestes hostiles de L. contre le Cheval, donc de son sacrilège.

227 : dddddt : -pent : vers très régulier ; une seule coupe ; les dactyles évoquent bien les ondulations des deux serpents montant vers le sanctuaire et trouvant refuge auprès de Athéna. La coupe unique insiste sur les « attributs » d’Athéna , refuge des serpents.