Les Bucoliques

Traduction par M. le chevalier de Langeac, Michaud, 1832, tapé par Hubert Steiner, pour le site http://www.fleche.org/lutece (prière de citer cette source si vous publiez ce travail ailleurs, par respect pour ce dernier...)

 I

II

III

IV

V

VI

VII

VIII

IX

X

 

Eglogue première

Tityre et Mélibée

Mélibée

  Quoi ! Tityre, en repos sous la voûte d’un hêtre,

Tu cherches des accords sur ta flûte champêtre !

Et nous, abandonnant ces beaux lieux, ce beau ciel,

Et la douce prairie, et le sol paternel,

Nous fuyons, et tes chants font encore, sous l’ombrage,

Du nom d’Amaryllis retentir ce bocage.

Tityre

O Mélibée ! un Dieu nous a fait ce loisir !

Oui, c’est le Dieu puissant que je veux me choisir :

Lui seul de mes agneaux obtiendra les prémices.

Si tu vois dans mes prés s’égarer mes génisses,

Si ma flûte aujourd’hui s’anime sous mes doigts,

C’est à lui, Mélibée, à lui que je le dois.

Mélibée

Dans le public effroi, dans la douleur commune,

Moins jaloux que surpris, j’admire ta fortune.

Mes chèvres, que voilà, suivent mon  triste sort ;

Celle-ci, qu’après moi je traîne avec effort,

Avortant sur un  roc, laisse dans la bruyère

Deux petits nés ensemble, et mourants sur la pierre.

Hélas ! de mon troupeau c’était le faible espoir !

Aveugle que j’étais ! je devais tout prévoir :

Les menaces des Dieux n’étaient point incertaines,

Quand la foudre à ma gauche a frappé nos vieux chênes ;

Ou que, des noirs complots sinistres précurseurs,

Les cris de la corneille ont prédit nos malheurs.

Mais ce Dieu, quel est-il ? Que Tityre le nomme.

Tityre

Cette ville aux sept monts, et qu’ils appellent Rome,

Je me la figurais, habitant des hameaux,

Telle que la cité qui reçoit nos agneaux :

Ainsi je comparais le cèdre à la charmille ;

La chienne qui nourrit, à sa jeune famille ;

J’osais, par les petits, juger des grands objets.

Mais, tel qu’un chêne antique, au milieu des forêts,

Couvre de ses rameaux la timide bruyère,

Rome sur les cités lève sa tête altière.

Mélibée

Et quel vif intérêt dans ses murs t’a conduit ?

Tityre

La liberté ! Bien tard son doux rayon me luit ;

Le temps de ses frimas couvre ma barbe grise ;

Mais d’un regard enfin le ciel me favorise,

Depuis qu’Amaryllis, oubliant sa rigueur,

Des fers de Galatée a délivré mon cœur.

Oui, tant que sous ses lois je demeurai fidèle,

En vain de mes brebis j’épuisais la mamelle :

Esclave sans espoir, en vain de mon troupeau

Chaque jour la cité recevait un agneau ;

Jamais vers ma famille, en secret affligée,

Ma main d’un juste prix ne retournait chargée.

Mélibée

Et moi, je m’étonnais quand tes cris et tes vœux

O triste Galatée, invoquaient tous les Dieux !

Je conçois maintenant tes soupirs et tes larmes,

Et comment tes beaux fruits, pour toi privé de charme,

Aux rameaux oubliés, y restaient suspendus !

Tityre, dès long-temps, ne reparaissait plus.

Oui, Tityre, c’est toi, c’est toi que sur ces rives

Appelaient nos vergers, nos fontaines plaintives.

Tityre

Que faire, O Mélibée ? Accablé de revers,

Quelle main protectrice eût fait tomber mes fers ?

J’ai vu ce jeune Dieu, ce Dieu qui, d’âge en âge,

Douze fois tous les ans recevra mon hommage ;

A peine eus-je exposé la rigueur de ses lois,

Soudain, me rassurant du geste et de la voix :

«Il suffit, je sais tout et je connais vos peines,

Dit-il ; comme autrefois, rentrez sur vos domaines ;

Allez, enfants, allez, reprenez vos travaux,

Et la paix vous rendra de plus nombreux troupeaux. »

Mélibée

Heureux vieillard ! ainsi ton antique héritage,

Le champ de tes aïeux, restera ton partage !

Nos malheurs désormais n’en sauraient approcher.

Que t’importe alentour ce long mur de rocher ?

Que chargé de roseaux un noir marais l’inonde ?

Ce champ qui te suffit sera pour toi le monde.

Tes agneaux, à ta voix, prompts à s’y rassembler,

A des troupeaux impurs n’iront point se mêler !

Heureux vieillard ! ici, dans ces tranquilles plaines,

Entre des flots connus et les dieux des fontaines,

Tu vivras entouré d’ombrage et de fraîcheur !

Là, de son dard aigu picotant chaque fleur,

Pour assoupir tes sens, la diligente abeille

D’un sourd bourdonnement flattera ton oreille ;

Là, d’un roc allongé tes bûcherons couverts

De leurs joyeux refrains ébranleront les airs,

Et, sous l’antique ormeau, tes palombes heureuses

Roucouleront autour leurs plaintes langoureuses.

Tityre

Oui, le cerf dans la nue atteindra les oiseaux,

Les poissons altérés fuiront le sein des eaux,

De l’Euphrate orageux les ondes fugitives

De la Saône et du Rhin iront chercher les rives,

Avant que de mon cœur ses traits soient effacés.

Mélibée

Et nous, dans les déserts nous fuyons dispersés !

L’un du noir Africain troublera la retraite ;

L’autre au bord de l’Oaxe ira chercher la Crète,

Ou de notre univers le Breton séparé.

C’en est fait. Quoi ! jamais, jamais je ne pourrai

Contempler seulement le toit qui m’a vu naître ;

Mes champs, mon beau verger, mon royaume champêtre ?

Un barbare, un soldat viendra sur mes sillons

Arracher mes épis, dévorer ces moissons !

Juste ciel ! voilà donc où nous réduit la guerre,

Et pour qui de mes bras j’ai tourmenté la terre !

Va, poursuis, Mélibée ; oui, qu’un maître nouveau

Trouve pour lui ta vigne alignée au cordeau ;

Greffe des fruits plus doux sur tes poiriers sauvages !

Adieu, grotte chérie ! adieu, riants bocages !

C’est là que mes accents respiraient le bonheur :

Plus de vers, plus de chants ! Là, tranquille pasteur,

Je voyais mes brebis sur ces monts répandues,

A ces rochers lointains mes chèvres suspendues.

Troupeau jadis heureux ! oubliez à la fois

Et la fleur du cytise, et le saule, et ma voix !

Tityre

Mais tu peux, cette nuit, différer ton voyage ;

Accepte à mes côtés un lit de vert feuillage.

Nous aurons des fruits mûrs, nouvellement cueillis ;

Ceux de mon châtaignier sous la cendre amollis ;

Du lait, qu’un sel piquant durcit dans mes corbeilles,

Et le miel onctueux de mes jeunes abeilles.

La fumée, en tournant, s’élève des hameaux,

Et l’ombre immense au loin descend de nos coteaux.

Eglogue deuxième

Lycoris

Le berger Corydon brûlait pour Lycoris :

Un maître a ses faveurs, Corydon ses mépris.

Nul espoir à ses maux ne saurait le soustraire,

Et sans cesse abîmé dans sa douleur amère,

Il cherche les rochers, les monts, les bois touffus :

Sa voix ne peut trouver que des accents confus.

Enfin, dans les déserts où son amour l’entraîne,

Il fatigue l’écho du vain bruit de sa peine :

«Cruelle ! quoi ! mes chants n’ont pu vous attendrir !

Vous êtes sans pitié : je n’ai plus qu’à mourir !

Sous les buissons épais, regardez, voici l’heure,

L’heure où le vert lézard glisse vers sa demeure ;

Les troupeaux maintenant cherchent de frais taillis ;

Maintenant, sous nos bois, la jeune Thestylis

Rassemble ses faneurs à des tables frugales :

Tout repose ; on n’entend que le cri des cigales ;

Et moi, pour adorer la trace de vos pas,

Les feux d’un ciel ardent ne m’épouvantent pas !

Ne valait-il pas mieux de l’altière Corine

Endurer les dépits et la fierté chagrine ?

Et toi, brune Iopé, que n’ai-je encore ton cœur !

Autant qu’elle en manquait, vous avez de blancheur ;

Mais d’un frivole éclat, ne soyez pas si vaine :

Plus que le blanc tilleul on recherche l’ébène.

Quel mépris ! Songe-t-elle à s’informer de moi ?

Qui je suis ? quels troupeaux reconnaissent ma loi ?  

il manque ici 64 vers; je ne sais par quel mystère je ne les ai pas recopiés (devrais-je m'arracher le peu de cheveux qui me restent, mon noeud pap'?). Ceci aura au moins l'avantage de décevoir les pirates, car je les mets au défi de retrouver le texte! Mais promis: si on me le demande, je le tape...

Eglogue troisième

Ménalque, Damète, Palémon

Ménalque

Dis-moi, de ce troupeau, quel est le possesseur,

Damète ?

Damète

                C’est Egon, et j’en suis le pasteur.

Ménalque

Malheureuses brebis ! Loin d’elles, quand leur maître

Obsède ma Phyllis et croit lui plaire, un traître

Ici, deux fois par heure épuisant le troupeau,

De son lait nourricier prive le faible agneau.

Damète

A des hommes, du moins, cesse de faire injure !

On sait… les boucs jaloux, près de la grotte obscure,

Te lançaient de travers un regard de courroux,

Et les nymphes dans l’ombre en riaient comme nous.

Ménalque

Et Micon ?... Est-ce moi dont la serpe infidèle

Coupa les jeunes plants de sa vigne nouvelle ?

Damète

C’est toi plutôt, c’est toi qui, sous nos vieux ormeaux,

Brisas du jeune Arcis l’arc et les chalumeaux :

Ces présents le charmaient ; tu pâlissais d’envie,

Et ne pas l’affliger t’aurait coûté la vie.

Ménalque

Quel maître aurait le front que montre un tel valet ?

Mais ne t’ai-je pas vu, fourbe insigne, en secret,

Et malgré les clameurs de sa chienne fidèle,

Dérober à Damon sa chèvre la plus belle ?

J’eus beau crier : «Prends garde, assemble tes chevreaux,

Tityre !» on te perdit caché dans les roseaux.

Damète

Si de vaincre Damon mes chants ont eu la gloire,

Que ne m’a-t-il payé le prix de la victoire ?

Cette chèvre est mon bien. Lui, par mille détours,

Sans le nier jamais, la retenait toujours.

Ménalque

Toi, l’emporter sur lui ! Mais, un jour dans ta vie,

As-tu de notre flûte essayé l’harmonie ?

Toi qui, d’un fifre aigu fatigant les passants,

Perdais sur les chemins tes fredons glapissants !

Damète

Eh bien ! De nos concerts que ce lieu retentisse :

Pour gage du défi j’offre cette génisse ;

Elle est belle et féconde ; et par elle nourris,

Deux jeunes veaux encore en augmentent le prix.

Que faut-il, à ton choix, que le vainqueur espère ?

Ménalque

Pour Moi, de mon troupeau je ne puis rien distraire,

Une marâtre avide, et mon père, à son tour,

Viennent jusqu’à deux fois le compter en un jour.

Mais d’un pâtre inconnu je ne veux point de grâce,

Et puisqu’il faut un gage à la plus folle audace,

J’offre d’Alcimédon deux vases précieux,

Chef-d’œuvre d’un ciseau protégé par les dieux.

Une vigne, où le lierre avec art s’entrelace

Se dessine alentour, serpente et les embrasse.

Dans le milieu d’un vase on aperçoit Conon ;

Dans l’autre on voit celui… rappelle-moi son nom…

Celui qui le premier, sous un compas fidèle,

Du globe mesuré nous traça le modèle,

Et sut nous indiquer, par de sages leçons,

Les jours de la culture et le temps des moissons.

Je les garde enfermés, et n’ose en faire usage.  

Damète

Du même Alcimédon je garde un même ouvrage :

L’anse de chaque vase offre à l’œil enchanté

De la plus souple acanthe un feuillage imité :

On y remarque Orphée ; il semble que sa lyre

Anime par degrés les forêts qu’elle attire.

Mes lèvres ni le temps ne les ont point flétris ;

Mais la génisse offerte en surpasse le prix.

Ménalque

Je me soumets à tout… plus de vain subterfuge ;

N’importe le témoin : Palémon vient ; qu’il juge.

Je saurai te contraindre à ne plus t’oublier.

Damète

J’écoute : que ton art se montre le premier ;

Tout juge est excepté ; ma voix suivra la tienne,

Mais de faveur au moins que Palémon s’abstienne.

Palémon

Chantez, jeune rivaux ! tout rit à vos accents,

Les zéphyrs, les ruisseaux, les arbustes naissants,

Les champs parés de fleurs, la saison la plus belle ;

Quel charme ! tout s’anime et tout se renouvelle !

Il semble que, plus frais, ce gazon nous attend !

Viens, commence, Damète. Amis, c’est maintenant

Que les Muses, le Pinde et la terre amoureuse,

Chérissent des concerts la lutte harmonieuse.

Damète

«Que ton nom, roi des cieux, commence mes concerts !

Jupiter est pour nous l’âme de l’univers.

Sur nos champs qu’il protège il verse la richesse,

Et de ma voix tremblante il soutient la faiblesse.

Ménalque

Et moi, c’est Apollon qui règle mes accents ;

Il m’aime et chaque jour il aura mes présents.

J’unis à tes lauriers, noble ami d’Hyacinthe,

La fleur qui d’un sang pur garde la douce empreinte !

Damète

Souvent ma Galatée, une pomme à la main,

Me poursuite, ma la jette, et me fuyant soudain,

Sous des saules épais se dérobe à ma vue ;

Mais avant la folâtre a soin d’être aperçue.

Ménalque

Sans art, mon bien-aimé, mon fidèle Amyntas,

Me cherche de lui-même et s’attache à mes pas.

Aussi, le chien qui veille à notre bergerie

Ne le connaît pas moins qu’il ne connaît Délie.

Damète

Je garde à mes amours un don qu’elle chérit :

Sur un arbre élevé deux ramiers ont leur nid ;

Je les ai remarqués, je les aurai pour elle.

Ménalque

Moi, pour l’aimable enfant, loin de servir mon zèle,

Les bois ne m’ont offert que douze pommes d’or :

Mais demain, Amyntas en aura douze encor.

Damète

Oh ! les aveux charmants que m’a faits Galatée !

Quelle douce parole elle m’a répétée !

Zéphyrs ! pour consacrer ces mots délicieux,

Portez-en quelque chose à l’oreille des dieux !

Ménalque

A des périls nouveaux quand la chasse t’entraîne,

Que m’importe, Amyntas, d’être exempte de ta haine !

Si, tremblant pour tes jours et plein de mes regrets,

Je reste, sans te suivre, à garder les filets.

Damète

A fêter ma naissance aujourd’hui l’on s’apprête ;

Iolas ! que Phyllis embellisse la fête !

Et toi, viens aux moissons voir mes blés recueillis !

Ménalque

Que Phyllis est aimable ! A mon départ Phyllis

Long-temps versa des pleurs qui la rendaient plus belle :

Adieu, Ménalque ; adieu, beau Ménalque, dit-elle !

Damète

L’aspect d’un loup cruel est funeste au troupeau,

L’orage à nos moissons, les vents à l’arbrisseau,

A nous, Amaryllis, ton injuste colère !

Ménalque

Le ruisseau qui serpente aux prés fleuris sait plaire ;

Pour les jeunes brebis le saule a des appas ;

L’abeille aime les fleurs ; moi, le seul Amyntas !

Damète

A mes rustiques chants Pollion est propice !

Oui, que des nos troupeaux la plus belle génisse

Soit l’hommage du Pinde à son illustre appui !

Ménalque

Mais notre art est le sien ! Muses, gardez pour lui

Ce taureau qui déjà dresse une tête altière,

Et de ses pieds nerveux fait voler la poussière.

Damète

Que celui, Pollion, qui pour toi fait des vœux,

S’élève à ta fortune, et s’y maintienne heureux !

Ménalque

Que celui, Bavius, qui sait lire et t’estime,

Dans Mévius encor trouve un auteur.

Damète

Des fleurs que vous aimez les charmes sont trompeurs,

Jeunes enfants, craignez le serpent sous les fleurs.

Ménalque

Gardez-vous, mes brebis, de ce ravin perfide !

Mon bélier tremble encor sous sa toison humide.

Damète

Loin du fleuve, Tityre, écarte ces chevreaux ;

Notre source a pour eux de plus tranquilles eaux.

Ménalque

Rassemblez ces brebis, cherchez de l’ombre pour elles ;

L’air brûlant, l’autre jour, a tari leurs mamelles.

Damète

Dans mes prés si féconds vois languir ce taureau :

Le même dieu consume et pasteur et troupeau.

Ménalque

Ce dieu sur mes agneaux n’a point d’empire encore,

Mais d’un charme inconnu le poison les dévore.

Damète

Devine, et mon respect t’élève au rang des dieux,

La place où dans trois pieds l’œil enferme les cieux ?

Ménalque

Devine, et pour toi seul je veux que Phyllis aime,

La fleur où d’un guerrier le nom s’inscrit lui-même !»

Palémon

Je ne puis entre vous distinguer un vainqueur ;

J’offre à tous deux le prix : on doit le même honneur

A qui sait de l’amour peindre les douces larmes,

Ou monter comme vous le danger de ses charmes.

Mais d’un sol ; abreuvé on détourne les eaux,

Cessez : le plaisir même a besoin de repos.

 

Eglogue quatrième

Marcellus

Muses de la Sicile, élevons notre voix !

Bien peu savent aimer l’humble asile des bois !

Et, si nous les chantons, que leur touchante image

Puisse au moins d’un  consul mériter le suffrage !

            Déjà le ciel accorde à nos vœux exaucés

Ces temps par la Sybille autrefois annoncés :

De vingt siècles pompeux l’ordre se renouvelle ;

Déjà revient Astrée et Saturne avec elle :

Un nouveau peuple enfin est envoyé des cieux.

            Veille, veille, Lucine, à l’enfant précieux

Qui, d’un siècle de fer corrigeant l’influence,

Des biens de l’âge d’or éveille l’espérance ;

Lucine, tu le dois, songe qu’en nos remparts

Ton frère dès long-temps a régné par les arts.

            Et toi, dont les romains aimeront la mémoire,

Ton heureux consulat vit naître tant de gloire,

Pollion ! et tes lois protégeant l’avenir,

Banniront des forfaits même le souvenir.

            Oui, cet enfant des dieux, à leur grandeur suprême,

Ainsi que les héros, doit s’élever lui-même,

Et, des vertus d’un père ornant son jeune cœur,

Au paisible univers accorder le bonheur.

            Regarde, aimable enfant, regarde la parure

Dont la terre pour toi s’embellit sans culture ;

Vois parmi des lions se jouer les agneaux,

Du reptile expirant se roidir les anneaux,

La brebis nous offrir sa mamelle abondante,

Le lierre au baccar s’unir avec l’acanthe ;

L’hiver même au printemps a ravi ses couleurs :

Ton magique berceau te prodigue des fleurs ;

L’aconit meurt penché sur sa tige flétrie,

Et partout va germe l’amome d’Assyrie.

            Mais alors que d’un père et de ses grands aïeux

Les hauts et l’historie étonneront vos yeux,

Que de vos saints devoirs vous saurez l’étendue,

La vendange aux buissons rougira suspendue ;

Comme elle, sans secours, les fertiles sillons

Etaleront aux yeux l’or mouvant des moissons ;

Et le chêne, à travers son écorce endurcie,

Laissera d’un miel pur s’échapper l’ambroisie.

            Des siècles écoulés quelques restes impurs

Oseront toutefois souiller encor nos murs.

Quelque temps l’homme épris des erreurs paternelles

Fermera de remparts les cités criminelles,

Fera gémir ses champs par le soc entr’ouverts,

Et, la rame à la main, doit sillonner les mers.

Sous un  autre Tiphys, les déserts d’Amphitrite

De nos vaillants guerriers transporteront l’élite ;

On verra la Discorde agiter son flambeau,

Et descendre à Pergame un Achille nouveau.

            Mais sitôt, noble enfant, que la force de l’âge

Vous aura du nom d’homme inspiré le courage,

L’océan sera libre, et les peuples rivaux

N’iront plus, loin du port, trafiquer sur les eaux :

Tout doit naître en tous lieux ; égale en ses largesses,

La terre épanchera d’uniformes richesses ;

La vigne, les sillons ne supporteront plus

Du fer et des râteaux les efforts superflus ;

Nos bouviers satisfaits ouvriront la prairie

Aux taureaux orgueilleux de leur corne affranchis ;

La toison n’osera, par un luxe usurpé,

Sous de fausses couleurs mentir à l’œil trompé ;

Et la douce brebis, la chèvre pétulante,

Brilleront dans les prés d’une pourpre opulente.

Oui, déjà les trois sœurs ont dit à leurs fuseaux :

«Courez sans vous lasser, filez des jours si beaux !»

            O du grand Jupiter majestueuse image !

Quel respect vous attend ! voyez, comme un hommage,

La terre sur son poids chanceler à vos yeux,

L’océan s’émouvoir, et tressaillir les cieux :

D’un siècle de bonheur tout ressent la promesse.

 

            Oh ! si vers ces beaux jours conduisent ma vieillesse,

Les Dieux pour vous chanter mes laissaient des accents !

Qui pourrait égaler mes succès renaissants !

Oui, le Pinde, à ma gloire élevant un trophée,

Me nommerait vainqueur de Linus et d’Orphée ;

De Linus et d’Orphée, en tous lieux reconnus,

L’un pour fils d’une Muse, et l’autre de Phébus :

C’est vainement qu’un dieu soutiendrait leur génie,

On verrait le dieu pan, le dieu de l’Arcadie,

Lui-même s’effrayer d’un combat inégal,

Et l’Arcadie entière applaudir son rival.

            Vous, par un doux instinct que la nature inspire,

Connaissez votre mère à son tendre sourire ;

Combien de pleurs sur vous ont répandu ses yeux !

Soyez digne, en l’aimant, d’être assis près des dieux.

Eglogue cinquième

Daphnis,

Ménalque, Mopsus

Ménalque

Au gré de nos désirs, quand ce lieu nous rassemble,

Pourquoi, mon cher Mopsus, ne point unir ensemble

Les soupirs de ta flûte et les sons de ma voix ?

Viens, portons nos accords sous l’ombre de ces bois

Mopsus

C’est à moi d’obéir, commande à mon jeune âge ;

Choisis ou cette grotte, ou ce mobile ombrage

Que d’un souffle incertain balance le zéphyr.

Mais la grotte, Ménalque, invite à la choisir :

Vois ce pourpre alentour y régner sans culture,

Et ces raisins pourprés épars sous la verdure.

Ménalque

Mopsus n’aura jamais de rival qu’Amyntas.

Mopsus

A le croire, Apollon ne l’égalerait pas.

Ménalque

Commence, et de Phyllis chante-nous la tendresse,

Ou des flèches d’Alcon la courageuse adresse,

Ou Codrus en victime offert à son pays ;

Commence : Palémon gardera tes brebis.

Mopsus

Je t’offrirai des vers mieux inspirés, peut-être :

On les retrouvera sur l’écorce d’un hêtre ;

Je les chantais, Ménalque, et traçais tour à tour.

Entre Amyntas et moi prononce dans ce jour.

Ménalque

Le choix sera facile : autant le goût préfère

La rose éblouissante à la mousse légère,

A l’arbuste ignoré l’olivier de Pallas ;

Autant je vois Mopsus au-dessus d’Amyntas.

Mopsus

Il suffit ; dans la grotte Apollon nous appelle :

«Enlevé sous nos yeux par une mort cruelle,

Daphnis, quel bois désert ignora nos douleurs !

Les nymphes, comme nous, répandirent des pleurs,

Au tableau déchirant qui frappa notre vue,

Quand, auprès de son fils, une mère éperdue

Le couvrait de baisers, le serrait dans ses bras,

Et reprochait aux dieux son barbare trépas !

Ainsi que les bergers, troublés des mêmes peines,

Les troupeaux, chaque jour, négligeant les fontaines,

Retournaient au bercail sans regretter les champs.

Les coursiers, loin des eaux, l’œil éteint, languissants,

Refusaient d’effleurer la pointe de l’herbage !

Nos douleurs s’étendaient de rivage en rivage ;

Oui, des lions d’Afrique, et les monts et les bois

Prolongeaient en soupirs la formidable voix.

Daphnis est le premier dont l’intrépide adresse,

Des monstres d’Arménie employant la vitesse,

Montra soumis au frein des tigres inconnus,

Et, le thyrse à la main, nous fit chanter Bacchus.

Ainsi que des moissons la soigneuse culture

Du champ qu’elle enrichit fait encore la parure ;

Ainsi que dans nos près un superbe taureau

Est à la fois la force et l’orgueil du troupeau,

Que l’ormeau s’embellit de sa vigne fidèle,

Que de raisins chargés une vigne est plus belle ;

Ainsi de tous les siens Daphnis, heureux pasteur,

Est lui seul et l’amour et l’éternel honneur.

Mais, depuis qu’il n’est plus, le deuil nous environne ;

Apollon nous a fui, Palès nous abandonne !

Ces monts, jadis parés d’une riche moisson,

N’offrent que la maigreur d’un aride gazon ;

Et partout sur nos pas, au lieu du beau narcisse,

De ses dards acérés le chardon se hérisse !

Mais Daphnis le commande : ah ! de fleurs, de berceaux,

Pasteurs, couvrez la terre et le cristal des eaux ;

Que sa tombe, du moins, soit ici notre ouvrage,

Et qu’alentour ces vers attestent notre hommage :

C’EST MOI QUI FUS DAPHNIS ; QUE CE GAZON LEGER,

DANS CE BOIS QUE J’AIMAIS, PROTEGE ENCOR MA CENDRE,

DE CES BOIS JUSQU’AUX CIEUX MA GLOIRE DOIT S’ETENDRE,

BERGER D’UN BEAU TROUPEAU MOINS BEAU QUE SON BERGER.

Ménalque

Oh ! de nos cœurs émus comme ta voix dispose !

Moins doux est le sommeil aux membres qu’il repose,

Et pour la soif ardente une eau vive en été.

Par ses doubles talents également cité,

Mopsus au premier rang suivra de près son maître :

Dans la lice, après lui, j’ose à peine paraître ;

Mais que l’Olympe s’ouvre à nos chants réunis,

Plaçons Daphnis aux cieux ; je fus cher à Daphnis.

Mopsus

Quelle offre en cet instant me plairait davantage ?

Tes vers à l’amitié seront un juste hommage ;

Tes vers sont dès long-temps admirés dans ces lieux.

Ménalque

«Daphnis, brillant de gloire, est admis dans les cieux ;

Déjà roule à ses pieds le torrent des nuages :

Le dieu Pan, les forêts, leurs dryades sauvages,

Applaudissent ensemble à ses destins nouveaux.

Daphnis aime la paix, et la donne aux troupeaux :

Loin des loups dévorants, loin d’un piège perfide,

Le cerf est rassuré, la brebis moins timide :

Des jours de l’âge d’or il nous rend la candeur ;

Oui, les bois et les monts proclament son bonheur !

Il semble de ces mots que l’écho retentisse :

C’EST UN DIEU ! C’EST UN DIEU ! que ce dieu soit propice !

Tu vois ces quatre autels ; deux te sont réservés,

Daphnis, et pour Phébus deux autres élevés.

Là, d’une huile onctueuse et d’un nouveau laitage

Tu recevras l’offrande, et devant ton image,

L’été sous un  berceau, l’hiver près d’un foyer,

L’ivresse des festins viendra se déployer.

Là, d’un vin précieux coulera l’ambroisie ;

Et des enfants du Pinde appelant l’harmonie,

Le jeune Alphésibée, à la fin du repas,

Des faunes en cadence imitera les pas.

Ils renaîtront pour toi, ces concerts et ces fêtes,

Lorsqu’alentour des champs conjurant les tempêtes,

Nos hymnes solennels invoqueront Palès,

Et lorsque, l’eau sacrée arrosant nos guérets,

Sur nos sillons naissants la victime amenée

Trois fois dans leur enceinte y sera promenée.

Tant que l’ours dans nos bois cherchera les hauteurs,

Le poisson l’eau du fleuve, et l’abeille les fleurs,

Tant que les fleurs encore aimeront la rosée,

On verra ton seul nom remplir notre pensée,

Nos vœux t’associer à Cérès, à Bacchus,

Et nos vœux exaucés commander nos tributs.

Mopsus

Du charme que j’éprouve, oh ! quel sera le gage !

Non, le flot qui de loin vient mourir sur la plage,

Le ruisseau qui la nuit roule en paix sur les fleurs,

A la mélancolie offrent moins de douceurs.

Ménalque

Accepte le premier cette flûte champêtre ;

C’est par elle qu’ici mon art s’est fait connaître ;

Elle a de Corydon chanté les nouveaux feux,

Et d’un autre pasteur le troupeau malheureux.

Mopsus

Le présent d’un berger doit être sa houlette ;

Le bronze orne la mienne, et c’est moi qui l’ai faite :

Aux grâces d’Antigène elle avait résisté,

Mais tes vers ont des droits que n’a point la beauté.

Eglogue sixième

Silène

C’est moi qui, le premier, des bords de l’Aréthuse,

Apportai les accents qui charmaient Syracuse :

Non, je n’ai point rougi de chanter les forêts.

J’ai voulu des héros célébrer les hauts faits ;

Mais, me tirant l’oreille et me parlant en maître :

Reprends, me dit Phébus, un ton simple et champêtre.

J’obéis maintenant : assez d’autres, Varus,

Diront en vers pompeux ta gloire et tes vertus ;

Sur de légers pipeaux je dois me faire entendre :

C’est un dieu qui m’inspire. Oh ! si quelque âme tendre,

Si de mes vers épris quelqu’un vient m’écouter,

C’est ton nom que pour lui ces bois vont répéter :

Les vers chéris des Dieux sont les vers à ta gloire,

Et le nom de Varus assure leur mémoire.

 

Muses, continuez : sous des pampres touffus

Dormait le vieux Silène, encore plein de Bacchus.

Ses flancs plus élargis semblent, quand il sommeille,

Se gonfler du nectar à longs traits bu la veille ;

De sa couronne au loin les débris sont épars :

Mais sa coupe fidèle, attirant les regards,

Par une anse attachée, entraînait sa ceinture ;

Et Mnasyle et Chromis, ravis de l’aventure,

L’accablent à la fois sous des liens de fleurs.

Trop souvent le vieillard, par des propos trompeurs,

De l’entendre chanter flatte leur espérance.

Eglé survient encor ; sa beauté, sa présence

Donne, en les animant, plus d’audace à leurs jeux.

Eglé, dès que Silène ouvre à peine les yeux,

D’une mûre aussitôt lui rougit le visage.

Il rit de la folie : «Enfants, qu’on me dégage,

Dit-il ; c’est bien assez que vous m’ayez surpris.

Vous entendrez les vers que je vous ai promis :

Les vers seront pour vous ; pour Eglé, ma vengeance

Lui garde un autre prix.» A l’instant il commence.

Alors vous eussiez vu, se tenant par la main,

En cadence accourir le faune et le sylvain,

Le tigre s’étonner de n’être plus sauvage,

Et le chêne insensible agiter son feuillage :

Apollon sur le Pinde, Orphée aux sombres bords,

Jamais n’ont approché de ses divins accords.

            Des germes créateurs il chantait la puissance,

Et comment la nature, épurant leur substance

Et rapprochant le feu, la terre, l’eau, les airs,

Elle vit s’affermir le naissant univers,

Comment  au sein du globe, et sur sa masse énorme,

L’onde régla son cours, chaque être prit sa forme.

Il chanta le soleil des ténèbres vainqueur,

Et la terre en extase admirant sa splendeur ;

Comment aux champs des airs l’onde, errante en nuages,

De ce globe enlevée, y retombe en orages ;

Les monts, d’où s’élançaient mille arbres différents,

Et dans les bois déserts les animaux errants.

 

            La fable de Pyrrha dans ses vers se retrace,

Et le fils de Japet, et sa coupable audace :

On croit le voir encor sous l’éternel vautour.

Il gémit sur Hylas, égaré sans retour,

Quand ses amis, lassés d’une recherche vaine,

Criaient : HYLAS ! HYLAS au bord de la fontaine.

Il offre à leur pitié l’épouse de Minos,

Heureuse, s’il n’eût point existé de troupeaux !

«Triste Pasiphaé !... Quelle fureur t’inspire ?

Les filles de Proetus, par un même délire,

Effrayèrent Argos d’un faux mugissement ;

Mais loin de leur démence un tel emportement !

Elles croyaient pourtant, s’inclinant vers la terre,

Agiter sur leur tête une corne étrangère.

Malheureuse, tu cours sur la cime des monts !

Lui, fier de sa blancheur, couché dans nos vallons,

Rumine, indifférent, l’herbe tendre et fleurie,

Ou suit dans un troupeau ta rivale chérie.

Nymphes, nymphes de Crète, entourez de remparts,

Ces bois, qui de sa trace enivrent mes regards ;

Et si, durant le jour, à me fuir il s’obstine,

Rendez-le moi dans l’ombre, étables de Gortyne !»

 

            Tout se peint dans ses chants : il y rappelle encor

Atalante soumise à l’éclat d’un fuit d’or ;

Les sœurs de Phaéton, sa chute, leur tristesse,

L’écorce qui soudain les entoure et les presse,

Et leurs bras vers les cieux en longs rameaux tendus.

Mais l’amitié l’inspire ; il chante enfin Gallus,

Et comment une Muse, honorant son génie,

L’amena triomphant aux sommets d’Aonie.

Il paraît : son nom seul imprime le respect,

Et la cour d’Apollon se lève à son aspect.

Linus, dont mille fleurs composent la couronne,

Lui présente une lyre : «Apollon te la donne,

Dit-il, et cet hommage à (sic !) l’aveu des neuf sœurs.

Hésiode autrefois l’obtint de leurs faveurs ;

Aux sons que sous ses doigts elle faisait entendre,

On a vu de ces monts les bois entiers descendre»

 Chante ceux de Grynée : objets de tes concerts,

Ces bois au dieu du Pinde en deviendront plus chers.»

            Dois-je des deux Scylla dire ce qu’il raconte ?

L’une du sang d’un père osant payer sa honte ;

L’autre, les flancs armés de monstres aboyants,

Dévorant les nochers sous des flots tournoyants,

Et fière, en s’acharnant sur les vaisseaux d’Ulysse.

Bientôt de Philomèle il décrit le supplice,

Et le récit muet qu’elle en fit à sa sœur ;

Le festin qu’à Térée apprêta leur fureur,

Et ce Roi trop puni, croyant fuir devant elles,

Plus haut que son palais emporté par des ailes.

            Tous les chants qu’autrefois le puissant dieu du jour

Fit redire au laurier qui trompa son amour,

Silène les imite, en fidèle interprète,

L’écho charme les cieux des concerts qu’il répète.

Mais les troupeaux comptés déjà quittent les champs,

Et la nuit, à regret, vient suspendre ses chants.

 

Eglogue septième

Mélibée, Corydon, Thyrsis

Mélibée

Daphnis vint par hasard s’asseoir sous un vieux chêne ;

Corydon et Thyrsis observaient dans la plaine

Sur un même gazon leurs troupeaux confondus :

Tous deux étaient ensemble à chanter assidus.

Jeunes, brillants de grâce et rivaux d’harmonie,

Et tous les deux enfants de l’heureuse Arcadie.

Moi, des myrtes que j’aime occupé tout entier,

J’enveloppais leur tige : à l’instant mon bélier

S’échappe, je le suis ; Daphnis me voit à peine :

«O Mélibée ! ami, quitte une crainte vaine,

Ton bélier, tes chevreaux, sont tous en sûreté :

Libre de soins pressants, viens, reste à mon côté.

Le flanc de ce vieux chêne, où bourdonne l’abeille,

D’un bruit mystérieux charmera ton oreille.

Ici le Mincio, de roseaux couronné,

Vers ses eaux chaque jour voit le bœuf ramené.»

            Que faire ? je n’avais dans mon enclos champêtre

Alcippe ni Phyllis pour seconder leur maître ;

C’était l’heure du soir, où les agneaux sevrés

Sont de leur jeune mère en bêlant séparés :

Mes agneaux, mes brebis demandaient ma présence ;

Mais Corydon, Thyrsis, un défi d’importance !

L’occasion si rare et si belle à saisir !

J’oubliai l’intérêt pour céder au plaisir.

L’un et l’autre à l’instant ne se font plus attendre :

Les Muses tour à tour aimaient à les entendre.

Corydon nous charma par ses premiers accents ;

Thyrsis à Corydon répondit par ses chants :

Corydon

«Seul objet de mes vœux, nymphes de Béotie,

De Codrus, à mes vers, accordez l’harmonie ;

Ou, si de vos transports lui seul est inspiré,

Que ma flûte, en ces lieux, reste à ce pin sacré.

Thyrsis

Vantez mes premiers vers, bergers, de l’Arcadie !

Que le jaloux Codrus en expire d’envie !

Mais sous un mot flatteur s’il me garde un affront,

D’un magique baccar venez ceindre mon front.

Corydon

Diane, un jeune enfant, de ma part, te présente

D’un sanglier fougueux la hure menaçante ;

Si toujours dans les bois j’ai des succès nouveaux,

J’élève ton image en marbre de Paros.

Thyrsis

D’un lait pur, tous les ans, Priape aura l’hommage :

C’est assez pour le dieu d’un modeste héritage ;

Mais s’il rend mes brebis plus fertiles encor,

Je veux, sur mes autels, que son buste soit d’or.

Corydon

Myrtes naissants, beau cygne à la plume argentée,

Parfum du mont Hybla, cédez à Galatée !

Et toi, si quelques soins doivent payer l’amour

Viens trouver Corydon, viens à la fin du jour.

Thyrsis

Galatée ! ah ! qu’ici ton mépris m’envisage

Tel que le noir limon, tel que l’algue sauvage,

S’il n’est pas éternel, ce long jour, loin de toi !

Quoi donc ! si tard aux champs ! mes brebis, suivez-moi.

Corydon

Protégez mes troupeaux, jeunes bois, source pure !

Offrez à leur sommeil une fraîche verdure !

Déjà l’été brûlant de ses traits nous poursuit,

Et d’un nectar joyeux la vigne enfle son fruit.

Thyrsis

Près de l’âtre enfumé qui m’échauffe et m’éclaire,

Ici des vents glacés nous bravons la colère,

Comme un loup dévorant, de nombreuses brebis,

Ou les torrents fougueux, les bords qu’ils ont franchis.

Corydon

De fleurs, à ton aspect, la terre se couronne ;

Chaque arbre sème au loin les trésors de Pomone ;

Mais on verrait bientôt, si l’on perd Alexis,

Les champs décolorés et les fleuves taris.

Thyrsis

Tout périt dans ces lieux, de l’air qu’on y respire ;

Les pampres sont flétris, l’herbe altérée expire !

Mais que Phyllis paraisse, et tout va refleurir,

Et des cieux plus féconds les sources vont s’ouvrir.

Corydon

C’est du choix de Vénus que le myrte s’honore ;

Des lauriers immortels Apollon se décore :

Mais tu plais à Phyllis, modeste coudrier,

Toi seul effaceras le myrte et le laurier !

Thyrsis

Des sapins élevés les monts s’enorgueillissent ;

De l’ombre des palmiers les jardins s’embellissent ;

Les palmiers, les sapins, si tu viens dans ces lieux,

Lycidas, moins que toi sauront charmer nos yeux.»ۚ

Mélibée

Ainsi, je m’en souviens, jaloux de la victoire,

Thyrsis à son rival en disputait la gloire :

Tels furent leurs concerts. Mais, dans l’art d’Apollon,

Corydon, à mes yeux, est toujours Corydon.

 

Eglogue huitième

Damon, Alphésibée

Je les rappellerai, ces concerts enchanteurs,

Que formaient tour à tour deux sensibles pasteurs.

Les troupeaux, à leur voix, négligeaient la verdure,

Les ruisseaux détournés suspendaient leur murmure,

Et les monstres des bois oubliaient leurs fureurs.

Je te les rappellerai, ces concerts enchanteurs !

            Mais quand viendra le jour où ma Muse aguerrie

Osera te chercher sur les mers d’Illyrie !

Que ne puis-je affronter, sur tes pas triomphants,

Et l’immense Timave et ses rocs menaçants !

Laisse au moins publier que tes vers pleins de charme,

Doivent rendre Sophocle à Melpomène en larmes !

Ne crains plus notre hommage : à te plaire empressé,

Pollion, je finis comme j’ai commencé.

Protège encor ces vers ; non, ce n’est point sans grâce

Qu’aux lauriers d’un vainqueur le lierre s’entrelace.

            L’ombre à peine fuyait devant un jour nouveau ;

A peine la rosée attirait le troupeau,

Lorsqu’en ces mots Damon, penché sur sa houlette,

Se livra, sans espoir, à sa douleur secrète :

«Toi, qui de la lumière annonces le retour,

Bel astre de Vénus, presse mon dernier jour !

Tout est fini pour moi ; c’est Nise qui m’accable !

Indignement trahi par un hymen coupable,

Je me suis plaint aux dieux témoins de mes tourments.

Que sert de fatiguer ces dieux indifférents ?

C’en est fait, je descends à la rive infernale :

Que mes derniers accents soient dignes du Ménale !

            Le Ménale est peuplé de bois harmonieux ;

Il entend nos soupirs ! l’Amour ingénieux

Y forma de roseaux la flûte pastorale :

Que mes deniers accent soient dignes du Ménale !

            Belle Nise, à Mopsus on ose te livrer !

Eh ! qui donc en aimant ne doit plus espérer ?

A la fière cavale, à la simple génisse,

Aigle ensemble et lion, que le griffon s’unisse,

Que le même ruisseau rassemble maintenant

Et la biche timide et le chien dévorant.

Quelle union jamais pourra sembler bizarre ?

Allume les flambeaux, ton hymen se prépare,

Mopsus ; sors de l’enfance, abandonne ses jeux :

C’est Nise qu’on t’amène, et Phoebé dans les cieux

Déjà peut éclairer cette pompe fatale !

Que mes derniers accents soient dignes du Ménale !

            Que tu mérites bien, Nise, un tel époux !

Quoi ! mes vers, mon troupeau, tu nous méprises tous !

L’abandon, le désordre où la douleur m’entraîne,

Mes cheveux négligés sont l’objet de ta haine.

Tout en moi te déplaît ! Tu crois donc que les dieux,

Pour te juger un jour, n’ont point sur nous les yeux ?

C’est en fait ! je descends à la rive infernale :

Que mes derniers accents soient dignes du Ménale !

            C’est là, dans ce verger qu’elle fuit à présent,

Que sa mère autrefois conduisait Nise enfant ;

L’automne la voyait, sous les yeux de sa mère,

Vanter nos premiers fruits, les cueillir la première :

Elle était loin alors d’un parjure dédain !

Pour elle, en m’élevant, déjà ma faible main,

Des pommiers les plus bas atteignaient le feuillage,

J’étais son guide alors ; douze ans faisaient mon âge.

Je la vis, je brûlai… dans mes yeux, dans mon cœur

Je sentis… cet instant décida mon erreur.

C’en est fait ! je descends à la rive infernale :

Que mes derniers accents soient dignes du Ménale !

            Ah ! je connais l’amour ! le Rhodope en courroux,

L’Ismare et ses rochers l’ont vomi parmi nous !

Formé pour les forfaits chez les noirs Garamantes,

Des meurtres qu’il ordonne on voit ses mains fumantes.

C’est pour lui qu’une mère, ivre de sa fureur,

De ses propres enfants a déchiré le cœur !

Tes fils auraient vécu, mère dénaturée,

Si l’homicide amour ne t’avait égarée.

Dieu cruel ! mère atroce ! on cherche entre vous deux

Qui fut le plus coupable et le plus odieux,

Mais le crime est commun, et l’horreur est égale.

Que mes derniers accents soient dignes du Ménale !

            Que l’agneau, maintenant, des loups soit la terreur ;

Qu’ici de l’oranger le chêne offre la fleur ;

Que sur l’aune mouvant brille aux yeux le narcisse ;

Que l’ambre, en perles d’or, sur nos buissons jaunisse,

Et que Tityre enfin soit, par des sons nouveaux,

Orphée au fond des bois, Arion sur les eaux.

C’en est fait ! je descends à la rive infernale !

Qu’importe que mes chants soient dignes du Ménale» ?

            Damon se tait : ma voix a rendu ses accords,

Muses ; mais trop de chants surpassent mes efforts,

C’est vous qu’Alphésibée attend pour interprètes.

            «L’autel est préparé ; chargé de bandelettes,

Qu’on y brûle à mes yeux la verveine et l’encens ;

Que l’eau coule. Essayons de magiques accents ;

Peut-être ils toucheront l’ingrat qui me délaisse :

C’est aux enchantements qu’a recours ma tristesse.

Que des cieux, des enfers, les charmes réunis,

Que des accords puissants me ramènent Daphnis.

Il faut bien qu’à mon art Phoebé même obéisse ;

C’est lui qui transforma les compagnons d’Ulysse ;

Mon art fait expirer les serpents ennemis :

Charmes, de mes accents, guidez vers moi Daphnis.

            D’abord, de trois rubans trois fois environnée,

Son image, dans l’ombre, est trois fois promenée ;

Ainsi du nombre impair les dieux sont réjouis !

Charmes, de mes accents, guidez vers moi Daphnis.

Que chacun des rubans sous trois nœuds se resserre,

Mais, en formant ces nœuds, répète, à ma prière :

Doux liens de Vénus, ainsi je vous unis !

Charmes de mes accents, guidez vers moi Daphnis.

Sous le vent des soufflets le même feu docile

Fait bouillonner la cire et fait durcir l’argile :

Ainsi, grâce à l’Amour, que ton cœur sous ma loi,

Pour tout autre endurci, s’attendrisse pour moi ?»

Mais couvrons ces lauriers de flamme et de bitume ;

Oui, tels que ces lauriers, que son cœur se consume,

Et qu’il sente une fois les feux dont je péris !

Charmes de mes accents, guidez vers moi Daphnis.

            Lasse enfin d’appeler, dans sa vaine poursuite,

Le taureau vagabond qui l’entraîne à sa suite,

La génisse amoureuse, errante aux bords des eaux,

Succombe, et sans espoir elle fuit le repos ;

C’est en vain que la nuit sous nos toits la rappelle.

Puisse un même tourment poursuivre l’infidèle !

Et puissé-je à mon tour lui rendre ses mépris !

Charmes, de mes accents, guidez vers moi Daphnis.

            Quoi ! je vous garde encor, dépouilles d’un perfide !

O terre ! dans ton sein que ce gage réside ;

C’est par lui qu’à mon cœur son retour est promis !

Charmes, de mes accents, guidez vers moi Daphnis.

 

            Il me résiste en vain : Moeris m’a fait connaître

Les végétaux puissants que le Pont seul voit naître ;

J’ai vu, par leurs secours, Moeris, plus d’une fois,

Sous la forme d’un loup s’enfoncer dans les bois.

Je l’ai vu des tombeaux réveiller la poussière,

Et d’un mot, enlevant une moisson entière,

Enrichir d’autres champs de ses flottants épis.

Charmes, de mes accents, guidez vers moi Daphnis.

            Emporte, Amaryllis, jette, mais en arrière,

Ces lauriers consumés, cette cendre légère,

N’arrête point sur elle un profane regard ;

Va, plus haut que ton front qu’elle vole au hasard ;

Que l’onde la reçoive et qu’un torrent l’entraîne :

Par un charme nouveau j’attaque ainsi ta haine,

Ingrat ! je crois te voir m’insulter par des ris !

N’importe : mes accents, guidez-moi vers Daphnis !

Demeure ; se peut-il que mon art le rappelle ?

De quels feux rayonnants cette cendre étincelle !

De lui-même enflammé l’autel brille !... O bonheur !

Quel bruit inattendu fait palpiter mon cœur !

A ma perte arrêté, j’entends son chien fidèle :

Je tremble : oh ! de l’amour est-ce une erreur nouvelle ?

Des songes tant de fois trompent les cœurs épris !

Mais non : charmes puissants, cessez, je vois Daphnis.»

 

Eglogue neuvième

Lycidas, Méris

Lycidas

Viens-tu rejoindre ici le chemin de Mantoue,

Méris ?

Méris

        A quelle opprobre, ô ciel ! on nous dévoue !

Et nous vivons encor ! Qui l’aurait jamais cru,

Qu’un avide étranger, sur nos champs accouru,

Nous dirait : «Fuyez tous, abandonnez vos terre,

Eloignez-vous des champs cultivés par vos pères :

Tous ces biens sont à moi !...» De chagrin dévoré,

Quand le sort en ces lieux change tout à son gré,

Je porte ces chevreaux ( que ce don soit funeste !)

Au farouche oppresseur qu’en secret je déteste.

Lycidas

Mais on croyait Ménalque exempt de nos revers ;

Il gardait, disait-on, protégé par ses vers,

Le terrain qui descend du pied de la colline

Jusqu’au fleuve où ce hêtre offre au loin sa ruine.

Méris

Sans doute, on le disait : mais, que sont les beaux-arts,

Parmi les jeux sanglants et les crimes de Mars ?

Quand de la tourterelle un vautour fait sa proie,

Que servent ses doux chants et d’amour et de joie ?

Oui, sans une corneille, interprète des dieux,

Qui, volant à ma gauche, a dessillé mes yeux,

Sous les coups d’un soldat ardent à nous poursuivre,

Ménalque et son ami bientôt cessaient de vivre.

Lycidas

Quel monstre d’un tel crime aurait pu se noircir ?

Quoi ! témoin de nos maux, loin de les adoucir,

Le ciel nous eût ravi celui qui les soulage !

Qui donc eût célébré les nymphes du bocage,

Embelli nos ruisseaux et d’ombrage et de fleurs,

Et semé sur nos champs les plus riches couleurs ?

Qui chanterait ces vers que j’osai te surprendre,

Quand près d’Amaryllis tu songeais à te rendre ?

            «Je pars, mais je reviens. Prends soin de mes troupeaux,

Tityre ! Conduis-les de nos prés aux ruisseaux,

Mais de ce bouc hardi n’approche pas sans crainte,

Il frappe de la corne : évitez son atteinte.»

Méris

Connais plutôt ces vers dans la douleur tracés.

Et sans art par Ménalque à Varus adressés :

«Varus ! oh ! que pour nous Mantoue existe encore !

Voisine de Crémone, est-ce un crime à tes yeux !

Grâce au moins pour Mantoue ! et ma voix qui t’implore

Portera chaque jour ton grand nom jusqu’aux cieux.»

Lycidas

Ainsi, que tes essaims renouvelés sans cesse,

Loin de l’if ou des vents, accroissent ta richesse !

Qu’un laitage embaumé par les fleurs du matin,

Toujours plus abondant, ruisselle sous ta main !

Mais tu sais d’autres vers ; que ta voix les répète !

Les Muses dès long-temps m’ont aussi fait poète ;

Et même nos pasteurs me disent inspiré.

Je ne m’abuse point : tous mes vers, à mon gré,

De Cinna, de Varus, n’atteindront point la gloire ;

Et je ressemblerais, si je pouvais le croire,

A l’oiseau des marais qu’on entend, sur leur bord,

Mêler aux chants du cygne un cri rauque et discord.

Méris

Je repasse en moi-même et cherche, pour te plaire,

Quelques vers, en effet, dignes qu’on les préfère ;

Ecoute : «O Galatée ! ici plus radieux,

Un éternel printemps ne fuit jamais ces lieux !

Accours, viens, Galatée, à la voix qui t’appelle !

Quel charme a donc pour toi l’onde qui te recèle ?

Ici, pour t’arrêter, si tu chéris les eaux,

Les fleurs couronneront nos limpides ruisseaux,

Regarde ce palmier, vois la vigne sauvage,

Autour de cette grotte abaisser leur feuillage ;

Viens trouver, près de nous, le calme et la fraîcheur,

Et laisse entre eux les flots s’agiter en fureur.»

Lycidas

Et ces chants qu’une fois, assis dans la bruyère,

Tu confias la nuit à l’écho solitaire !

Combien ils me charmaient ! cette nuit, ces concerts,

Me sont toujours présents : rappelle-moi les vers :

Méris

Qu’est-il besoin, Daphnis, de contempler encore

Des vieux astres des cieux les couchants et l’aurore ?

Devant l’astre nouveau qui sera notre appui,

L’antique firmament disparaît aujourd’hui ;

L’âme du grand César, de rayons couronnée,

Apparaît dans l’Olympe auprès de Dionée.

Le voilà triomphant, l’astre qui désormais

Doit répandre à son gré ses fertiles bienfaits ;

Qui doit de nos moissons éclairer l’allégresse,

Et des pampres fleuris colorer la richesse :

Oui, les arbres greffés, sous ses regards heureux,

Fléchiront sous leurs fruits pour nos derniers neveux.»

            Mais trop de chant m’épuise ; excuse ma faiblesse :

L’âge enfin détruit tout, l’esprit même s’affaisse ;

A chanter autrefois j’aurais passé le jour ;

La mémoire aujourd’hui m’échappe sans retour ;

Et le’ premier, sur moi fixant un œil funeste,

Quelque loup, de ma voix aura détruit le reste.

Laisse donc en ces lieux Ménalque revenir ;

Lui seul a de ses vers un heureux souvenir.

Lycidas

Pourquoi me condamner à ces retards pénibles ?

Regarde : ce beau fleuve et les vents sont paisibles !

Tout se tait. C’est ici la moitié du chemin :

Déjà vers le penchant de ce coteau lointain

Paraît de Bianor l’antique sépulture.

Auguste monument ! vois la fraîche verdure

Que pour lui nos bergers ravissent aux ormeaux ;

Arrête ici tes pas, dépose tes chevreaux ;

La ville n’est pas loin ; si tu crains quelque orage,

Livre-moi ce fardeau, léger pour mon jeune âge ;

Et, plus dispos, Méris, chante au moins en marchant ;

Le chemin le plus long s’abrège par le chant.

Méris

Cesse, dans ma douleur, d’insister davantage ;

Hâtons-nous : je me dois aux soins de mon voyage.

Si le sort pour Ménalque ici peut s’adoucir,

Nous pourrons avec lui chanter plus à loisir.

 

Eglogue dixième

Gallus

Viens, préside, Aréthuse, à mes derniers concerts !

En faveur de Gallus accorde-moi des vers ;

Des vers tels que le cœur, l’amitié les inspire,

Et tels que Lycoris et les lise, et soupire ;

Dictes-les peu nombreux, mais dignes de Gallus.

Gallus ! un nom si cher doit-il craindre un refus ?

Ainsi puissent tes flots, sous les mers de Sicile,

Obtenir, toujours purs, un cours libre et facile,

Et braver, au milieu de cent fleuves surpris,

L’onde amère, et les vents de l’antique Doris !

Vers ces jeunes bourgeons, quand mon troupeau s’empresse,

De Gallus amoureux déplorons la tristesse !

Commence : à nos accents rien n’est sourd dans les bois

Ici tout est sensible et répond à ma voix.

            Quel antre ténébreux, quelle forêt secrète,

Jeunes vierges des eaux, vous servit de retraite,

Quand, d’un aveugle amour indignement charmé,

Gallus de ses tourments périssait consumé ?

Non, non, d’Aganippé la source enchanteresse,

Les torrents d’Hippocrène, ou les flots du Permesse,

Les vallons d’Aonie et ses monts radieux,

N’arrêtaient point vos pas, n’attiraient point vos yeux :

Tout vous eût fait connaître une douleur égale,

Et les rocs du Lycée et les pins du Ménale ;

Les ronces, les lauriers y séchaient tour à tour,

Lorsqu’au pied d’un rocher Gallus mourait d’amour.

Ses brebis, en silence, autour de lui pressées,

A son morne chagrin semblait intéressées.

Quel troupeau n’est sensible aux maux de son berger ?

Toi-même à leurs douleurs ne sois point étranger !

Que ce nom de berger, qu’un Dieu prit chez Admète,

N’offense point Gallus harmonieux poète !

Le doux nom de berger fut celui d’Adonis,

Et l’amant de Vénus a pris soin des brebis.

            Déjà de toute part la foule t’environne,

Chacun sur tes amours s’interroge et s’étonne ;

Les plus jeunes pasteurs s’approchent les premiers :

Près d’eux, à pas tardifs, viennent les lourds bouviers,

Et le vieux Palémon, sur sa tête blanchie,

Rapportant, pour l’hiver, des glands chargés de pluie.

La foule avec respect s’ouvre pour Apollon ;

Il répétait : «Gallus, où donc est ta raison ?

Celle qui t’est si chère… un autre l’a séduite,

Et dans l’horreur des camps la promène à sa suite !»

A son n jeune cyprès, on reconnaît Sylvain,

Parmi de longs rameaux, on le voit dans sa main

Balancer de grands lis à la tige fleurie.

Bientôt, à ses côtés, vient le dieu d’Arcadie,

D’hièble et de carmin le visage enflammé :

«Eh quoi ! disait ce dieu, si tu n’es plus aimé,

N’est-il donc à tes maux ni terme ni remède ?

A des pleurs insensés crois-tu que l’Amour cède ?

Cet enfant est cruel ! l’Amour aime les pleurs,

Comme un pré les ruisseaux, et l’abeille les fleurs.»

            Mais lui, plus triste encore et n’écoutant qu’à peine :

«Seuls, vous savez chanter, vous chanterez ma peine,

Arcadiens heureux ! O que, si quelques jours

Votre luth à ces monts racontait mes amours,

Gallus dans le tombeau reposerait tranquille !

Que n’ai-je parmi vous, dans un modeste asile,

Ou marié la vigne, ou soigné vos troupeaux !

L’Amour eût de ces lieux respecté le repos.

Et de fougueux transports s’il eût rempli mon âme,

Ou Phyllis, ou Daphné, répondrait à ma flamme.

Phyllis a moins d’éclat ; mais une fleur des champs

Mais le sombre hyacinthe orne encor le printemps :

Quels charmes ne remplace un cœur sans imposture ?

Là, de pampres couvert, entouré de verdure,

Là, du moins, sous l’abri de ces riants coteaux,

Ou Phyllis ou Daphné, dans l’ombre des berceaux,

Viendrait me prodiguer des soins toujours fidèles.

Phyllis irait pour moi cueillir des fleurs nouvelles ;

Charmé de ses accents, j’écouterais Daphné.

Prés fleuris, onde pure, ô séjour fortuné !

Rendez-moi Lycoris ! Viens dans ces riches plaines !

Ici, de beaux verges, des gazons, des fontaines ;

Ici, des bois épais, et les cieux les plus doux.

C’est ici que nos jours, loin des regards jaloux,

Consumés lentement dans une douce ivresse,

S’exhaleraient ensemble, éteints par la vieillesse.

            Quelle erreur ! faut-il donc, affrontant mille dards,

Porter mon fol amour sous les drapeaux de Mars !

Je t’y suivrai !... que dis-je, à mes pleurs aguerrie,

N’as-tu pas sans regrets délaissé ta patrie !

Pour être loin de moi (que n’en puis-je douter !)

Neige, torrents, frimas, rien ne doit t’arrêter !

Quoi ! des Alpes sans moi tu peux gravir les cimes !

Seule, du Rhin glacé tu franchis les abîmes !

Ah ! cruelle, ah ! du moins puissent les durs frimas

Se fondre et s’amollir sous tes pieds délicats !

            J’irai ; ma flûte, au loin me rendra l’interprète

Des vers que dans Chalcis fit pour moi son poète.

C’est un désert, un antre où je dois habiter ;

Aux tyrans des forêts je veux les disputer.

Je veux, d’un fer aigu, sur les tiges nouvelles,

Graver de mes amours des emblèmes fidèles !

Chaque jour, ils croîtront, ces chiffres amoureux ;

Et vous, ô mes amours ! et vous, croissez avec eux !

Soudain, pour échapper à mes douleurs trompées,

Je suivrai dans les bois les nymphes attroupées ;

J’irai sur le Ménale, intrépide chasseur,

Des sangliers fougueux défier la fureur ;

Mes chiens plus animés franchiront, sur mes traces,

Du froid Parthénius les éternelles glaces ;

Déjà, Parthe nouveau, dans le bruit des forêts,

D’un carquois de Cydon je crois lancer les traits.

Vains secours ! vains travaux ! aveugles que nous sommes !

Eh ! qu’importe à l’Amour tous les tourments des hommes ?

Nymphes des bois, sylvains ! ni vos chants, ni vos jeux,

Ni le charme des vers, ne calmeront mes feux !

Oui, sous le Cancer même, aux lieux où sa furie

Dévore des ormeaux et l’écorce et la vie,

Sur l’Hèbre ou chez le Scythe, égaré par l’Amour ?

Quand tout cède à ce dieu, cédons à notre tour.»

            Mais-en chantant Gallus, ma corbeille s’achève ;

C’est assez : vantez-lui ces vers de votre élève,

Muses ! qu’un mot de vous leur donne un plus grand prix !

Lui plaire est le seul bien  dont mon cœur soit épris.

Répétez à Gallus, répétez-lui sans cesse

Que pour lui d’heure en heure augmente ma tendresse ;

Et qu’il verra pour lui croître mes vœux ardents,

Comme aux rives des eaux croît un saule au printemps.

            Levons-nous : déjà l’horizon devient plus sombre ;

Du genièvre et des nuits la voix redoute l’ombre ;

L’ombre aussi peut vous nuire, allez, jeunes chevreaux,

Vesper, du haut des cieux, vous rappelle aux hameaux.