par Marie-Catherine Rolland
le texte | le choix | la composition | les traduction et commentaire |
Sicelides
Musae, paulo majora canamus !
non omnis arbusta juvant humilesque myricae ;
si canimus silvas, silvae sint consule dignae.
Ultima Cumaei venit jam carminis aetas
magnus ab integro saeclorum nascitur ordo.
5
Jam redit et Virgo, redeunt Saturnia regna,
jam nova progenies caelo demittitur alto.
Tu modo nascenti puero, quo ferrea primum
desinet ac toto surget gens aurea mundo,
casta fave Lucina ; tuus jam regnat Apollo.
10
Teque adeo decus hoc aevi, te consule, inibit,
Pollio, et incipient magni procedere menses
te duce. Si qua manent sceleris vestigia nostri,
irrita perpetua solvent formidine terras.
Ille deum vitam accipiet divisque videbit
15
permixtos heroas et ipse videbitur illis
pacatumque reget patriis virtutibus orbem.
At tibi prima, puer, nullo munuscula cultu
errantis hederas passim cum baccare tellus
mixtaque ridenti colocasia fundet acantho
20
Ipsae lacte domum referent distenta capellae
ubera nec magnos metuent armenta leones ;
ipsa tibi blandos fundent cunabula flores.
Occidet et serpens et fallax herba veneni
occidet ; Assyrium vulgo nascetur amomum.
25
At simul heroum laudes et facta parentis
iam legere et quae sit poteris cognoscere virtus,
molli paulatim flavescet campus arista
incultisque rubens pendebit sentibus uva
et durae quercus sudabunt roscida mella.
30
Pauca tamen suberunt priscae vestigia fraudis,
quae temptare Thetim ratibus, quae cingere muris
oppida, quae jubeant telluri infindere sulcos.
Alter erit tum Tiphys et altera quae vehat Argo
delectos heroas ; erunt etiam altera bella
35
atque iterum ad Troiam magnus mittetur Achilles.
Hinc, ubi jam firmata virum te fecerit aetas,
cedet et ipse mari vector nec nautica pinus
mutabit merces ; omnis feret omnia tellus.
Non rastros patietur humus, non vinea falcem,
40
robustus quoque jam tauris juga solvet arator ;
nec varios discet mentiri lana colores,
ipse sed in pratis aries jam suave rubenti
murice, jam croceo mutabit vellera luto,
sponte sua sandyx pascentis vestiet agnos.
45
«Talia saecla » suis dixerunt « currite » fusis
concordes stabili fatorum numine Parcae.
Aggredere o magnos (aderit iam tempus) honores,
cara deum suboles, magnum Iovis incrementum.
Aspice convexo nutantem pondere mundum,
50
terrasque tractusque maris caelumque profundum ;
aspice, venturo laetantur ut omnia saeclo.
O mihi tum longae maneat pars ultima vitae,
spiritus et quantum sat erit tua dicere facta :
non me carminibus vincet nec Thracius Orpheus
55
nec Linus, huic mater quamvis atque huic pater adsit,
Orphei Calliopea, Lino formosus Apollo.
Pan etiam, Arcadia mecum si judice certet,
Pan etiam Arcadia dicat se judice victum.
Incipe, parve puer, risu cognoscere matrem ;
60
matri longa decem tulerunt fastidia menses.
Incipe, parve puer : qui non risere parenti,
nec deus hunc mensa dea nec dignata cubili est
traduction universitaire de Nisard
Muses de Sicile, élevons un peu nos chants. Les buissons ne plaisent pas à tous, non plus que les humbles bruyères. Si nous chantons les forêts, que les forêts soient dignes d'un consul. Il s'avance enfin, le dernier âge prédit par la Sibylle: je vois éclore un grand ordre de siècles renaissants. Déjà la vierge Astrée revient sur la terre, et avec elle le règne de Saturne; déjà descend des cieux une nouvelle race de mortels. Souris, chaste Lucine, à cet enfant naissant; avec lui d'abord cessera l'âge de fer, et à la face du monde entier s'élèvera l'âge d'or: déjà règne ton Apollon. Et toi, Pollion, ton consulat ouvrira cette ère glorieuse, et tu verras ces grands mois commencer leur cours. Par toi seront effacées, s'il en reste encore, les traces de nos crimes, et la terre sera pour jamais délivrée de sa trop longue épouvante. Cet enfant jouira de la vie des dieux; il verra les héros mêlés aux dieux; lui-même il sera vu dans leur troupe immortelle, et il régira l'univers, pacifié par les vertus de son père. Pour toi, aimable enfant, la terre la première, féconde sans culture, prodiguera ses dons charmants, çà et là le lierre errant, le baccar et le colocase mêlé aux riantes touffes d'acanthe. Les chèvres retourneront d'elles-mêmes au bercail, les mamelles gonflées de lait; et les troupeaux ne craindront plus les redoutables lions: les fleurs vont éclore d'elles-mêmes autour de ton berceau, le serpent va mourir; plus d'herbe envenimée qui trompe la main; partout naîtra l'amome d'Assyrie. Mais aussitôt que tu pourras lire les annales glorieuses des héros et les hauts faits de ton père, et savoir ce que c'est que la vraie vertu, on verra peu à peu les tendres épis jaunir la plaine, le raisin vermeil pendre aux ronces incultes et, jet de la dure écorce des chênes, le miel dégoutter en suave rosée. Cependant il restera quelques traces de la perversité des anciens jours: les navires iront encore braver Thétis dans son empire; des murs ceindront les villes; le soc fendra le sein de la terre. Il y aura un autre Typhis, un autre Argo portant une élite de héros: il y aura même d'autres combats; un autre Achille sera encore envoyé contre un nouvel Ilion. Mais sitôt que les ans auront mûri ta vigueur, le nautonnier lui-même abandonnera la mer, et le pin navigateur n'ira plus échanger les richesses des climats divers; toute terre produira tout. Le champ ne souffrira plus le soc, ni la vigne la faux, et le robuste laboureur affranchira ses taureaux du joug. La laine n'apprendra plus à feindre des couleurs empruntées: mais le bélier lui-même, paissant dans la prairie teindra sa blanche toison des suaves couleurs de la pourpre ou du safran;et les agneaux, tout en broutant l'herbe, se revêtiront d'une vive et naturelle écarlate. Filez, filez ces siècles heureux, ont dit à leurs légers fuseaux les Parques, toujours d'accord avec les immuables destins. Grandis donc pour ces magnifiques honneurs, cher enfant des dieux, glorieux rejeton de Jupiter; les temps vont venir: vois le monde s'agiter sur son axe incliné; vois la terre, les mers, les cieux profonds, vois comme tout tressaille de joie à l'approche de ce siècle fortuné. Oh! s'il me restait d'une vie prolongée par les dieux quelques derniers jours, et assez de souffle encore pour chanter tes hauts faits, je ne me laisserais vaincre sur la lyre ni par le Thrace Orphée, ni par Linus, quoique Orphée ait pour mère Calliope, Linus le bel Apollon pour père. Pan lui-même, qu'admire l'Arcadie, s'il luttait avec moi devant elle, Pan lui-même s'avouerait vaincu devant l'Arcadie. Enfant, commence à connaître ta mère à son sourire: que de peines lui ont fait souffrir pour toi dix mois entiers! Enfant, reconnais-la: le fils à qui ses parents n'ont point souri n'est digne ni d'approcher de la table d'un dieu, ni d'être admis au lit d'une déesse.
Ce texte est célèbre, pour ne pas dire le plus célèbre de Virgile, dont l'aspect énigmatique ne cesse de fasciner.
Il offre un échantillonnage complet de la « roue de Virgile ».
Il se situe au croisement de deux entrées (si tant est que des entrées puissent se croiser...) : Virgile, et la nostalgie de l'âge d'or.
Il a été traduit en vers français par Paul Valéry, ce qui permet d'opposer une traduction poétique à une traduction académique.
L'églogue alterne les temps et les modes verbaux : :
vers 1 à 3 : subjonctif présent, mode de l'injonction
vers 4 à 11 : indicatif présent, mode et temps du réel
vers 12 à 45 : indicatif futur, temps et mode de la prédiction
vers 46 et 47 : indicatif parfait (ou perfectum présent), temps et mode du récit
vers 50 à 52 : impératif présent, mode de l'injonction
vers 53 à 59 : subjonctif présent, mode du souhait
vers 60 à 64 : impératif présent, mode de l'injonction.
L'églogue alterne les trois thématiques virgiliennes :
vers 1 à 3, thématique des Bucoliques (arbusta)
vers 4 à 18 thématique de l'Enéide : la Sibylle (Cumaei carminis)
vers 19 à 25 thématique des Bucoliques (capellae)
vers 26 à 30 thématique des Géorgiques (molli arista)
vers 31 à 36 thématique de l'Enéide (Troiam)
vers 37 à 45 thématique des Géorgiques (arator)
vers 46 à 52 thématique de l'Énéide : les dieux et les hommes (dixerunt Parcae)
vers 53 à 64 thématique des Bucoliques : le concours de poésie, la vie quotidienne (Pan etiam)
L'églogue alterne les dédicataires :
vers 1 à 7 : les Muses
vers 8 à 10 : Diane/Lucine
vers 11 à 17 : Pollion
vers 18 à 52 : l'enfant merveilleux
vers 53 à 59 : le poète lui-même
vers 60 à 64 : l'enfant merveilleux
Savante composition concentrique : dans un cadre bucolique (humilis stylus) alternent les morceaux rustiques (mediocrus stylus) et les morceaux épiques (gravis stylus) Le centre géométrique (31 sur 64) est de tonalité épique.
Pour répondre aux nécessités de l'examen, j'ai découpé le texte en trois parties selon les dominantes thématiques :
Virgile prophète, vers 1-17, | Virgile visionnaire, vers 18-47, | Virgile poète, vers 48-63, |
Sigla : P. V. = Paul Valéry, nous introduisons ainsi nos citations du poète
P&L = F. Plessis et P. Lejay, éditeurs de Virgile chez Hachette, collection verte. Cette édition date de 1919, mais ses notes sont éclairantes.
NB : Je scande en délimitant les pieds d'un trait vertical, mets en gras les mots-pieds et marque la coupe par une double barre. Concernant les coupes, je ne saurais mieux dire que Nougaret en son § 90 : « L'abondance des coupes entraîne parfois une indécision du lecteur qui ne sait au juste quelle coupe adopter dans certains cas. » Mes choix n'engagent donc que moi.
Siceli|des Mu|sae,// pau|lo ma|jora ca|namus ! magnus ab| inte|gro// sae|clorum |nascitur |ordo. Jam redit| et Vir|go,// rede|unt Sa|turnia| regna, casta fa|ve //Lu|cina //; tu|us //jam |regnat A|pollo. Ille de|um// vi|t(am ac)cipi|et// di|visque vi|debit |
Sicelides Musae, paulo majora canamus ! |
Muses Siciliennes, chantons un peu plus haut ! |
non omnis (= omnes, accusatif pluriel) arbusta iuvant humilesque myricae |
tous n'aiment pas les arbres et les plates bruyères (je tente ainsi de rendre le double sens de humilis, e : de faible valeur, mais aussi qui rase le sol... sans oublier qu'il qualifie le style des Bucoliques !//je rends myrica par bruyère, sur la triple caution de Bornecque, du Dictionnaire latin de poche et de Bailly, solution qui est également adoptée par Jacques Gaillard, après Nisard.) |
si canimus silvas,. |
puisque nous chantons les forêts, |
silvae sint consule dignae |
que les forêts soient dignes d'un consul. (opposition indicatif canimus/subjonctif sint) |
Ultima Cumaei venit (e long, il s'agit du perfectum qui marque l'accompli) jam carminis aetas ; |
Il est venu, le dernier âge de la prophétie de Cumes (ou, moins littéral : il est accompli, le dernier temps de la prophétie de Cumes) (PV : « Voici finir le temps marqué par la Sybille. ») |
magnus
saeclorum ordo |
le grand ordre des siècles |
ab
integro nascitur |
naît sur de nouvelles bases (Ab integro, avec son sens de remise du compteur à zéro, de départ sur de nouvaeux frais, est difficile à rendre de façon digne d'un poète. Valéry y a d'ailleurs renoncé. Encouragée en cela par mon élève Alexia C., j'emprunte à Eugène Pottier : « Le monde va changer de base... ») |
Jam redit et Virgo, |
Déjà revient aussi la Vierge (valeur adverbiale de et// Astrée, fille de Zeus et de Thémis ; « Pendant l'âge d'or, elle habitait la terre ; dans l'âge de fer, elle remonta au ciel et prit place parmi les constellations. » P.& L) |
redeunt Saturnia regna, |
revient le règne de Saturne (regna, pluriel neutre pour regnum. C'est ce que les grammaires nomment le pluriel poétique, qui donne de la solennité à l'expression. P. V. « Les lois de Saturne ».) |
jam
nova progenies |
déjà une nouvelle race |
caelo demittitur alto |
est envoyée du haut du ciel. |
Tu modo nascenti puero |
Toi, du moins, à l'enfant qui naît (Le vocatif tu est en apposition à casta Lucina) |
quo <gens>ferrea primum desinet |
par qui la race de fer finira enfin |
ac toto surget gens aurea mundo |
et surgira une race d'or dans le monde entier |
casta fave Lucina ; |
chaste Lucine, accorde ta protection ; |
tuus jam regnat Apollo. |
déjà règne ton [frère] Apollon (Lucine, protectrice des accouchées, est ici assimilée à Diane, sœur d'Apollon) |
Teque adeo decus hoc aevi, te consule, inibit, |
Sous toi, toi consul, la gloire de ce siècle se lèvera, |
Pollio, et incipient magni procedere menses /te duce |
Pollion, et les grands mois commenceront leur cours (litt. commenceront à s'écouler) sous ton commandement. (Ces « grands mois » sont les mois de la Grande Année astrologique dont la naissance de l'enfant marque le début.) |
Si manent, |
S'il subsiste |
qua sceleris vestigia nostri |
quelques traces de nos crimes (qua, nominatif neutre pluriel de l'indéfini quis détermine vestigia// ne pas oublier qu'en latin c'est l'indétermination qu'on exprime : equus, LE cheval ≠ quis equus, UN quelconque cheval// allusion aux guerres civiles) |
irrita |
annulées (ă ≠ ā de perpetua : la scansion sert aussi la grammaire...) |
perpetua solvent formidine terras. |
elles délivreront les terres d'une terreur perpétuelle. |
Ille deum (= deorum) vitam accipiet |
Quant à lui (l'enfant merveilleux), il recevra la vie des dieux (deum, ancienne forme de génitif pluriel, préférée ici pour des raisons métriques//l'absence de mots de liaison souligne le changement de thème.) |
divisque videbit/ permixtos heroas |
et il verra les héros mêlés aux dieux (heroas, accusatif masculin pluriel grec// ō car il s'agit de la translittération d'un oméga : les voyelles grecques conservent leur quantité originelle//le mot et la chose sont grecs : un héros est un métis de divin et d'humain) |
et ipse <permixtus> videbitur illis |
et on le verra lui-même parmi eux (videbitur est un passif de sens plein, bien se garder de le traduire par sembler !) |
pacatumque reget patriis virtutibus orbem. |
et il gouvernera l'univers apaisé par les mérites paternels ou : il gouvernera avec les vertus de son père l'univers apaisé. (Valéry, Maurice Rat et... Morrisset et Thévenot voient en patriis virtutibus le complément d'agent du passif pacatum, P&L y voient l'instrumental de reget. Cette dernière analyse nous satisfait davantage : elle évite de faire attribuer par Virgile à Pollion les actes d'Auguste !) |
COMMENTAIRE, v. 1- 17 :
Notre découpage n'est pas totalement arbitraire : il s'articule sur les deux adresses à l'enfant, at tibi puer et aggredere cara deum soboles.
Le présent passage constitue une entrée en matière, en trois étapes :
l'invocation aux Muses, qui annonce le style nouveau adopté par le poète : paulo majora canamus ; où domine le subjonctif injonctif ;
l'annonce du thème : magnus ab integro saeclorum nascitur ordo, au présent ;
la dédicace à Pollion : te consule, inibit, Pollio, au futur.
Nous l'intitulons « le prophète », car la prophétie des temps nouveaux est le thème principal, mais c'est sans perdre de vue le double sens du vates latin : prophète et poète. Poète, Virgile se met ici en scène dans l'acte de création poétique, non seulement par la rituelle invocation aux Muses (ici, les Muses de Sicile, patrie de Théocrite dont Virgile se veut l'héritier) mais encore par l'annonce du changement de style : paulo majora canamus, justifié par une allusion aux goûts du public : non omnis arbusta iuvant. Il donne ainsi implicitement une définition du genre bucolique : il s'agit de chanter (canimus) les arbres (arbusta), les fleurs (humilesque myricae) et les forêts (silvae). Soulignons que l'adjectif humiles est celui-là même dont les rhéteurs qualifieront le style des Bucoliques. Il pose aussi le principe d'adapter le style au destinataire : silvae sint consule dignae, et il l'applique.
Le premier vers s'ouvre sur un dactyle, puis enchaîne trois spondées qui solennisent la marche avant le dactyle constant. Une coupe penthémimère (la plus courante) détache le mot important, Musae.
Le second vers s'ouvre sur deux spondées, avant d'évoquer les sujets humiles en trois dactyles. Une coupe rare, trihémimère, met en relief le C.O.D. omnis et lui confère sa valeur explicative.
Le troisième vers suit exactement le même schéma métrique que le premier, à la coupe près : variété dans la répétition. La coupe penthémimère souligne le parallélisme silvas//silvae. Le dactyle constant est un mot complet : consule, premier mot pied du poème mettant en valeur la première clé de lecture.
Ce prologue programmatique constitue donc un art poétique, qui trouvera son écho dans les vers 53 à 59.
Le vers 4 contient l'annonce proprement dite, j'allais dire l'annonciation : Ultima Cumaei venit jam carminis aetas.
Le premier mot, ultima, forme un dactyle complet, détachant nettement cet adjectif riche de résonances : il a un suffixe de superlatif (-imus), marquant le degré suprême, et un sens quelque peu inquiétant : ultimum supplicium est la peine de mort. Virgile crée un effet d'attente : c'est la fin du vers qui nous révèlera quel nom cet adjectif qualifie. Le prophète distille lentement sa révélation. Un chiasme Ultima Cumaei [...] carminis aetas embrasse le verbe venit, nettement détaché par la coupe hepthémimère, qui constitue ainsi le cœur de la révélation. Ce perfectum présent n'a pas une valeur de passé, mais une valeur d'accompli : le temps est venu, donc il est là. La symétrie veut que dans les deux groupes, Ultima aetas et Cumaei carminis le déterminé soit entièrement formé de longues (aetas, Cumaei ) et le déterminant constitue un dactyle complet (Ultima, carminis), dactyles complets placés dans des positions stratégiques : en première position et en cinquième. Ainsi l'attention se polarise sur le dernier mot (jeu délibérément voulu...) de la révélation : aetas.
La sibylle de Cumes, équivalent latin de la Pythie, est une prophétesse, auteur (présumé) des livres... sibyllins, très ancien recueil de prophéties, que les Romains faisaient remonter à Tarquin le Superbe et conservaient précieusement au Capitole pour les consulter en cas de prodiges ou de calamités publiques. Ainsi, c'est sur la foi de cet oracle que les Romains, qui ne savaient plus à quel dieu se vouer pendant la seconde guerre punique, allèrent chercher la déesse-mère Cybèle à Sélinonte. Les livres sibyllins exposaient la doctrine de l'éternel retour : à la fin de chaque cycle, ou Grande Année, les astres retrouvent la même place dans le ciel, ce qui amène le retour des évènements dans le même ordre.
La sibylle de Cumes qui servira de guide à Énée dans sa descente aux Enfers fait donc ici sa première apparition dans l'œuvre de Virgile (ce qui anticipe sur l'Enéide), par six vers commençant tous par un dactyle de sens complet, se finissant tous par un ou deux pieds de sens complet :
Ultima [...] carminis aetas ;
magnus ab [...] nascitur ordo.
Jam redit [...] regna,
jam nova [...] alto.
Tu modo [...] ferrea primum
desinet [...] aurea mundo,
Ce relevé des pieds complets constitue également un relevé lexical des termes les plus significatifs du passage. Il me semble qu'il y a là plus qu'une coïncidence...
Le magnus saeclorum ordo se réfère donc à la théorie de l'éternel retour et de la Grande Année qu'évoque Cicéron dans le De Republica, VI : « Homines enim populariter annum tantummodo solis, id est unius astri, reditu metiuntur ; cum autem ad idem, unde semel profecta sunt, cuncta astra redierint eandemque totius caeli discriptionem longis intervallis rettulerint, tum ille vere vertens annus appellari potest : les hommes règlent l'année sur le retour du soleil, c'est-à-dire d'un seul astre, mais scientifiquement, c'est la longue période qui s'écoule jusqu'au moment où tous les astres sont revenus à leur point de départ et où le ciel a repris sa physionomie primitive qu'il faut appeler année. (traduction de Charles Appuhn, GF) ». Cette théorie d'un éternel retour s'exprime par le retour (c'était trop tentant...) du verbe... redire : jam redit, redeunt Saturnia regna. Tous ces verbes sont au présent, pour souligner l'imminence de ce retour.
Sans doute n'est-il pas indifférent de noter que cette théorie est reprise dans la comédie musicale Hair (Etats-Unis, 1968) dont la chanson Aquarius annonce l'ère du Verseau qui succède à l'ère des Poissons, la Grande Année tournant dans le sens inverse du zodiaque... De même de signaler que la citation magnus saeclorum ordo, tronquée en novus ordo seclorum figure sur... les dollars ! Référence explicite à Virgile : les Pères fondateurs pensaient sincèrement inaugurer un âge d'or ; ils instauraient en tout cas un nouvel ordre des choses... Ces deux remarques n'éclairent pas les intentions de Virgile, mais elles témoignent de son rayonnement.
Virgo, la Vierge est fille de Zeus, et de la déesse de la Justice, Thémis. Symbole de la vertu qui régnait durant l'âge d'or, elle quitta la terre dans l'âge de fer et devint la constellation de la Vierge. Elle redescend donc sur terre en compagnie de Saturne, l'antique roi du Latium. Tardivement assimilé au terrifiant Cronos grec, qui dévorait ses enfants après avoir détrôné son père, Saturne dieu italique, est tout au contraire le dieu de la civilisation, protecteur des vignerons et des paysans. Sous son règne, l'humanité connaît la prospérité de l'âge d'or, qui prend fin avec l'avènement de Jupiter.
Pourquoi Virgile annonce-t-il un retour des temps saturniens ? Le poème est daté de 40 avant l'ère commune, l'année du consulat de Pollion, dédicataire du texte : sint consule dignae. Nous sommes en pleine période des guerres civiles consécutives à l'assassinat de César. Antoine vient de débarquer à Brindes avec son armée, mais Mécène et Pollion parviennent à négocier la paix de Brindes, en octobre 40, c'est-à-dire dans le voisinage du signe de la Vierge. Le peuple romain était donc fondé à croire la paix établie définitivement, et la naissance, en ce même mois d'octobre, du fils de Pollion prend un sens symbolique. Qu'importe que l'évènement n'ait pas alors rempli l'attente ici exprimée, l'œuvre reste, et sa portée dépasse les circonstances qui l'ont suscitée. Ainsi, Villon place le vers jam nova progenies caelo demittitur alto en épigraphe de son Épître à Marie d'Orléans, où il célèbre une naissance princière... qui lui a valu d'être libéré de prison ! Cependant que les chrétiens du Moyen-Age ne pouvaient que remarquer la consonance avec la prophétie d'Isaïe, 11, 1 : « Un rameau sortira de la souche de Jessé, un rejeton jaillira de ses racines (T.O.B.) »
Deux groupes de mots pieds Tu modo [...] ferrea primum encadrent et mettent en valeur l'expression nascenti puero, détachée par la coupe hepthémimère, au datif, non pas, comme on pourrait le croire, parce que l'enfant est le dédicataire du poème, mais parce que ce groupe est le complément indirect de fave (au vers 10). Le sens demeure ainsi suspendu pendant deux vers, où se déploie la relative explicative : quo ferrea primum/desinet ac toto surget gens aurea mundo. Les adjectifs ferrea et aurea s'opposent comme l'âge du fer et l'âge d'or, occupant la même place dans le vers, celle du dactyle cinquième, et forment chiasme avec les deux verbes de sens contraires, desinet ac... surget : le chiasme est une figure repliée sur elle-même, en éternel retour. Le vers rapproche les deux termes aurea et mundo, soulignant l'universalité de l'âge d'or. Enfin, casta fave Lucina donne la clé d'interprétation du tu et du datif nascenti puero : le participe présent indique que cette naissance est en cours, et cette suspension du sens mime un accouchement difficile. La coupe triple a détache les mots Lucina et tuus, détachant nettement la fin du vers : jam regnat Apollo, qui conclut cette partie mythologique sur l’invocation du dieu de la poésie, faisant avec le verbe regnat écho au regna du vers 6. Apollon règne déjà, puisque Virgile peut se consacrer à la poésie, sans attendre le retour de l’âge d’or.
Après ce passage à la troisième personne, le poète revient à la seconde personne pour s’adresser à Pollion ,en trois vers balisés par le rappel du pronom : teque… te consule…te duce. La fonction te consule précède le nom Pollio mis en valeur par sa place en début de vers. L’ablatif absolu te consule sert très prosaïquement à dater l’événement, selon certains commentateurs. Il est permis d’ajouter que cette mention du consulat de Pollion pose le personnage en majesté tout en faisant écho au sint consule dignae du vers 3. Les magni menses sont les mois de la grande année, d’une durée supérieure aux mois solaires ; ces mois sont grands, aussi, par l’importance des évènements qui y prendront place. Le te consule permet de ne pas tenir Pollion à l’écart des évènements qui se produiront grâce à son fils : ils commenceront pendant son consulat, on peut en inférer qu’ils commenceront parce qu’il est consul et sous sa direction : te duce, dactyle à l'initiale, après quoi Virgile enchaîne sur sa peinture de l’âge d’or.
On comprend que le si qua manent sceleris vestigia nostri ait été interprété comme une évocation du mythe biblique de la faute d’Adam, faute qui doit être rachetée par un autre enfant merveilleux, né au demeurant peu de temps après la composition de notre églogue. Nous n’entrerons pas dans cette voie : Virgile fait allusion aux guerres civiles et au déchaînement de cruautés auquel elles ont donné lieu, pour la troisième fois en moins d’un siècle. Il n'est pas interdit de penser, cependant, qu'il fait allusion, plus généralement, à la perversité humaine. On peut se demander aussi s'il n'exprime pas indirectement l'espoir de se voir restituer son domaine confisqué en 43 à l'occasion du partage des terres de Crémone et de Mantoue entre les vétérans des Triumvirs. Cette spoliation est un grave sceleris vestigium dont il peut souhaiter l'annulation : irrita, in-rata, non ratifié, nul et non avenu. Le mot, un dactyle complet, est en tête d'un vers dont les deux coupes mettent en valeur le verbe libérateur, solvent. Si mon hypothèse est juste, perpetua formidine évoquerait alors la crainte des Tityre mantouans de subir le sort des Mélibée.
Virgile ne s'attarde pas sur ce point, il revient à l'enfant : Ille, sans mot de liaison, en asyndète, ce qui souligne l'opposition : mais quant à lui... Trois vers d'un seul tenant, sans mots pieds (sauf le spondée illis et le trochée orbem), riches de répétitions et d'échos sonores :
Ille deum vitam accipiet divisque videbit
permixtos heroas et ipse videbitur illis
pacatumque reget patriis virtutibus orbem.
C'est sur cette évocation solennelle des dieux, des héros et de la maîtrise de l'univers que se conclut, gravis stylus, la partie proprement prophétique de la quatrième églogue, non sans renouveler l'hommage à Pollion : patriis virtutibus.
J'ai signalé, comme tous les commentateurs, les passages prêtant à une interprétation chrétienne du texte, interprétation à l'origine de sa popularité médiévale. Mais cette interprétation se heurte à des difficultés majeures : l'invocation des dieux et des héros, de Saturne et d'Astrée, et surtout, la notion d'éternel retour, totalement étrangère à l'univers de la Bible, pour qui l'Histoire est orientée vers un terme choisi de toute éternité.
Si certains s'y sont mépris, c'est que le ton de Virgile, ici, rejoint celui des prophéties bibliques, remplissant son programme : majora canamus.
Virgile visionnaire, v. 18 - 47
At tibi |prima, pu|er//, nul|lo mu|nuscula| cultu mixtaque| riden|ti //colo|casia| fundet
a|cantho. occidet ;| Assyri|um //vul|go nas|cetur a|momum. At simul |hero|um lau|des// et |facta pa|rentis et du|rae quer|cus //su|dabunt |roscida| mella. delec|tos he|roas ; //e|runt //eti|(am al)tera |bella non ras|tros pati|etur hu|mus, //non| vinea|
falcem, sponte| sua san|dyx //pas|centis |vestiet
|agnos. « Talia| saecla » su|is //di|xerunt| «
currite »| fusis |
At
tibi, puer |
Mais pour toi, l'enfant, |
tellus
nullo cultu fundet |
le sol prodiguera sans culture, |
prima munuscula |
premiers petits présents, (P.V : « menus dons spontanés »//apposition aux C.O.D qui suivent) |
errantis (=errantes, accusatif pluriel) hederas passim cum baccare |
le lierre vagabondant au hasard, avec le sent-bon (P&L : « baccare plante dont on tirait un parfum estimé » : je risque donc ce « sent bon », peu compromettant au niveau de la botanique, et plus évocateur pour l'esprit que le calque baccar) |
mixtaque ridenti colocasia acantho |
et le malanga mêlé à la plaisante acanthe (P&L : « plante des bords du Nil ; selon la scholie de Berne elle pouvait servir d'aliment (probablement la racine) » : je risque donc malanga, une plante antillaise dont on consomme les racines, aussi savoureuses que son nom//cet anachronisme (anatopisme ?) est plus parlant que le calque colocasie//il me paraît délicat de qualifier de riante l'acanthe, qui est une plante ornementale, certes, mais épineuse !) |
Ipsae
domum referent capellae |
D'elles-mêmes, les chevrettes rapporteront au bercail |
lacte distenta ubera |
leurs mamelles gonflées de lait (ce vers fait supposer que, contrairement aux vaches qui, à l'heure de la traite, se massent à la barrière, les chèvres font des manières ; à l'âge d'or, elles se laisseront traire docilement...) |
nec magnos metuent armenta leones |
et les troupeaux ne craindront plus les seigneurs lions |
ipsa tibi blandos fundent cunabula flores |
de lui-même, ton berceau prodiguera des fleurs charmantes |
occidet et serpens |
et le serpent mourra |
et fallax herba veneni occidet ; |
et mourra aussi la trompeuse herbe à poison (P&L : « veneni, génitif de qualité ».) |
Assyrium
vulgo nascetur amomum |
l'amome syrien viendra partout (l'amome est une plante odorifère rare —donc précieuse— venue de l'Inde/ P&L « Assyrium ne signifie pas que la plante soit assyrienne ; les produits de l'Orient arrivaient à Rome par les ports de la Syrie et Assyrius se mettait souvent pour Syrius. » Ici, par nécessité métrique) |
At simul |
Et dès que |
heroum laudes et facta parentis jam legere <poteris> |
tu pourras lire les éloges des héros et les hauts faits de ton père |
et quae sit cognoscere virtus |
et connaître ce qu'est la valeur (je déplace poteris pour obéir à l'ordre des mots français : poteris régit legere et cognoscere) |
flavescet campus paulatim |
la plaine blondira peu à peu (PV : « Toute blonde de blés se fera la campagne. ») |
molli arista |
de souples épis (P&L : « molli : on entend généralement que l'épi ne sera plus barbelé et piquant ; je crois plus probable ici le sens ordinaire de mollis : une belle moisson est souple et douce dans sa maturité. ») |
-que rubens pendebit uva |
et la grappe rougissante pendra |
incultis sentibus |
aux ronciers sauvages |
et durae quercus sudabunt roscida mella |
et les rudes chênes exsuderont du miel en rosée. (PV : « Du chêne le plus dur un doux miel suintera. ») |
tamen |
Pourtant |
Pauca suberunt priscae vestigia fraudis |
subsisteront quelques traces du crime primitif (je n'ose pas : péché originel.../PV : « Quelques traces du mal pourtant subsisteront. ») |
quae temptare Thetim ratibus < jubeant> |
pour faire braver Thetis sur des radeaux, (Thetim, antonomase pour désigner la mer//quae jubeant, relative au subjonctif à valeur consécutive//jubeant régit temptare, cingere et infidere) |
quae cingere muris oppida, |
ceindre les places de remparts |
quae jubeant telluri infindere sulcos. |
creuser des sillons dans le sol. (telluri : emploi poétique du datif pour in suivi de l'accusatif avec un verbe composé in-findere.) |
tum |
alors |
alter
erit Tiphys |
il y aura un second Tiphys (alter signifie l'autre de deux/Tiphys était le pilote de la nef Argo) |
et altera Argo |
et une seconde Argo (la nef Argo : allusion
à la conquête de la Toison d'or par Jason et les argonautes, delectos
heroas) |
quae vehat delectos heroas ; |
pour transporter la fine fleur des héros (litt. : des héros choisis, on n'ose dire : triés sur le volet) |
erunt
etiam altera bella |
il y aura même une seconde guerre (pluriel poétique, comme Saturnia regna) |
atque iterum ad Troiam magnus mittetur Achilles. |
et derechef vers Troie sera envoyé un seigneur Achille. |
Hinc, |
Ensuite |
ubi jam firmata virum te fecerit aetas, |
quand l'âge affermi aura fait de toi un homme (PV : « Mais sitôt que de toi l'âge aura fait un homme. ») |
cedet et ipse mari vector |
le transporteur lui aussi abandonnera la mer (inutile de supposer une préposition devant mari : Gaffiot signale loco cedere, lâcher pied, chez César.) |
nec nautica pinus/ mutabit merces ; |
le pin navigateur ne déplacera plus les marchandises ; |
omnis feret omnia tellus. |
PV : « tout sol produira tout. » |
non rastros patietur humus, |
la terre ne souffrira plus la herse, (rastros n'a pas d'équivalent strict. Bornecque : « Instrument aratoire tenant à la fois du râteau, de la houe et de la fourche, et qui servait à briser les mottes de terre », ce que Valéry rend d'un seul mot, le mot propre : herse.) |
non vinea falcem, |
ni la vigne la serpe. |
robustus quoque arator |
lui aussi, le vigoureux laboureur |
jam
tauris iuga solvet ; |
détachera bientôt le joug des taureaux ; (contrairement aux éditeurs, je vois dans tauris un ablatif, sur le modèle donné par Gaffiot : aliquem cura solvere. Pour P&L on ne délivre pas la charrue des bœufs, à quoi je réponds que : 1) l'objection disparaît si l'on traduit par détacher, car c'est bien la charrue que l'on détache ; 2) l'expression « délivrer la charrue », liberté poétique, est une hypallage en latin comme en français.) |
nec varios discet mentiri lana colores, |
la laine n'apprendra plus à simuler des couleurs variées, |
sed |
mais |
ipse in pratis aries suave mutabit vellera |
de lui-même, dans les prés, le bélier échangera, tout doux, sa toison (P&L : « suave, adjectif neutre jouant le rôle d'adverbe. ») |
jam
rubenti murice, |
tantôt, contre la pourpre rouge, |
jam
croceo luto, |
tantôt contre la gaude safran, (La gaude est une variété de réséda qui fournit une teinture jaune.) |
sponte sua sandyx pascentis (=pascentes) vestiet agnos. |
la garance revêtira naturellement les agneaux qui paissent. (Les éditeurs taxent Virgile d'erreur car ils voient en sandyx une teinture minérale à base de céruse. Gaffiot, avec les Scholies de Berne, y voit une plante, et propose garance. Effectivement, la garance fut cultivée dans les pays méditerranéens pour en tirer une teinture rouge, celle des fameux pantalons garance de l'infanterie française.) |
« Talia saecla currite » |
« Parcourez de tels siècles » (accusatif d'objet interne) (PV : « Filez toujours ce temps. ») |
suis dixerunt fusis |
ont dit à leurs fuseaux |
concordes stabili fatorum numine Parcae. |
les Parques accordées à la ferme volonté des destins. |
COMMENTAIRE, v. 18 - 47 :
Ce passage, centre géométrique du poème, est le plus célèbre de cette œuvre célèbre, le seul retenu par les actuels manuels de Terminale.
Il tire son unité stylistique de l'emploi de l'indicatif futur, et de son encadrement par les apostrophes at tibi puer et aggredere, cara deum suboles.
L'unité thématique est évidente : Virgile y déploie sa vision du retour de l'âge d'or en suivant l'ordre chronologique de la vie de l'enfant merveilleux :
at tibi puer (coupe penthémimère après puer) dans ton enfance ;
at simul poteris legere (at simul dactyle initial), quand tu sauras lire, le temps des études plutôt que celui du B, A, BA, la prime jeunesse ;
Hinc ubi jam firmata virum fecerit aetas (hinc ubi, dactyle initial, fecerit aetas, dactyle cinquième et spondée final), à l'âge d'homme.
Chaque étape est donc nettement marquée.
A chaque âge de la vie correspond une section de la roue de Virgile et s'accomplit un progrès, progrès qui consiste précisément en la disparition d'une tâche :
La petite enfance est bucolique : plantes sauvages et/ou ornementales (hederas, acantho, flores, amomum), petit bétail (capellae), pâturages. Elle voit la fin de menus travaux proportionnés aux forces de l'enfant : les plantes décoratives poussent spontanément, le petit bétail ne réclame pratiquement plus de soins. Tout danger est écarté : nec magnos metuent armenta leones, occidet et serpens (occidet, dactyle, placé deux fois en première position) : ici Virgile rencontre à nouveau la vision d'Isaïe, 11, 7-8 : « Le lion, comme le bœuf, mangera du fourrage. Le nourrisson s'amusera sur le nid du cobra. » Ne soyons pas surpris que les images de félicité soient similaires d'une culture à l'autre, savourons plutôt l'image que Virgile nous suggère : un tout-petit explore le monde à quatre pattes, sans plus encourir le risque de mettre la main sur un serpent ou de porter à sa bouche un poison dangereux.
La jeunesse est studieuse : At simul heroum laudes et facta parentis /iam legere et quae sit poteris cognoscere virtus. Deux vers entiers sont consacrés à ce qu'il faut bien appeler le programme des études. Ils font pendant aux trois vers consacrés à l'accouchement : mettre l'enfant au monde, former le jeune homme, moments importants que le poète développe en conséquence. Formation axée sur l'imitation des grands hommes : heroum laudes et facta parentis, cognoscere virtus. Facta parentis renouvelle l'hommage à Pollion tout en suggérant que « Bon sang ne saurait mentir. »
Studieuse, cette jeunesse est également agricole : c'est le temps de participer aux gros travaux qui demandent des forces, moissons, vendanges et apiculture (arista, uva, mella), tout ce dont Virgile traitera dans les Géorgiques.
Cet âge est celui où le jeune romain fait ses premières armes, d'où la note épique et gurrière : alter... Tiphys, altera... Argo, altera bella, magnus Achilles. Ici, Virgile se contredit, lui qui prédisait un pacatum orbem au vers 17.
Je formulerais l'hypothèse que le poète a repris son texte pour tenir compte des évènements : la paix de Brindes n'a pas été définitive, la guerre civile a flambé de nouveau, s'achevant sur la victoire d'Octave à Actium en 31 qui instaure un magnus ordo destiné à durer trois cents ans... et donc à donner raison à Virgile ! Un texte prédisant la paix perpétuelle à partir du consulat de Pollion est cruellement démenti par les évènements. Un texte qui annonce une reprise des hostilités plaide en faveur de la clairvoyance de son auteur.
Pour poser que les vers 31 à 35 ont été intercalés je m'appuie sur les indices suivants :
Ce passage contraste avec ce qui le suit et ce qui le précède : que vient faire la guerre en plein âge d'or ?
La justification donnée par le poète contredit formellement les vers 12 et 13 : Pauca tamen suberunt priscae vestigia fraudis s'oppose presque terme à terme à Si qua manent sceleris vestigia nostri,/irrita perpetua solvent formidine terras. La persistance des traces du crime, d'abord donnée comme incertaine (si qua...), et de toutes façons nulle et non avenue (irrita) est ensuite affirmée (suberunt) et donnée comme cause de divers maux, et ce, par un verbe de sens très fort (jubeant).
Le passage de et durae quercus sudabunt roscida mella à Hinc, ubi jam firmata virum te fecerit aetas ne présente aucune rupture dans la suite des idées, il assure même la continuité thématique, le passage des travaux agricoles du jeune homme aux entreprises de l'homme fait, le commerce des laines teintes.
Ces ruptures stylistiques et thématiques suggèrent que nous avons là un béquet plus tardif que l'ensemble.
Quoi qu'il en soit, dans le texte tel qu'il se présente, le juvenis sera donc contraint (jubeant) à traverser les mers, ce cauchemar romain, à construire des citadelles (cingere muris /oppida, dactyle, dactyle catalectique, dactyle)… et à labourer (in telluri infidere sulcos), tout cela en expiation de fautes anciennes. Oublions que ces fautes sont amnistiées depuis le vers 14, notons plutôt que cette notion d’expiation, proche de celle de péché originel, est de celles qui incitent à une lecture chrétienne de l’églogue.
Les répétitions s’accumulent : alter, altera, altera, mettant au carré, si j’ose m’exprimer ainsi, la notion d’éternel retour : iterum. Ce retour, c’est celui de deux épopées majeurs, la geste des Argonautes et celle de Troie. Les Argonautes symbolisent la navigation honnie par tout romain, l’allusion à Troie préfigure la reprise de ce thème par Virgile en son Énéide et se clôt sur le nom prestigieux entre tous d’Achille, mis en valeur par sa place en fin de vers.
Après cette parenthèse épique, vient l’âge d’homme, qui voit la fin du trafic maritime, des labours, des vendanges, et de la teinture, tâches qu'à les placer ainsi au sommet de sa progression, Virgile nous dénonce comme les plus pénibles.
Le vers 38 s’ouvre sur un dactyle complet : cedet et et se ferme sur deux pieds également complet : nautica pinus. De fort oulipienne façon, ces deux éléments forment sens à eux seuls : « et le pin navigateur renoncera également », parfait résumé du passage.
Sont également mis en valeur les mots programmatiques omnia et tellus, vinea et falcem, vellera et luto, murice, vestiet et agnos, scandé par la reprise de jam. Relevons cependant une fausse note dans cette symphonie pastorale : robustus quoque jam tauris juga solvet arator.Construit en miroir, de ro à or, de l'adjectif robustus au substantif arator qu'il qualifie, ce vers hérissé de R suggère à notre oreille contemporaine l'effort et la difficulté. Peut-être, au contraire, faut-il être sensible au fait que ce vers et le suivant suivent tranquillement leur cours sansêtre arrêtés par l'obstacle de mots-pieds... Mots pieds qui encadrent les vers 44 et 45, dans un parallélisme qui ne se refuse ni les assonances, ni les allitérations : murice, sponte, rime en e ; vellera, vestiet, allitération en v, assonance en e, luto, agnos, assonance en o. Répétitions de sonorités et de patron rythmique créent un univers rassurant par l'absence de surprises.
Ainsi se dessine le rêve de ce que nous appellerions une civilisation des loisirs, paradoxalement exprimée en termes négatifs.
Négation exprimée par des moyens grammaticaux (adverbes et pronoms négatifs) :
nullo cultu ;
nec metuent ;
incultis sentibus ;
nec mutabit ;
non
rastros patietur humus,
non vinea falcem ;
nec discet.
Négation exprimée par des moyens lexicaux, c'est-à-dire des termes dont le sens est négatif bien qu'ils soient de forme affirmative :
occidet et serpens et fallax herba veneni occidet ;
cedet vector ; solvet arator.
Dans cette dernière catégorie, on peut ranger les termes insistant sur le fait que tout se fera sans intervention humaine :
ipsae capellae ;
ipsa cunabula ;
amomum nascetur ;
flavescet campus ;
incultis sentibus ;
ipse aries ;
nec varios discet mentiri lana colores ;
sponte sua sandyx.
Nous en concluons que l’âge d’or, ce n’est pas le bonheur en plus, mais la peine en moins. Conception immémoriale qui est toujours la nôtre (« Le travail, c’est la santé/ Rien faire, c’est la conserver… »), mais qui se révèle paradoxale de la part de l'auteur (futur) de ce vibrant hommage aux travaux agricoles que sont les Géorgiques.
L'âge d'or, c'est également le rêve d'une autarcie : plus d'échanges commerciaux, la terre se suffira à elle-même. Rêve d'autarcie dicté par la répugnance romaine à s'aventurer sur la mer, mais aussi esquisse d'une politique : Rome n'a rien à gagner à chercher fortune par delà les mers, auprès des reines d'Egypte... C'est à la fois l'approbation de la politique d'Octave, et un conseil de sagesse, par le rappel que les expéditions militaires sont un châtiment.
Curieusement, les manuels qui se bornent à publier le passage central de notre égloque ne citent pas ce dernier distique. Il s'oppose à ce qui précède par les temps verbaux, mais c'est la clausule indispensable de l'oracle, semblable au vigoureux « Parole du Seigneur » des prophéties bibliques. En amputer le texte, c'est le priver de sa dimension prophétique, c'est diminuer la grandeur de Virgile.
Aggrede|r(e o )ma|gnos //(ade|rit jam |tempus) ho|nores, Aspice |conve|xo //nu|tantem |pondere |mundum, non me| carmini|bus //vin|cat nec |Thracius
|Orpheus Incipe|, parve pu|er,// ri|su cog|noscere| matrem
; |
Aggredere o magnos honores, |
Monte aux honneurs suprêmes |
aderit
iam tempus |
il en sera temps bientôt |
cara deum suboles, |
chère postérité des dieux |
magnum Iovis incrementum. |
auguste scion de Jupiter ! (ce vers 49 est l'un des trois vers spondaïques des Bucoliques : il présente un spondée en cinquième position) (J'emprunte scion à Villon, en son Épître à Marie d'Orléans :les poètes sont les meilleurs traducteurs des poètes.../ PV : « Cher rejeton des dieux, œuvre de Jupiter ». Il ne traduit pas magnum. Je cède à la tentation de corriger ainsi le grand poète : « Cher bourgeon des dieux, grand œuvre de Jupiter. ») |
aspice, |
Vois |
convexo nutantem pondere mundum, |
acquiescer le monde au poids voûté (litt. : le monde qui acquiesce/au sens premier, nutare signifie faire signe de la tête, puis chanceler, vaciller, hésiter, tous sens qui ne me semblent pas convenir au contexte. Maurice Rat va jusqu'à « tressaillir de joie », qui rend un son biblique, mais n'est autorisé ni par Gaffiot, ni par Lewis et Short. D'où ma traduction : le monde hoche la tête en signe d'approbation./convexo pondere, ablatif de qualité) |
terrasque |
et les terres (P&L : « on trouve au vers 51 un exemple de l'allongement de que au temps fort, par imitation de l'usage d'Homère pour l'enclitique -TE, allongement qui a lieu dans les conditions habituelles, à savoir : devant un mot commençant par deux consonnes, au deuxième temps fort, et avec que répété dans le même vers sans allongement. ») |
tractusque maris |
l'étendue de la mer, |
caelumque profundum ; |
et les profondeurs du ciel (litt. : le ciel profond, mais en français, la profondeur se dirige exclusivement vers le bas...) |
aspice ut |
vois comme |
venturo laetantur omnia saeclo |
PV : « Tout se réjouit du siècle qui s'annonce. » (venturo saeclo : le déponent laetari se construit avec le datif.) |
O
mihi tum maneat |
Oh, puissent-ils alors m'être dévolus |
longae pars ultima vitae, |
la fin d'une longue vie (litt. : la dernière partie, pour une fois le français est plus concis que le latin.) |
spiritus et |
et le souffle (P&L : « Et rejeté après le premier mot de la phrase. Virgile paraît avoir donné l'exemple de cet usage fréquent ensuite dans les vers. » |
quantum sat erit tua dicere facta : |
autant qu'il en faudra pour dire tes hauts faits. (PV : « Et d'âme ce qu'il faut pour chanter tes hauts faits ! ») |
non me carminibus vincet |
il ne me surpassera pas de ses chants |
nec
Thracius Orpheus |
ni le Thrace Orphée (On ne présente plus Orphée, le poète Thrace, fils d'Œagre et de Calliope) |
nec Linus, |
ni Linus (fils d'Apollon et d'Uranie, il enseigna l'art de la lyre à Orphée et Héraclès. Il connut une fin tragique : mécontent d'une observation, Héraclès le tua d'un coup de sa lyre...) |
quamvis |
quand bien même |
huic
mater <adsit>, |
sa mère assisterait l'un |
atque
huic pater adsit, |
et son père l'autre (Apollon, dieu de la poésie) |
Orphei Calliopea, |
pour Orphée, Calliope (Calliope est la muse de la poésie épique/Orphei, translittère un datif grec où le groupe -ei est une diphtongue/ P&L parlent de synérèse/Calliopēă : le ē translittère un êta, c'est-à-dire une voyelle longue.) |
Lino
formosus Apollo. |
pour Linus, Apollon le magnifique. |
Pan etiam, Arcadia mecum si iudice certet, |
Pan même, s'il luttait contre moi, l'Arcadie pour juge, |
Pan etiam Arcadia dicat se iudice victum. |
Pan même s'avouerait vaincu, l'Arcadie pour juge. (Je ne suis pas mécontente de ce distique : le plus strict mot-à mot en deux membres de phrases rigoureusement parallèles, et rigoureusement égaux : Plaudite, cives !) |
Incipe parve puer, |
Vas-y, petit enfant, |
risu cognoscere matrem |
reconnais ta mère d'un sourire (litt. : mets-toi à reconnaître/Jacques Gaillard comprend : « Reconnais ta mère à son sourire. ») |
matri |
à ta mère |
longa decem tulerunt fastidia menses. |
dix mois ont apporté de longues nausées. (Les Anciens calculaient les grossesses en mois lunaires de vingt-huit jours. Certains commentateurs suggèrent que l'attente d'un héros surpasse la durée ordinaire de gestation, comme pour Alcmène et Hercule.) |
Incipe, parve puer : |
Vas-y, petit enfant, |
qui non risere(=riserunt) parenti, |
ceux qui n'ont pas fait risette à maman (parens, de pario désigne d'abord la mère qui a enfanté) (Ce passage pose problème : les manuscrits ont cui parentes, ceux à qui les parents n'ont pas souri, ce qui ne fait pas sens, d'après nous. P. & L. : « Quintilien cite positivement ce vers comme un exemple du changement de nombre dans une phrase : Ex illis enim qui non risere, hic quem non dignata. Quant à parentes dans les manuscrits, ce peut être le fait d'un copiste qui connaissait la fausse leçon cui non ridere parentes, introduite dès l'Antiquité, et qui, croyant à une erreur, s'est permis de corriger parenti en parentes. Scaliger, tout en adoptant qui, conservait parentes dans lequel il voyait un accusatif pluriel, régime de risere. ».) |
nec deus hunc <dignatus> cubili est. |
celui-là, un dieu ne l'a pas jugé pas digne de sa table (hunc : syllepse pour le hos attendu) |
dea nec dignata cubili est. |
et la déesse ne l'a pas jugé digne de sa couche. (risere et dignata est sont des parfaits gnomiques/André Bellesort voyait là un chant de nourrice : « Ceux qui n'ont pas fait risette à maman, le dieu ne l'a pas pris à sa table, ceux qui n'ont pas fait risette à maman, la déesse ne l'a pas pris dans son lit. ») |
N.B. |
Qui faut-il suivre, de la tradition manuscrite, ou du témoignage, unique, de Quintilien ? A notre avis, la traduction manuscrite ne donne pas un sens très satisfaisant : « ceux à qui leurs parents n'ont pas souri » prennent un mauvais départ dans la vie, c'est indiscutable, et des travaux contemporains ont mis ce fait en lumière. Mais que vient faire ce constat tragique en conclusion d'une ode à la paix et au bonheur ? La cohérence n'y est pas, pas plus que la vraisemblance psychologique : si l'on peut inviter un enfant à sourire à ses parents, on ne peut pas l'inviter à se faire sourire par ses parents... Cette leçon cui induit la traduction « reconnais ta mère à son sourire », également peu satisfaisante. Par quel « comportement observable » l'enfant manifestera-t-il cette reconnaissance ? Précisément par... son sourire, dans le rituel familial bien connu : « Fais risette à maman, fais risette à papa... » par quoi les parents s'assurent que l'enfant les distingue bien des autres adultes. Le détour est donc inutile. Tels que nous les comprenons, les derniers vers sont plus logiques : les dieux punissent ceux qui n'ont pas souri à leurs parents, nous reconnaissons là les traditionnelles menaces et promesses des nourrices cherchant à calmer les pleurs d'enfants. |
Les vers 48 et 49, étroitement liés par le sens, apostrophent solennellement l'enfant: le premier des deux vers l'exhorte, le second le qualifie.
Le vers 48 s'ouvre sur un verbe de quatre syllabes, prolongé encore par un élision et dont nous devons attendre le complément honores jusqu'à la fin du vers. Le mot évoque le cursus honorum que va parcourir l'enfant, en bon romain, tandis que l'adjectif magnos suggère une destinée plus haute encore.
Le vers 49 est remarquable par son anomalie significative, le spondée cinquième:
cara de|um subo|les,// mag|num Jovis| incre|mentum.
(Dans tout le corpus des Bucoliques, Virgile n'a composé que trois vers spondaïques.) Ce vers constitue une unité sémantique : il apostrophe, et donc nomme l'enfant merveilleux, en lui associant les trois termes deum, magnum et Jovis. Cependant, l'écriture renverse subtilement les valeurs : deum, Jovis sont au génitif, un cas marquant la dépendance. Ce sont des mots dissyllabiques, et les deux syllabes du second sont brèves, en dépit de la majesté du roi des dieux, privé ici de son épithète magnus : ironiquement, l'adjectif figure bien dans le vers, devant le nom Jovis, mais il porte sur le mot incrementum, qui, lui, compte quatre syllabes. Quatre syllabes, c'est assez inhabituel pour un mot latin, les trois premières syllabes sont longues . Ce nom s'étire ainsi sur un spondée suivi d'un trochée. L'ordre des mots du latin, réclamant que le génitif Jovis soit placé entre l'adjectif magnum et le nom incrementum a pour conséquence l'encadrement des deux syllabes brèves de Jovis par les deux longues de magnum et les trois longues d'incrementum : cet encadrement est un encerclement, on pourrait dire un écrasement, qui donne à penser que l'enfant sera plus grand que son père...
Ici, je ne peux m'empêcher de voir un écho du Prométhée d'Eschyle, la prédiction de Prométhée selon laquelle naitra de Zeus un fils plus puissant que lui qui le détrônera. (Prophétie qui a fait l'objet de la lecture chrétienne que l'on devine... ) Si Virgile a cette prophétie présente à l'esprit, on mesure l'énormité du compliment !
Quoi qu'il en soit, les trois vers suivants renforcent l'idée, en convoquant le monde entier à se réjouir de cette naissance : venturo laetantur ut omnia saeclo, en écho au cinquième vers magnus ab integro saeclorum nascitur ordo. Ici encore, il se rencontre avec Isaïe, 11, 1 :
« Un rameau
sortira de la souche de Jessé, un rejeton jaillira de ses racines. (T.O.B.)
»
Le poète intervient alors en
son propre nom : O mihi tum longae maneat pars ultima vitae..., en écho
au canamus du vers 1, repliant ainsi l'œuvre sur elle-même. Il n'est
pas de héros digne de ce nom sans aède, pas d'Achille sans Homère (et pas d'Énée
sans Virgile...). Se porter volontaire pour célébrer l'enfant qui vient de naître,
c'est augmenter sa gloire, cependant que l'enfant merveilleux se montrera une
source de haute inspiration : Non me carminibus vincet nec Thracius Orpheus/nec
Linus.
Le poète se pose en rival victorieux d'Orphée, de Linus, et de Pan, le dieu des bergers. C'est dire la confiance qu'il place dans son héros ! Nous retrouverons Orphée (et Euridyce) au quatrième livre des Géorgiques ; l'allusion à Linus permet de nommer son père Apollon, dieu de la poésie, tandis que l'allusion à Pan nous ramène au domaine des Bucoliques. Une fois encore, nous parcourons le cycle entier de l'inspiration virgilienne.
Chemin faisant, le poète fait preuve de sa virtuosité, en enchaînant deux parallélismes,
le premier tout en ellipses et entrelacement :
Thracius
Orpheus/
nec Linus
huic
mater/
huic pater adsit
Orphei
Calliopea/
Lino formosus Apollo
(Les éléments de même rang : sujets de vincet, sujets et verbe de la subordonnée introduite par quamvis, appositions aux sujets de adsit sont regroupés, et l'auditeur fait un va-et-vient permanent d'Orphée à Linus.)
le second rigoureusement terme à terme jusque dans la scansion (dactyle, dactyle, spondée, spondée, dactyle, dactyle catalectique) :
Pan etiam, Arcadia mecum
si judice certet,
Pan etiam Arcadia dicat se judice victum.
(Nous mettons en gras les variantes qui différencient les deux vers.)
Après ces cinq vers magistraux, sans transition aucune, le poète s'adresse une dernière fois à l'enfant merveilleux, sujet de son poème dont il assure ainsi la clôture. Dans ces quatre derniers vers, cependant, en contraste avec ce qui précède, nous quittons les sommets de la mythologie et rejoignons l'humanité la plus quotidienne, celle qui berce ses tout-petits (parve puer, noter les allitération en p et r) de doux refrains (Incipe/Incipe), où les femmes enceintes ont des malaises (longa fastidia : quel autre poète a jamais mentionné les nausées matinales ?), où les petits enfants sourient à leur mère. Merveilleux, l'enfant, mais enfant. C'est sur son sourire que s'achève le poème.
Cette troisième partie de l'églogue est moins solennelle que les deux précédentes, mais Virgile en fait une sorte de manifeste poétique, usant de tous les styles, et jouant des ressources de sa métrique et de sa syntaxe : la dernière syllepse est passée en exemple. Le charme en est plus secret, mais c'est là qu'éclate la grandeur du poète.
Nous voici au terme de cette étude. Nous espérons avoir su mettre en valeur quelques-unes des richesses de ce texte au prestige millénaire.
Nous déconseillons cependant fortement aux candidats de s'astreindre à retenir tout ceci par cœur (NDLR: il faudrait avoir une masse encéphalique conséquente!): nous leur avons fourni des indications, des pistes, à eux de creuser le filon et de rapporter au jour leurs propres pépites (NDLR: nous en acceptons l'augure!) !
Bon courage !