Les Bucoliques

Traduction par M. le chevalier de Langeac, Michaud, 1832

Eglogue première

Tityre et Mélibée

Mélibée

Quoi ! Tityre, en repos sous la voûte d’un hêtre,

Tu cherches des accords sur ta flûte champêtre !

Et nous, abandonnant ces beaux lieux, ce beau ciel,

Et la douce prairie, et le sol paternel,

Nous fuyons, et tes chants font encore, sous l’ombrage,

Du nom d’Amaryllis retentir ce bocage.

Tityre

O Mélibée ! un Dieu nous a fait ce loisir !

Oui, c’est le Dieu puissant que je veux me choisir :

Lui seul de mes agneaux obtiendra les prémices.

Si tu vois dans mes prés s’égarer mes génisses,

Si ma flûte aujourd’hui s’anime sous mes doigts,

C’est à lui, Mélibée, à lui que je le dois.

Mélibée

Dans le public effroi, dans la douleur commune,

Moins jaloux que surpris, j’admire ta fortune.

Mes chèvres, que voilà, suivent mon  triste sort ;

Celle-ci, qu’après moi je traîne avec effort,

Avortant sur un  roc, laisse dans la bruyère

Deux petits nés ensemble, et mourants sur la pierre.

Hélas ! de mon troupeau c’était le faible espoir !

Aveugle que j’étais ! je devais tout prévoir :

Les menaces des Dieux n’étaient point incertain es,

Quand la foudre à ma gauche a frappé nos vieux chênes ;

Ou que, des noirs complots sinistres précurseurs,

Les cris de la corneille ont prédit nos malheurs.

Mais ce Dieu, quel est-il ? Que Tityre le nomme.

Tityre

Cette ville aux sept monts, et qu’ils appellent Rome,

Je me la figurais, habitant des hameaux,

Telle que la cité qui reçoit nos agneaux :

Ainsi je comparais le cèdre à la charmille ;

La chienne qui nourrit, à sa jeune famille ;

J’osais, par les petits, juger des grands objets.

Mais, tel qu’un chêne antique, au milieu des forêts,

Couvre de ses rameaux la timide bruyère,

Rome sur les cités lève sa tête altière.

Mélibée

Et quel vif intérêt dans ses murs t’a conduit ?

Tityre

La liberté ! Bien tard son doux rayon me luit ;

Le temps de ses frima            s couvre ma barbe grise ;

Mais d’un regard enfin le ciel me favorise,

Depuis qu’Amaryllis, oubliant sa rigueur,

Des fers de Galatée a délivré mon cœur.

Oui, tant que sous ses lois je demeurai fidèle,

En vain de mes brebis j’épuisais la mamelle :

Esclave sans espoir, en vain de mon troupeau

Chaque jour la cité recevait un agneau ;

Jamais vers ma famille, en secret affligée,

Ma main d’un juste prix ne retournait chargée.

Mélibée

Et moi, je m’étonnais quand tes cris et tes vœux

O triste Galatée, invoquaient tous les Dieux !

Je conçois maintenant tes soupirs et tes larmes,

Et comment tes beaux fruits, pour toi privé de charme,

Aux rameaux oubliés, y restaient suspendus !

Tityre, dès long-temps, ne reparaissait plus.

Oui, Tityre, c’est toi, c’est toi que sur ces rives

Appelaient nos vergers, nos fontaines plaintives.

Tityre

Que faire, O Mélibée ? Accablé de revers,

Quelle main protectrice eût fait tomber mes fers ?

J’ai vu ce jeune Dieu, ce Dieu qui, d’âge en âge,

Douze fois tous les ans recevra mon hommage ;

A peine eus-je exposé la rigueur de ses lois,

Soudain, me rassurant du geste et de la voix :

«Il suffit, je sais tout et je connais vos peines,

Dit-il ; comme autrefois, rentrez sur vos domaines ;

Allez, enfants, allez, reprenez vos travaux,

Et la paix vous rendra de plus nombreux troupeaux. »

Mélibée

Heureux vieillard ! ainsi ton antique héritage,

Le champ de tes aïeux, restera ton partage !

Nos malheurs désormais n’en sauraient approcher.

Que t’importe alentour ce long mur de rocher ?

Que chargé de roseaux un noir marais l’inonde ?

Ce champ qui te suffit sera pour toi le monde.

Tes agneaux, à ta voix, prompts à s’y rassembler,

A des troupeaux impurs n’iront point se mêler !

Heureux vieillard ! ici, dans ces tranquilles plaines,

Entre des flots connus et les dieux des fontaines,

Tu vivras entouré d’ombrage et de fraîcheur !

Là, de son dard aigu picotant chaque fleur,

Pour assoupir tes sens, la diligente abeille

D’un sourd bourdonnement flattera ton oreille ;

Là, d’un roc alongé tes bûcherons couverts

De leurs joyeux refrains ébranleront les airs,

Et, sous l’antique ormeau, tes palombes heureuses

Roucouleront autour leurs plaintes langoureuses.

Tityre

Oui, le cerf dans la nue atteindra les oiseaux,

Les poissons altérés fuiront le sein des eaux,

De l’Euphrate orageux les ondes fugitives

De la Saône et du Rhin iront chercher les rives,

Avant que de mon cœur ses traits soient effacés.

Mélibée

Et nous, dans les déserts nous fuyons dispersés !

L’un du noir Africain troublera la retraite ;

L’autre au bord de l’Oaxe ira chercher la Crète,

Ou de notre univers le Breton séparé.

C’en est fait. Quoi ! jamais, jamais je ne pourrai

Contempler seulement le toit qui m’a vu naître ;

Mes champs, mon beau verger, mon royaume champêtre ?

Un barbare, un soldat viendra sur mes sillons

Arracher mes épis, dévorer ces moissons !

Juste ciel ! voilà donc où nous réduit la guerre,

Et pour qui de mes bras j’ai tourmenté la terre !

Va, poursuis, Mélibée ; oui, qu’un maître nouveau

Trouve pour lui ta vigne alignée au cordeau ;

Greffe des fruits plus doux sur tes poiriers sauvages !

Adieu, grotte chérie ! adieu, riants bocages !

C’est là que mes accents respiraient le bonheur :

Plus de vers, plus de chants ! Là, tranquille pasteur,

Je voyais mes brebis sur ces monts répandues,

A ces rochers lointains mes chèvres suspendues.

Troupeau jadis heureux ! oubliez à la fois

Et la fleur du cytise, et le saule, et ma voix !

Tityre

Mais tu peux, cette nuit, différer ton voyage ;

Accepte à mes côtés un lit de vert feuillage.

Nous aurons des fruits mûrs, nouvellement cueillis ;

Ceux de mon châtaignier sous la cendre amollis ;

Du lait, qu’un sel piquant durcit dans mes corbeilles,

Et le miel onctueux de mes jeunes abeilles.

La fumée, en tournant, s’élève des hameaux,

Et l’ombre immense au loin descend de nos coteaux.