Vers 40-58

le texte mot-à-mot mot-à-mot commenté traduction par groupe de mots scansion commentaire

(texte brut et mot-à-mot basique: HS)

Tityrus

Quid facerem? neque servitio me exire licebat
nec
tam praesentes alibi cognoscere divos.
Hic
illum vidi juvenem, Meliboee, quotannis
bis
senos cui nostra dies altaria fumant.
Hic
mihi responsum primus dedit ille petenti:

«pascite ut ante boves, pueri, submittite tauros 

Meliboeus
Fortunate senex, ergo tua rura manebunt
et
tibi magna satis, quamvis lapis omnia nudus
limosoque
palus obducat pascua junco.
Non
insueta graves temptabunt pabula fetas

nec mala vicini pecoris contagia laedent.
Fortunate
senex, hic inter flumina nota
et
fontes sacros frigus captabis opacum;
hinc
tibi, quae semper, vicino ab limite saepes
Hyblaeis
apibus florem depasta salicti

saepe levi somnum suadebit inire susurro;
hinc
alta sub rupe canet frondator ad auras,
nec
tamen interea raucae, tua cura, palumbes
nec
gemere aeria cessabit turtur ab ulmo.

mot-à-mot

Quid facerem? Que pouvais-je faire ? Neque licebat me exire servitio il n'était pas permis ni que je sorte de la servitude nec cognoscere alibi divos tam praesentes ni de connaître ailleurs des dieux si propices. Hic  vidi, Meliboe, illum juvenem, ici j'ai vu, Mélibée, cet illustre jeune homme cui senos bis dies quotannis pour lequel pendant deux fois (par!) six jours chaque année nostra altaria fumant. nos autels fument, Hic primus ille mihi dedit ici, le premier, celui-ci m'a donné responsum petenti +cette réponse à ma demande pueri, pascite ut ante boves, enfants, faites paître comme avant vos boeufs, submittite tauros. élevez des taureaux. Meliboeus: Fortunate senex, Mélibée: Heureux vieillard ergo tua rura manebunt donc tes champs resteront +tiens et satis magna tibi et suffisamment grands pour toi quamvis lapis nudus que palus junco limoso quoique la pierre nue et le marécage au jonc boueux obducat omnia pascua recouvrent tous tes pâturages. pabula insueta non temptabunt fetas graves des fourrages/nourritures inhabituels ne tenteront pas +tes+ brebis gravides nec contagia mala pecoris vicini laedent ni les maladies pernicieuses d'un troupeau voisin ne +les lèseront/atteindront. Fortunate senex, Heureux vieillard hic inter flumina nota ici parmi des fleuves connus/que tu connais et fontes sacros et les fontaines sacrées captabis frigus opacum tu rechercheras un froid/fraîcheur opaque/ombragée; hinc saepes salicti depasta florem là, la haie de saule butinée quant à sa fleur apibus Hyblaeis par les abeilles de l'Hybla quae semper ab limite vicino qui existe toujours depuis la limite du champ voisin tibi suadebit saepe te persuadera souvent inire somnum levi susurro d'entrer dans le sommeil par son léger bourdonnement; hinc sub alta rupe là sous la haute roche frondator canet ad auras l'émondeur chantera vers les cieux; tamen interea nec palumbes raucae, tua cura, cependant, pendant ce temps, ni les palombes à la voix rauque, ton souci=l'objet de tes soins! nec turtur cessabit gemere ab ulmo aeria ni la tourterelle ne cessera de gémir depuis l'orme aérien.

mot-à-mot commenté

Quid facerem? Que pouvais-je faire (subjonctif de délibération, traduit communément par un infinitif en français: que faire, l'émetteur étant implicitement le sujet) neque licebat me exire servitio il n'était pas permis ni que je sorte de la servitude/esclavage (cf. SERVUS. NEQUE... NEC: anaphore négative en structure binaire, cf. les deux HIC ultérieurs en attaque de vers; LICET peut être construit soit avec un datif soit avec proposition infinitive comme ici ) nec cognoscere alibi divos tam praesentes ni de connaître ailleurs des dieux si propices (pour «efficace», théologiquement connoté depuis Pascal; ALIBI est en facteur commun aux deux infinitifs et s'oppose aux HIC suivants; DIVOS: adjectif substantivé). Hic  vidi, Meliboe, illum juvenem, ici j'ai vu, Mélibée, cet illustre jeune homme (le sens emphatique, laudatif, d'ILLE est incontournable ici et doit transparaître dans la traduction) cui senos bis dies quotannis pour lequel pendant deux fois (par!) six jours chaque année (BIS est multiplicatif avec les distributifs, QUOT renforce la distribution) nostra altaria fumant. nos autels fument (divinisation prémonitoire d' Octave,  futur Auguste en -27, cf. son apothéose par le Sénat, ce après sa mort en +14), Hic primus ille mihi dedit ici, le premier, celui-ci m'a donné responsum petenti +cette réponse à ma demande (à moi demandant, participe en accord avec MIHI) « pueri, pascite ut ante boves, enfants, faites paître comme avant vos boeufs (PUERI, vu l'âge bien mûr de Tityre, est surprenant: terme affectueux, protecteur d'Octave à l'égard des demandeurs, qui seraient ses fils spirituels? Tityre au milieu d'une groupe plus jeune dont il aurait été le porte-parole? PUERI peut certes signifier aussi esclaves, mais on ne voit vraiment pas comment et pourquoi Octave les recevrait! Ou il recevrait des affranchis comme CLIENTES? Au-delà de la pertinence de l'apostrophe, le message est clair: Octave prône le retour à la terre, programme qui ne deviendra vraiment opérant qu'après sa victoire sur Antoine et Cléopâtre à Actium en -31! D'aucuns s'en souviendront, pour le plus grand malheur de la France) submittite tauros. élevez des taureaux (pour une meilleure reproduction; SUBMITTO signifiant ici envoyer de dessous, donc faire croître/pousser) Meliboeus: Fortunate senex, Mélibée: Heureux vieillard (maladroit après le PUERI!) ergo tua rura manebunt donc tes champs resteront +tiens (TUA épithète et attribut du sujet!) et satis magna tibi et suffisamment grands pour toi (idéal d'autarcie, d'élevage extensif sans productivisme) quamvis lapis nudus que palus junco limoso quoique la pierre nue et le marécage au jonc boueux (nous optons pour un ablatif de qualité et non de moyen, qui ne pourrait jouer qu'avec PALUS) obducat omnia pascua recouvrent tous tes pâturages (recouvrent: accord avec le plus rapproché... Notons que le travail permet d'échapper à la misère - au rebours d'un barrage contre le Pacifique, malgré la piètre qualité du terrain; donc un idéal de frugalité, nous ne sommes pas dans un pays de Cocagne. pabula insueta non temptabunt fetas graves des fourrages/nourritures inhabituels (dont elles n'ont pas l'habitude, d'où diarrhées) ne tenteront pas +tes brebis gravides nec contagia mala pecoris vicini laedent ni les maladies pernicieuses d'un troupeau voisin (dû au voisinage, d'où contacts, avec un autre troupeau) ne +les lèseront/atteindront. Fortunate senex, Heureux vieillard hic inter flumina nota ici parmi des fleuves connus/que tu connais (donc sans le piège d'un trou d'eau inconnu) et fontes sacros et les fontaines sacrées (donc consacrées chacune à une nymphe) captabis frigus opacum tu rechercheras un froid/fraîcheur opaque/ombragée; hinc saepes salicti depasta florem là, la haie de saule butinée (amusant, ce participe passé passif de DEPASCO avec un accusatif de relation!) quant à sa fleur apibus Hyblaeis par les abeilles de l'Hybla quae semper ab limite vicino qui existe toujours depuis la limite du champ voisin (Virgile tient à souligner la permanence, par delà les tribulations du temps, de ce type de clôture; de plus, la propriété se marque par la séparation, de tout temps!) tibi suadebit saepe te persuadera souvent inire somnum levi susurro d'entrer dans le sommeil par son léger bourdonnement (de fait, c'est bien la haie qui donne l'impression de bourdonner); hinc sub alta rupe là sous la haute roche frondator canet ad auras l'émondeur chantera vers les cieux; tamen interea nec palumbes raucae, tua cura, cependant, pendant ce temps, ni les palombes à la voix rauque, ton souci=l'objet de tes soins! (NEC en anaphore) nec turtur cessabit gemere ab ulmo aeria ni la tourterelle ne cessera de gémir depuis l'orme aérien (les noms d'arbres sont féminins en latin).

traduction par groupe de mots

la parole est à Chantal Osorio:

 

Tityrus

Quid facerem? neque servitio me exire licebat
nec tam praesentes alibi cognoscere divos.
Hic illum vidi juvenem, Meliboee, quotannis
bis senos cui nostra dies altaria fumant.
Hic mihi responsum primus dedit ille petenti:

'pascite ut ante boves, pueri, submittite tauros.' 

Quid facerem?

Que pouvais-je faire ?

neque seruitio me exire licebat

Il ne m’était permis ni de sortir de l’esclavage

nec tam praesentes cognoscere diuos

ni de connaître des dieux si favorables

alibi .

ailleurs.

Hic illum uidi iuuenem, Meliboee,

C’est là que j’ai vu ce jeune homme, Mélibée,

quotannis bis senos cui dies

pour lequel chaque année, un jour par mois,

nostra altaria fumant.

nos autels fument (vont fumer).

Hic responsum primus dedit ille

C’est là que celui-ci le premier a donné une réponse

mihi petenti :

à moi qui présentait ma requête :

'pascite ut ante boves, pueri,

Faites paître comme avant vos bœufs, enfants,

submittite tauros.' 

élevez des taureaux.

 

Meliboeus
Fortunate senex, ergo tua rura manebunt
et tibi magna satis, quamvis lapis omnia nudus
limosoque palus obducat pascua junco.
Non insueta graves temptabunt pabula fetas

nec mala vicini pecoris contagia laedent.
Fortunate senex, hic inter flumina nota
et fontes sacros frigus captabis opacum;
hinc tibi, quae semper, vicino ab limite saepes
Hyblaeis apibus florem depasta salicti

saepe levi somnum suadebit inire susurro;
hinc alta sub rupe canet frondator ad auras,
nec tamen interea raucae, tua cura, palumbes
nec gemere aeria cessabit turtur ab ulmo.

Fortunate senex,

Heureux vieillard,

ergo tua rura manebunt

ainsi donc tes champs te resteront

et tibi magna satis,

et pour toi ils seront assez grands,

quamvis lapis nudus  -que palus

bien que la pierre nue et les marécages

omnia limoso obducat pascua iunco.

couvrent tous tes pâturages de joncs limoneux.

Non insueta temptabunt pabula

Des pâturages inconnus ne mettront pas à l’épreuve

gravis fetas

les femelles pleines

nec mala vicini pecoris contagia

et les maladies contagieuses du troupeau voisin

laedent.

ne toucheront pas (ton troupeau/le tien).

Fortunate senex,

Heureux vieillard

hic inter flumina nota

Iii, entre les fleuves que tu connais

et fontes sacros

et les fontaines sacrées

frigus captabis opacum;

tu profiteras de la fraîcheur ombragée.

(de la fraîcheur de l’ombre / de l‘ombre fraîche)

hinc tibi, quae semper,

Là, pour toi, (la haie) qui (le fait) toujours

Là pour toi, comme toujours,

vicino ab limite

depuis les limites du champ voisin

saepes salicti

la haie de saule

florem depasta

butinée quant à sa fleur

dont la fleur est butinée

Hyblaeis apibus

par les abeilles du mont Hybla*

montagne de Sicile ! c’est l’Hymette qui est en Grèce !

saepe somnum suadebit inire

te convaincra souvent de te laisser aller au sommeil

levi susurro;

de son léger bourdonnement ;

hinc alta sub rupe

là aux pieds de la haute roche

canet frondator ad auras,

l’émondeur lancera son chant dans les airs,

nec tamen interea

et cependant, pendant ce temps

raucae palumbes,

ni les palombes au son rauque,

tua cura, cessabit

objets de tes soins,

nec turtur

ni la tourterelle

gemere cessabit

ne cesseront de gémir

aeria ab ulmo.

depuis l’orme aérien. (du haut de l’orme)

*

« Je suis né libre au fond du golfe aux belles lignes
Où l’Hybla plein de miel mire ses bleus sommets »

              Deux vers tirés d’un sonnet (l’esclave) de J.M de Heredia (Les Trophées

L’Hybla est renommé pour ses abeilles et son miel. 

Commentaire

 « L’heureux sort de Tityre »

Introduction

Comme la précédente, en ajoutant la situation de l’extrait….

Axes: Mélibée, chantre du bonheur de Tityre; deux réalités à vivre antagonistes, ce à la louange d'Octave (futur Auguste)

Le passage est à l’évidence dominé par l’expression du bonheur de Tityre, aussi bien dans la réplique de Tityre que dans la réponse de Mélibée. Mais n’oublions pas que l’expression du bonheur peut être aussi l’expression implicite de ce qu’est le malheur.

I) Mélibée met en évidence l’aspect le plus concret du bonheur qui attend Tityre

 Un hymne au bonheur de Tityre prononcé par Mélibée, scandé par les deux exclamations répétées « Fortunate senex »

  1-1 - Après la première exclamation, évocation du bien conservé par Tityre :

.  SES TERRES :  mise en valeur des conséquences de la parole du dieu : « ergo » juste entre coupe pent et hepht; vers très équilibré, d’un côté « fortunate senex » et après ergo, énoncé de ce qui justifie ‘fortunate’ : « tua rura manebunt », dans une construction simple, et qui justement, dans sa simplicité même, précise la nature et l’ampleur du bonheur de Tityre : « tua », il reste propriétaire de son bien ; « tua rura » au pluriel valorise ce bien, même modeste .

Et certes,  ce bien est pauvre : plus de pierres, de joncs et de marais que de terres fertiles (2 vers ½ pour les évoquer + quamvis , placé entre deux coupes, et mot de deux syll. longues).

Mais l’essentiel est dans « Et tibi magna satis » (juste avant la coupe pent), avec « et tibi » en dactyle initial ;  + abondance de dactyles comme pour rendre plus légers les inconvénients des terres de Tityre.

.  SON TROUPEAU :   les « non / nec » qui commencent  les vers 49 t 50  = ce que ne connaîtra pas Tityre pour son troupeau :

d’abord le changement perpétuel de pâtures: « non insueta … temptabunt pabula » ; la coupe met en valeur au début du vers les deux éléments essentiels « non insueta » + « graves » : la stabilité du troupeau assurera sa fertilité  -abondance de longues- .

ensuite, cette fertilité ne sera pas mise en péril par les risques de maladie multipliés par la promiscuité constante avec des troupeaux inconnus et toujours changeants (mala + contagia + laedent : redondance qui trahit la peur constante du berger : que ses bêtes soient mises en danger - par la négligence d’autrui, ce qu’il ne peut contrôler, risque multiplié lors des déplacements-).

1-2 : Après la deuxième exclamation, mise en valeur de la vie qui attend Tityre = tous les éléments du bonheur immédiat :

-          un monde défini, délimité (lieu et temps) : « hic, inter, hinc, hinc / quae semper »

-         un monde connu « inter flumina nota » (trois mots pieds)

-         un bonheur simple : être chez soi ; pouvoir prendre le frais ; n’entendre que des bruits familiers ; pouvoir s’adonner à la sieste, en accord avec la nature qui s’y prête ; vivre dans un monde où chacun est en harmonie avec les autres – (toutes choses qui ne sont possibles que dans la ‘concordia’ ; cf la fin de cette bucolique )- : le chant de l’émondeur ne gène pas (nec tamen interea) le roucoulement des colombes, qui se mêle (reprise de nec) au chant des tourterelles. Harmonie rendue par des allitérations (harmonie imitative de l’allitération en S pour les abeilles, en R pour les chants de l’émondeur et des oiseaux)

-         un bonheur durable rendu sensible par l’évocation des vers 51-58, qui s’élèvent comme s’élève l’espoir d’un bonheur sans fin: d’abord, en bas, les fleuves connus, les fontaines, et Tityre à l’ombre (évocation qui reprend la posture dans laquelle Tityre a été décrit dans les premiers vers) ; un peu plus haut, les haies de saules, leurs fleurs et les abeilles ; encore plus haut, alta sub rupe, le chant de l’émondeur qui s’élève, puis celui des « palumbes » et enfin celui de « turtur » qui s’élance de haut « aeria … ab ulmo » (l’hyperbate met en valeur « aeria », juste avant la coupe).

II) Le véritable bonheur de Tityre / le malheur de Mélibée

2-1 : Le véritable bonheur de Tityre

Cette montée en perspective des vers 51-58  n’a-t-elle pas un sens plus symbolique ?

- En effet, si la situation de Tityre est si enviable, c’est qu’elle n’est pas limitée au matériel ; elle ouvre une possibilité sur autre chose de plus fondamental, et que le texte réunit dans cette vision de Tityre, invité par le bourdonnement des abeilles à sortir de lui-même grâce à un léger somme, et en même temps baigné dans un monde de musique grâce aux chants conjugués de l’émondeur, des colombes et des tourterelles ; il ne faut pas oublier la première vision que nous avons eue de Tityre, allongé à l’ombre et composant de la musique (de la poésie), et qui nous est rappelée ici :  tel est en effet le bonheur suprême, se consacrer aux Muses, écrire de la poésie.

- Mais pour ce faire, il faut avoir du temps ; or c’est le deuxième luxe de Tityre : son bonheur est inscrit dans la durée : noter l’abondance des verbes au futur (7 verbes en 13 vers), à commencer par le premier de la tirade de Mélibée : « (tua rura)  manebunt » : le sens de ce verbe et son  temps insistent sur l’aspect « durable » de ce bonheur, qui place Tityre hors des affres de l’angoisse et le laisse ainsi libre de composer.

2-2 : L’étendue du malheur de Mélibée

Ce qui fait la perfection du  bonheur de Tityre nous permet donc de mieux comprendre, même si cela reste implicite, ce qui fait le malheur extrême de Mélibée… Car il suffit d’inverser les deux tirades pour avoir la mesure du malheur de Mélibée :

- En premier lieu, tout ce qu’a Tityre est précisément tout ce que n’aura plus son ami :

Il ne restera pas chez lui, sur la terre de ses pères, dans un domaine qu’il connaît ; il traversera des terres qui lui seront étrangères et donc hostiles ; son troupeau sera exposé à une nourriture insuffisante, à des maladies imprévisibles, ce qui mettra en péril son existence même (puisque les femelles seront exposées).

Pour Mélibée, les jours à venir ne seront que marche sans fin, sans possibilité de prendre du repos et de refaire ses forces ; il n’aura plus le temps de profiter des joies de la nature ; les chants ne seront pas pour lui… rien ne viendra « tirer » Mélibée vers le haut, vers le ciel, les airs… Et il n’a pas de dieu pour le protéger du départ et lui promettre la fertilité de son bien

- Ainsi, et surtout, Mélibée est privé de ce qui est l’essentiel aux yeux du poète, le temps, le temps libre, le temps de l’otium, de la composition, de la création poétique. Or dans ses propos, Mélibée montre une grande aptitude à la poésie, aussi bien quand il se livre à l’évocation charmante des siestes de Tityre au sein de la nature bienveillante, que lorsqu’il exprime l’angoisse du proscrit (cf fin du poème).

Mélibée a toutes les capacités de Tityre ; mais il n’a pas l’essentiel : un dieu protecteur, assez puissant pour lui donner le bien suprême, le temps, le futur rassurant qui lui-même permet l’écriture poétique.

Cette confrontation de leurs deux sorts justifie donc amplement que les propos de Tityre soient entièrement tournés non vers l’évocation de son bonheur, mais vers l’expression de la reconnaissance qu’il éprouve pour le dieu à qui il doit son état enviable, et vers la manifestation de cette reconnaissance.

III) Tityre, lui, est essentiellement centré sur celui à qui il doit son  bonheur

3-1 : Un bonheur qui n’a pas été facile à conquérir pour Tityre

- Il lui a fallu abandonner passagèrement Amaryllis, au prix de ses larmes - (voir vers 36-39) - ; difficulté évoquée discrètement dans le « quid facerem ? » qui commence sa réplique (équilibre du dactyle + la longue [-uu-], avant la coupe tri) – + subjonctif imparfait exprimant l’impossibilité de choisir une autre solution.

- Mais il a su peser les risques et choisir le bonheur durable au prix d’un malheur passager : la répétition « neque exire / nec cognoscere » ( le tout dépendant de licebat –idée de permission mais aussi de droit légal -  + noter l’imparfait évoquant un état durable mais passé + tour négatif, montrant à quel point Tityre n’a pas le choix)  montre l’impasse dans laquelle il se serait trouvé s’il n’avait pas accepté de partir ; les coupes du vers 40 isolent « neque servitio » comme définissant le sort auquel Tityre était voué s’il n’avait pas fait les efforts nécessaires, puisque les « praesentes divos » sont à Rome et à Rome seulement (noter le « alibi » entre deux coupes au vers 41,  / Au « nec…alibi » s’oppose les deux « hic » annonçant ce qui s’est passé à Rome ).

3-2 : un bonheur dû à un bienfaiteur exemplaire

- louange avérée de son bienfaiteur, à travers l’évocation de la rencontre :

la distance entre les deux protagonistes est marquée d’ emblée par le parallélisme « hic illum vidi juvenem » // « hic mihidedit ille petenti » : 

La première proposition présente Tityre comme sujet de l’action –sans le nommer-, en outre l’ action est limitée à voir « illum juvenem » ; action brève, limitée à la première partie du vers jusqu’ à la coupe + pas de lien explicité entre Tityre et « ille » ; Tityre reste à une place inférieure.

En contraste, le vers 44 précise le sujet de l’action « ille » valorisant; ce « ille » « responsum  dedit » (responsum : aussi bien réponse d’un oracle que d’un juriste ; donc ille a une double compétence religieuse et juridique…) ; mais ce groupe est complété par « mihi petenti » (don du dieu à celui qui demande, établissement d’un lien) , et « ille » est développé par « primus », qui montre sa singularité et sa bonté ;  l’action du jeune dieu est beaucoup complète ; et le vers qui lui est consacré est savamment élaboré, alternant ce qui vient de Tityre et ce qui vient du dieu, et replaçant chacun dans sa juste dimension : Tityre n’est que celui qui « petenti » -dans la posture du suppliant, « ille », celui qui « primus dedit » -dans la posture du dieu qui exauce.

3-3 : Une parole qui fait naître la reconnaissance

L’ordre suivi par Tityre pour livrer les deux informations (la parole dite / la reconnaissance qui en naît) peut surprendre puisque la chronologie est inversée : ce n’est qu’au dernier vers de sa réplique qu’on entend la parole « divine », source de la reconnaissance. Mais la logique du cœur est respectée ; car les deux parfaits : « vidi » et « dedit »  ont bien présenté l’action comme achevée et Tityre vit déjà les fruits de cette bienveillance.

- c’est donc d’abord la reconnaissance qui est exprimée, après « vidi » ; et l’engagement est pris de vouer un culte « cui nostras altaria fumant », régulier « quotannis bis senos dies » à celui à qui Tityre doit tout : coupe avant « cui », mettant le relatif (destinataire de l’offrande) en valeur/ expression de la fréquence de l’offrande volontairement étirée (comme l’engagement le sera dans le temps) avec l’expression complexe « quotannis bis senos…dies » ; utilisation d’un présent « fumant » (spondée final et mot-pied)  pour une action qui est à peine commencée (présent à valeur de futur proche, actualité de la décision dans le cœur de Tityre, engagement présenté comme réalisé).

-  Ensuite seulement est révélée la réponse apportée, dont tous les termes sont faits pour être rassurants : « Pascite, ut ante, boves, pueri ; submittite tauros » : abondance de dactyles jusqu’à la coupe qui met en valeur « pueri » terme surprenant pour un « senex » mais dans lequel s’exprime toute la bienveillance du dieu (et la distance qu’il y a entre lui qui est « juvenem » -dans toute sa vigueur- et Tityre, situé dans sa dépendance, qu’il soit nommé « puer » ou « senex »)  ; double impératif « pascite /submittite » qui projette Tityre dans un avenir fécond ; référence au passé « ut ante » rassurante puisqu’elle protège contre l’inconnu; référence implicite à l’avenir avec le 2° ordre « submittite tauros » (de nouveau spondée final et mot-pied ), promesse de fécondité pour le troupeau…

Et si ces paroles étaient aussi à prendre au second degré ? c'est-à-dire, non pas seulement à appliquer au  troupeau, mais aussi à l’esprit de Tityre : nourris-toi de la nature, et produits de beaux vers ?

Conclusion (à trier)

- Une poésie  bucolique : on la voit inspirée par tous les éléments de la nature ….

- Une poésie inscrite dans une époque historiquement troublée : expression d’une reconnaissance personnelle …

- Une poésie universelle, qui rejoint à travers  Mélibée la figures intemporelle de tous les exilés…

- Une poésie qui a pour but la Poésie même, présentée comme la source ultime du bonheur, à travers le bonheur de Tityre…

                          ------------------------------------------------------------

Scansion :                   coupes

40        d d d s d t        tp

            s s d s d s       ph

            s s d d d s       tph

            s d d s d s       th

            d s s d d s       ph

45        d d d s d s       ph

            s d s d d s       ph

            d ds d d t        ph

            s d s s d s       p

            s d s s d s       p

50        d s d s d s       ph

            s d s s d t        p

            s s s s d t           ph

            d s s s d s       tp

            s d s s d s       ph

55        d s s d d s       tp

            s s d s d s       h

            d d s d d s       ph

            d d s s d s       p